Tant qu'il nous reste une seconde de souvenir dans le crâne - Slavina

Dieu merci Jelenko me laisse au moins monter seule dans la chambre, et j'avoue que j'ai peur, vraiment peur. Mes pensées fusent à toute vitesse, a-t-il placé des micros pour s'assurer que je ne relate pas notre conversation à Slavenko ? Etant donné que je l'ai fait chez moi, ça ne me semble pas si insensé. Moi, j'ai profité du trajet en voiture pour envoyer la conversation enregistrée à plusieurs endroits et être certaine qu'elle ne se perde pas. Après ces quelques minutes... intenses, ma paranoïa me semble tout à fait justifiée. Je ne me suis pas montrée suffisamment docile, je le sais, et je suis particulièrement méfiante, sur mes gardes.

La vue de Slavenko sur son lit d'hôpital me retourne l'estomac une nouvelle fois, et plus encore après les propos que son père m'a balancés à la figure. Je m'approche de lui, prends sa main dans la mienne, me penche pour lui offrir le baiser qu'il réclame, ma poitrine se soulevant d'un hoquet de soulagement. J'ai eu peur qu'on ne me laisse jamais le revoir... Et j'ai peur, en cet instant, de le voir pour la dernière fois. Peut-être me laisse-t-on seulement une chance de lui dire adieu ? Je suis désolée, je ne voulais pas te laisser, j'ai demandé à rester près de toi mais... J'ai pas pu. Je ne dis rien de plus, le laisse s'imaginer que c'est le Doc' qui n'a pas voulu que je reste, mais je ne peux pas le laisser croire que je l'ai sciemment abandonné. Si j'avais eu le choix, jamais je n'aurais quitté son chevet ! Je tends les doigts, caresse sa joue tout doucement, dans un sourire, le regard un peu mouillé mais rien de grave. Tu as l'air d'aller mieux, oui... On m'a dit que la fièvre était tombée, c'est bien... Comment tu te sens... vraiment ? Est-ce que tu as besoin de quelque chose ?

"Je sais srce, Camenko a eu raison d'insister que tu ailles te reposer" Comment ça j'ai pas la bonne version de l'histoire ? "Ça aurait servi à rien que tu restes là pendant que je pionçait ! Ça va, je t'assure. Je me sens mieux, le Doc fait du bon boulot." Appuyé au dossier relevé de mon lit, les coussins me soutenant, je penche seulement la joue pour l'appuyer plus fort contre sa main d'un geste câlin. Je lui souris tendrement, ravi de sa présence "Tu vas jouer les infirmières ?" Je sens que ma convalescence va être longue et donc pénible vu mon niveau de patience. Mais je suis encore trop fatigué pour m'en plaindre réellement. "Non, non ça va, j'ai besoin de rien. Tu sais, si tu as des trucs à faire, tu n'es pas obligée de rester ici tout le temps." Je m'inquiète de son travail, je suis sur que les Tigrovi ont fait le ménage comme il faut. D'ailleurs à ce propos "Est-ce que y avait que ce gars là avec qui tu t'es embrouillée zlato ?"

​Je fronce les sourcils, une lueur de colère passant dans mon regard envers Camenko, parce que Slavenko est persuadé que son frère est de son côté, son seul véritable allié, alors qu'en réalité il lui ment de la même façon que tous les autres. Oh, ils diront tous que c'est pour son bien-être, parce que tout le monde le traite comme un gamin incapable de savoir lui-même ce qui est bon pour lui ou non. Ma confiance en son frère a fondu comme neige au soleil, je suis maintenant convaincue qu'il couvrira son père s'il m'arrive quoi que ce soit. Pour la sauvegarde de la famille, ou une connerie dans ce genre-là. Mais je ne démens pas, pas tout de suite en tout cas. Je réponds seulement d'un ton un peu boudeur. Je me reposais très bien près de toi... Je m'étais même endormie, si vous voulez tout savoir.

Son geste tendre me serre la gorge, et je hoche la tête dans un sourire. Tu sais bien que oui... Je vais prendre soin de toi, c'est promis... Je cille légèrement, repensant aux propos de son père, parce qu'au fond il a raison, je crois que je prends soin de lui, que je m'occupe de lui... Mais il finit toujours blessé par ma faute. Je sais... Je ne crois pas que je pourrais rester ici beaucoup, Slavenko... Et je vous jure que ça me fend le cœur, mais je sais que Jelenko ne me laissera pas rester. A partir de maintenant, mes visites sont surveillées, ​​​et nécessitent l'accord du chef si j'ai bien compris. Je secoue la tête. T'en fais pas pour ça, y avait personne d'autre, c'est fini. Je ne veux pas qu'il se mêle de cette histoire plus qu'il ne l'a déjà fait, ou qu'il demande encore de l'aide aux Tigrovi pour me tirer d'affaire. Là aussi, les propos de son père ont été très clairs, je ne suis pas sous la protection du Klan. Je ferme les yeux une seconde pour maîtriser à la fois mes tremblements et les larmes qui voudraient sortir. Une fois que je suis plus ou moins sûre de pouvoir parler sans me mettre à pleurer malgré ma voix tremblante, je me penche vers lui, serre sa main dans la mienne pour murmurer : Slavenko, tu sais que je t'aime pas vrai ? Plus que ma propre vie, plus que tout au monde... Et j'ai... J'ai jamais voulu qu'il t'arrive le moindre mal... J't'en prie, dis-moi que tu le sais...​

Je sais bien qu'ici elle n'aurait pas été bien, à dormir sur un lit près de moi, elle a besoin aussi de repos. Je n'oublie pas qu'elle aussi a été blessée, sa lèvre et le maquillage qui tente de dissimuler le bleu de sa mâchoire me le rappelle. J'essaye de ne pas être déçu quand elle me dit qu'elle ne pourra pas rester beaucoup ici, parce que je comprends qu'elle a beaucoup de travail. Mais l'important n'est-ce pas quand même qu'elle soit là aujourd'hui ? J'espère juste que ce n'est pas parce qu'elle m'en veut encore et qu'elle veut mettre de la distance entre nous. Quand elle s'inquiète ainsi, je ne le crois pas vraiment malgré le doute qui persiste, tenace. "Je vais pouvoir rentrer à la maison après, demain peut-être ou après demain..." On se verra un peu plus j'espère.

Je suis rassuré qu'elle me certifie qu'il n'y a plus de menace, je ne l'imagine pas me mentir à ce sujet, comme pour le reste d'ailleurs. On me dit méfiant, mais c'est faux, j'ai une naïveté désarmante quand il s'agit de mes proches. Les larmes dans les yeux de Nina et ses paroles tremblantes me désarment totalement. Je m'empêtre dans les fils de mes cathéters pour caresser sa joue "bien sur que je le sais srce !" Je proteste avec douceur avant de répliquer "je ne t'en veux moj andjeo, tu n'aurais pas eu d'ennuis si j'étais pas aussi têtu humm ? je m'en veux de t'avoir laissée si longtemps. Je t'en voulais par orgueil et j'ai été idiot. Je te demande pardon srce de te causer de l'inquiétude, mais tu dois plus t'inquiéter, je vais bien. Tout va rentrer dans l'ordre mon amour. Ja volim te." Je demande avec un ton de chat potté parce que je suis vulnérable dans ce lit et que s'il y a quelqu'un à qui je peux le montrer c'est Nina "Toi, tu m'en veux encore ?"

Je vois bien la déception dans son regard quand je lui dis que je ne pourrais pas beaucoup venir le voir et elle me brise le cœur. Dire qu'il m'a presque fait passer pour folle, quand je lui ai dit que sa famille ne m'aimait pas ! Dès que tu rentres à la maison j'arrête de travailler mon amour, j'ai bien mérité des congés avec tout ce que j'ai bossé ces dernières semaines, tu crois pas ? Je vais m'occuper de toi... Et te tenir occupé pour pas que tu pètes les plombs aussi. Comme j'aimerais qu'il puisse lire entre les lignes, deviner ce que je n'ose pas lui dire, comprendre que je ne peux pas rester ici mais que ce n'est pas de la mauvaise volonté ni de l'indifférence ! Comme si je pouvais réellement faire passer mon boulot avant lui ! ​Je répète, presque désespérée : Je vais rester avec toi...

Il a beau me l'assurer, je ne suis vraiment pas sûre que tout rentre dans l'ordre, bien au contraire, j'ai comme le sentiment que c'est la fin et que je suis la seule à m'en rendre compte. Je dois me faire violence pour ne pas pleurer mais je ne craquerais pas ici, je ne m'y sens plus du tout en sécurité. Je secoue la tête doucement. Non, je t'en veux plus. Je lui en ai voulu, beaucoup, j'ai été en colère contre lui et je le serais sans doute encore s'il ne s'était pas pris une balle... Mais il s'est fait tirer dessus et ça change tout, quoiqu'il en dise. Je ne peux pas lui en vouloir encore quand il est dans cet état. Inquiète, je demande encore, en posant ma main sur la sienne, contre ma joue. Tu me promets de rentrer à la maison...? J'ai tellement peur que Jelenko l'en dissuade.

"ça c'est une bonne idée, srce. Moi aussi j'ai besoin de vacances. J'aurais préféré autrement ceci-dit, c'est clair que je vais péter un plomb si t'es pas là" Oh pas dans l'immédiat...comme je l'ai dit, je sens bien que je suis hs. Même là j'ai envie de dormir, seule la présence de Nina me tient éveillé. Je ronronne, un peu interrogatif, un peu guimauve, on me le pardonnera "Tu restes avec moi... ?"

C'est un peu de la triche, mais je suis soulagé qu'elle dise ne plus m'en vouloir. Je ne suis pas sur que je saurais gérer ça dans mon état. "Srce, ça change rien que j'ai été blessé. Je venais m'excuser tu sais..." Je revois les fleurs bêtement répandues au sol "Je te rachèterais des roses, tu verras." Je lève les yeux vers elle, pas sur de comprendre la question. J’interprète par quand "j'espère demain moj andjeo... Y a pas de raison que je puisse pas rentrer demain." La fatigue me gagne et je repousse la table à roulettes sur laquelle repose le reste de mon repas, j'ai pas la force de terminer maintenant, je sens que je vais piquer un roupillon d'abord, la morphine fait trop bien son effet via la pompe branchée à mon bras. Je baille, demande d'une voix déjà pâteuse "Tu restes le temps que je m'endorme ?"

J'ai un soupir un peu triste, parce que moi aussi j'aurais préféré qu'on s'offre d'autres vacances. On s'est déjà tellement peu vus ces derniers temps ! Sa convalescence va durer un moment je le crains, et quand enfin il pourra reprendre le boulot, je devine aisément que les choses seront plus compliquées pour nous voir encore. Jelenko va tout faire pour l'éloigner de moi, pour qu'il m'oublie. S'il ne s'est pas résolu à me faire tuer d'ici là, ou à m'envoyer de force en Russie, je ne serais pas surprise qu'il invente à Slavenko une mission de plusieurs semaines, plusieurs mois peut-être dans un autre pays. J'ai beau être là, tout près de lui, l'angoisse ne me quitte à aucun moment. Le plus difficile, c'est de ne pas pouvoir lui en parler. Pas parce que je crains qu'on nous écoute, mais parce que j'ai peur qu'il n'arrive pas à me croire, qu'il minimise la chose, me dise que j'ai mal entendu, mal compris, ou pire qu'il ne faut pas prendre ces menaces au sérieux, que Jelenko ne me ferait pas de mal, que sais-je encore. Dans le combat contre sa famille, je perds toujours. Il est toujours du côté des autres, jamais du mien, et je ne suis pas sûre de survivre à cet affront deux fois.

Je hoche tout doucement la tête. Je reste avec toi mon amour... Pas jusqu'à ce qu'il s'endorme, non, jusqu'à ce qu'on me demande de partir. Je secoue la tête quand il insiste, me penche pour effleurer doucement sa bouche de la mienne. Bien-sûr que ça change, ça change tout, j'ai failli te perdre mon amour, ça change tout... Je ne veux pas vivre loin de toi... Voilà, c'est la seule chose qui compte. Mais j'ai peur que ça change lorsque je prendrais la mesure de la situation, quand une nouvelle fois on ne se verra plus, quand le travail de sape de Jelenko portera ses fruits peut-être... Bien-sûr il ne comprend pas le sens de ma question, et je n'insiste pas de peur que ce soit louche. J'acquiesce, refoule les larmes que je dois désormais garder pour moi, et reviens m'allonger près de lui dans le lit. Heureusement que je suis toute fine et pas très grande, je ne prends que peu de place. Je me cale contre son bras, très attentive à ne pas lui faire de mal. Je reste... Aussi longtemps que tu veux de moi...

Étonnamment, du reste de la personne ne vient ennuyer Nina, si ce n'est à un moment le médecin qui lui demande de descendre du lit, pestant en bougonnant contre les femmes qui l'empêche de faire son travail, d'un ton qui rend plus comique que vexant. Il lui indique le lit d'à côté, pour les visiteurs ou qui sert parfois quand il y a trop de blessés ! Après avoir vérifié les appareils et noter les mesures, il emmène la table avec le plateau de nourriture non terminée et sort de la pièce.

Le temps s'écoule encore, lent, au rythme des machines. A nouveau la porte s'entrouvre et cette fois c'est le museau de Sonja qui apparait. La jeune femme en robe fluide, trop légère pour la saison mais bien assez pour les locaux chauffés des chambres de l'étages, a simplement passé un gilet long pour descendre. Elle porte d'une main une tasse fumante et de l'autre une petite assiette avec de ces friands typiques fourrés au fromage ou à la viande. Elle s'approche de Nina et les lui tend dans un mélange de défi, de timidité et d'arrogance - renforcée par ses hautes pommettes slaves - dont on voit bien qu'elle est destinée à se protéger. Je la connais, à force d'être rabrouée, Sonja a adopté ce style de la fille méprisante que rien n'atteint mais si on y regarde sur sa peau pâle se dessinent des bleus et dans son regard gris clair il y a l'absence de lueur que donne la résignation. C'est bien pour Nina qu'elle a amené une tasse de soupe et de quoi manger. Dans son anglais simple - les clients étrangers ne lui demandent pas une grande conversation - teinté d'accent, elle tend les deux récipients à Nina. "Je me suis dit que tu aurais faim."

Son regard glisse vers le lit où je dors et elle demande "comment il va ?"

Je descends docilement du lit quand on me le demande, je veux bien m'écarter tant qu'on ne m'oblige pas à quitter la pièce, mais je reviens m'installer près de lui dès que le médecin quitte de nouveau la chambre. Je ne m'allonge pas, cette fois, à présent que Slavenko dort profondément, je me contente de tirer de nouveau ma chaise près de son lit pour pouvoir rester à côté de lui, ma main glissant tendrement sur son bras dans une caresse qui sert surtout à me rassurer. Je suis perdue dans de sombres pensées, encore, lorsque la porte s'ouvre sur Sonja. Et ses attentions, même si elles devraient me toucher, me heurtent parce que je lis bien l'inquiétude dans son regard. Je sais, quoiqu'il prétende, qu'elle ne voyait pas Slavenko que comme un amant occasionnel, elle s'était attachée à lui, et lui à elle puisqu'il revenait toujours se perdre entre ses cuisses. Il est visiblement loin, le temps où il prétendait ne pas mêler sexe et boulot pour ne pas avoir d'emmerdes.

J'avise la nourriture tendue, récupère les plats pour les poser sur la table de chevet. Merci, c'est gentil. Je réponds en serbe, peut-être pour lui montrer que je me suis améliorée, que maintenant je comprends ce qu'ils disent quand je suis là et qu'ils s'évertuent à parler dans cette langue qui n'est pas la mienne. Je hausse les épaules, baisse les yeux sur Slavenko. Mieux... La fièvre est tombée, il devrait pouvoir sortir bientôt. Et comme à chaque fois que je parle de son état, la culpabilité me ronge dangereusement. Je ne sais pas comment je trouve la force de rester debout, de ne pas m'écrouler. Peut-être parce que je sais qu'il a besoin de moi ? Mais même de ça je ne suis plus sûre, et si je me trompais ? Si Jelenko avait raison ? Peut-être que je ne lui apporte rien de bon, que je ne lui fais que du mal, qu'il se remettrait mieux, plus vite sans moi.

Une fois débarrassée de ses fardeaux, Sonja , debout près du lit, tire sur les pans de son gilet pour l'enrouler autour de son corps mince et délié. Elle est plus grande que Nina, ses cheveux longs tombent en désordre sur ses épaules. Elle vient de se lever, vivant plutôt la nuit que le jour. Une lueur de surprise passe dans son regard quand Nina parle en serbe, mais elle en prend note, passe automatiquement dans cette langue. "Tant mieux...Le Doc ne dit jamais rien et les autres, on ne sait jamais s'ils inventent ou si c'est vrai" Elle esquisse un sourire amusé et méprisant tout à la fois "Ils sont pas tous très futés"

Elle tend la main, lisse le drap sur le bord du lit sans pour autant me toucher avant de se détourner avec brusquerie. "Enfin, si tu as envie d'aller fumer ou de t'aérer deux minutes, je traine dans le salon près du babyfoot..." D'un geste gracieux qui dénote avec son ton râpeux, elle semble s'excuser avant de sortir "Je déteste les chambres d'hôpitaux."

Je ne peux pas et ne pourrais jamais m'entendre avec cette fille. Chaque fois que je la regarde, tout ce à quoi je peux penser c'est au fait que Slavenko l'a baisée. Il l'a touchée, a posé ses mains sur sa peau, l'a embrassée, a goûté ses seins, l'a laissée empoigner ses cheveux, s'est perdu entre ses cuisses, il a exulté dans ses bras et ça me donne la nausée. Je sais bien qu'il a eu une vie avant moi, et après moi d'ailleurs, mais je ne peux pas y être confrontée, pas quand je sais qu'il a échappé a mes bras pour trouver les siens, c'est trop douloureux. Mon regard reste froid sur elle, et s'assombrit quand elle tend la main. Si elle le touche, je la tue. Mais elle se redresse brusquement et je reprends ma respiration. Oh elle doit se sentir tellement à l'aise ici, sur son territoire, quand le fait que je suis complètement indésirable n'est un secret pour personne. J'ai beau avoir assuré avec aplomb à Jelenko que je n'irais nulle part, je ne suis en réalité pas du tout sûre de moi et c'est très angoissant.

Sonja s'en va sans que je lui réponde et je reporte mon attention sur Slavenko. Je crois que c'est vrai, il était mieux avant que je revienne. Je soupire de désespoir et me penche pour embrasser son front. Je ne peux pas partir maintenant, le laisser seul dans cet état, encore moins lorsque c'est de ma faute... Il m'a laissée juste après l'avortement, je ne peux pas faire la même chose ! Malgré tout là, tout de suite, je crois qu'il a besoin de se reposer seul, alors finalement je n'attends pas qu'on me le demande pour quitter sa chambre.

Quand je me réveille, je n'ai aucune notion du temps écoulé. Cette chambre n'a pas de fenêtre et c'est très difficile de savoir quand on est, le matin, l'après midi. Je sais juste que j'ai mal et que c'est ce qui m'a sorti de mon sommeil. Je redresse mon lit qui a été abaissé, et attrape le verre d'eau près de moi dans un grognement de douleur réprimé. Nina n'est plus là mais elle m'a dit qu'elle devrait travaillé alors ça ne m'inquiète pas. Les heures qui suivent sont les mêmes. Je mange un peu, on me soigne, j'ai quelque visites - ma famille seulement - et je dors d'un sommeil fractionné. Le Doc commence à me faire lever et ça, ça fait putain de mal mais il parait que c'est nécessaire pour pas faire je sais plus quoi, un truc médical à la con. Je serre les dents parce qu'ici on ne se plaint pas, c'est comme ça. Nina me manque, est-elle venue pendant que je dormais ? Ça ne doit pas être très gai pour elle ici. J'ai hâte de rentrer à la maison.

Je reviens d'une douche qui m'a épuisé et laissé en nage quand je dis à mon père - et au Doc aussi. "Je me sens mieux, je voudrais rentrer chez moi" Je surprends le regard entre mon père et le Doc et je grimace en interrompant avec brusquerie cet échange silencieux "ouai bon, ça va, je viens de me lever, je peux me débrouiller." D'un geste, Jelenko demande au Doc de sortir "Pourquoi tu ne restes pas ici, au moins le Doc peut avoir l’œil sur toi. Ou vient t'installer chez moi" Mon père habite un superbe et très grand appartement en face du Pussynight. Je dévisage mon père d'un air surpris, il n'a pas pour habitude de me dorloter et je m'en sens gêné, presque choqué ! "Quoi ? Pourquoi faire ? Je te dis que ça va. Il faut juste que ça cicatrise maintenant. Et Nina m'attend." J'ai du rater un truc parce que je lis une contrariété sur le visage de mon père mais il n'insiste pas vraiment. "Comme tu veux mais si elle ne peut pas s'occuper de toi..." "Non, elle m'a dit qu'elle allait prendre des congés. Tu peux me passer mon téléphone s'il te plait ? "

J'appelle Nina, impatient d'entendre sa voix et surtout de rentrer chez nous.

Je suis anxieuse et en colère, mais aussi terriblement consciente du fait que je n'ai pas le droit de craquer ni de sombrer. À la fois parce que je dois être là pour Slavenko, mais aussi parce que je refuse de baisser les bras et de donner raison à son père, je ne me laisserais pas intimider si facilement. Alors je fais taire la douleur qui gronde pourtant si fort dans mon ventre, et je m'efforce de faire ce que j'ai fait avant que Slavenko ne revienne foutre le bordel dans mon existence : je prends ma vie en main. Je quitte donc le QG, et j'essaie de me convaincre qu'on ne l'empêchera pas de venir chez nous. J'emprunte la voiture de Dimitri pour aller au supermarché et faire d'énormes courses, que je rentre ranger à l'appartement, remplissant les placards comme jamais. Ensuite j'aère tout, fais le ménage à fond, et de la place dans la chambre pour qu'il y soit confortablement installé. Ce faisant je vérifie tous les recoins pour chercher des micros ou des caméras, sans en trouver. Je pense savoir où chercher, j'en conclus donc prudemment qu'il n'y en a pas.

Je suis en train de brancher une petite télé achetée au magasin dans la chambre quand mon téléphone sonne. Je décroche, ravie que Slavenko puisse rentrer, et je m'empresse de lui dire que je viens le chercher, qu'il ne bouge pas. Je termine rapidement les branchements et file au QG, avec la voiture de Dimitri du coup, pour aller chercher le slave. En montant à l'étage, je tombe sur Jelenko et le Doc, qui sont restés avec lui, et je leur offre mon plus beau sourire. Je sais très bien jouer la comédie quand je veux. J'approche de Slavenko, sans l'embrasser, je le sais étrangement pudique en présence de son père. Alors ça y est, tu rentres ? Tu vas voir, j'ai tout installé, tu vas être bien.

J'ai enfilé un pantalon de jogging large et une veste à fermeture éclair à capuche, parce que je suis incapable de passer un tee-shirt. Je me repose en attendant Nina, j'en profite pour discuter avec mon frère et mon père. Dès qu'elle arrive, mon visage s'illumine comme un sapin de Noël. Je suis tellement content de rentrer à la maison ! Je tends la main pour effleurer la sienne "Oui, j'suis prêt, tu peux juste prendre mes médocs s'il te plait ? Le Doc a tout préparé."

Bon, me lever et marcher jusqu'à la voiture relève de l'exploit mais je serre les dents. Je ne veux surtout pas qu'on m'empêche de rentrer. Camenko m'aide un peu parce que c'est compliqué quand même et Nina est un poids plume. Derrière il y a mon père et Nina. Avant qu'on ne parte, je dis à Cam et mon père "Je donnerais des nouvelles mais vous pouvez passer à la maison aussi hein... j'pense pas crapahuter beaucoup ! " C'est Nina qui conduit bien sur et je l'interroge avec un sourire en essayant de me mettre de façon à ce que ça aille, en reculant le siège et en penchant en arrière le dossier "C'est une voiture de loc ? Bon sang ça fait du bien de revoir le soleil ! T'as pas une clope srce ?"

Je serais bien incapable de rester insensible à la façon dont son visage s'illumine à ma vue. Elle m'apaise légèrement et j'acquiesce dans un sourire, récupérant les cachets ainsi que les instructions laissées par le médecin pour le traitement à suivre. Je suis impatiente moi aussi de le ramener chez nous, et paradoxalement presque surprise que Jelenko me laisse faire. Il a renoncé si rapidement à me convaincre que c'en est louche, et je suis convaincue qu'il prépare quelque chose, je ne peux pas croire qu'il se contente d'abdiquer, pas comme ça. Forcément, que Slavenko leur demande de passer me déplaît mais je ne peux de toute façon rien y faire et je me prépare à recevoir de bien trop nombreuses visites. Je crois que je suis encore un peu dans le déni de ce qu'il se passe, de ce qu'il s'est passé et de ce que je ressens, parce que je parviens à me tenir occupée... Pour l'instant.

Non, c'est celle de Dimitri, je lui avais empruntée pour aller en courses. je doute que fumer soit une bonne idée mais c'est un grand garçon alors je lui montre mon sac à main pour qu'il puisse y récupérer le paquet de cigarettes. Le Doc a dit autre chose, à part que tu dois te reposer ? Il passe te voir quand ? Je devrais pouvoir me débrouiller pour changer son pansement mais je serais quand même rassurée que quelqu'un de qualifié passe vérifier qu'il cicatrise correctement, par exemple.

Le QG n'est pas loin de l'appartement et je me gare aussi près que possible pour lui éviter d'avoir à trop marcher. Je fais le tour de la voiture pour ouvrir sa portière et m'offrir en soutien pour l'aider, difficilement, à se déplacer. C'est long, et compliqué, mais l'immeuble est Dieu merci équipé d'un ascenseur, ce qui nous facilite la tâche. L' appartement est propre et parfaitement rangé, et il y flotte l'odeur sucrée-épicée des bougies parfumées que j'ai fait brûler tout à l'heure. Dans le salon, le canapé est déplié et les draps sont mis, ainsi qu'une couverture. J'ai installé une tv dans la chambre au cas où mais je sais qu'il ne voudra pas rester toutes ses journées dans la même pièce alors j'ai fait en sorte qu'il puisse s'installer confortablement même dans le salon. Sans trop oser m'éloigner de lui, je demande d'un ton inquiet : Tu as besoin de quelque chose...? Tu préfères te poser dans la chambre ou ici ?

Je n'ai même pas la force de m'offusquer que ce soit la voiture de Dimitri, elle nous dépanne trop bien en ce moment même. Il faudra que je pense à racheter une caisse à un moment ou un autre ! Je ne suis que trop heureux de pouvoir enfin tirer une latte sur une clope mais à dire vrai deux taffes et la tête me tourne. C'est bon mais j'abuse pas et elle se consume à moitié dans le vent. "Non, je dois marcher un peu tous les jours, mais pas forcer... Médocs... Demain, il refera le pansement, je voulais pas que tu sois obligée de t'en occuper." Franchement c'est moche parce que j'ai un point d'entrée et de sortie. Ça m'a fait perdre beaucoup de sang mais c'est mieux que la balle soit ressortie tout de suite, ça a limité l'onde de choc dans le corps, le truc qui vous bousille les organes. J'aime autant.

Je suis livide en arrivant à l'appart', je n'ose pas dire à Nina que je suis au bord de tomber dans les pommes. Je me pose sur le canapé, incapable d'aller plus loin. "Non c'est bien là...J'en ai marre des chambres. Tu veux bien me donner un verre d'eau ?" Je suis même incapable d'ôter mes baskets tout seul, et je suis trop fatigué pour m'en énervé. La pièce sent bon et est agréable - encore plus en comparaison de l'hôpital du QG - et je ferme un instant les yeux pour récupérer. Je ne les rouvre que lorsque Nina se rapproche près de moi. Mon regard se fait moins empli de douleur (et je parle bien de douleur physique), et beaucoup plus doux "Zlato...si tu venais t'asseoir avec moi mon ange ?"

Je suis quelque part soulagée qu'on vienne changer son pansement, j'aurais pu m'en occuper moi-même mais ce sera l'occasion pour le médecin de vérifier son état général, pour moi de poser d'éventuelles questions... Et puis j'aurais toujours eu la peur de mal faire, je le sais bien. Ce n'est pas parce qu'il est rentré à la maison que je cesse de m'inquiéter pour lui, au contraire, et sa voix fatiguée comme son teint trop pâle m'alertent aussitôt. Je vais dans la cuisine récupérer un verre, ainsi qu'une bouteille d'eau que j'avais mise au frigo en prévision. Je ne voulais pas qu'il ait toujours besoin de se lever pour boire. Je lui apporte le tout sur la table basse, regard soucieux posé sur lui, et avant de le rejoindre, je ramène également le sachet avec ses médicaments pour tout avoir à portée de main. Quand j'ai pris la voiture pour aller le chercher au QG, j'ai appelé Dimitri pour le prévenir de ne pas compter sur moi les prochains jours, et il m'a dit de garder sa voiture tant que j'en avais besoin, il en louera une en attendant.

Je me glisse sur le canapé à côté du slave et fronce les sourcils en tendant la main pour effleurer son front. J'essaie de voir s'il est chaud ou pas, à la manière d'une mère persuadée que le plat de sa main est un thermomètre efficace. Je me tourne pour remplir le verre d'eau que je lui tends, et pendant qu'il boit je renonce à l'idée de le déshabiller tout à fait. Il est dans une tenue confortable, ça fera l'affaire pour le moment. Idem pour la douche, je crois qu'il est encore trop fatigué pour ça et qu'on va attendre un peu. Si on s'allongeait mon amour...? Tu as eu plein de visites cet après-midi, t'as pas du beaucoup dormir... Je reste avec toi. Le sentiment d'impuissance est poignant, douloureux aussi parce que je ne sais pas quoi faire pour soulager sa douleur et que je ne supporte pas de le voir dans cet état.

Je grogne, vaguement amusé qu'elle s'amuse à vérifier si j'ai de la fièvre. Je m'efforce de ne pas me dérober, mais c'est bien parce que c'est Nina. Une fois mon verre d'eau avalé - je prends un cachet contre la douleur en même temps - ça va déjà un peu mieux. Je veux bien m'allonger parce que Nina a raison, et que la fatigue me rattrape. "Oui M'dame" Je suis encore trop fatigué pour faire ma tête de mule, ça viendra plus tard quand j'irais assez bien pour bouger mais pas assez pour faire ce que je veux. Ce sera clairement le moment le plus pénible.

"Viens là zlato..." Je lui offre mon flanc valide, ne plus avoir les perfs ça aide. Je me suis fait trouer la couenne à gauche, mais tout mon coté droit est dispo pour Nina et j'ai envie de l'avoir contre moi. On n'a même pas eu le temps d'un vrai baiser, ni même réellement de se toucher quand je suis allé à son bureau et je suis en manque de la sentir contre moi. Je tourne la tête vers elle, frémissant de sa proximité. Je hume son odeur, enfin les choses semblent rentrer dans l'ordre ou presque. "Tu dois être fatiguée aussi mon amour. J'suis sur que t'as pas tellement dormi et waou, l'appart est comme un palace. Merci srce..."

Je suis à la fois soulagée qu'il n'oppose pas de résistance, et en même temps inquiète parce que c'est la preuve qu'il est réellement mal en point. En même temps il s'est fait trouer le bide, à quoi est-ce que je m'attendais ? Le voir si affaibli est une image terriblement difficile à supporter, à la fois parce que j'ai toujours eu tendance à l'idéaliser, à l'imaginer invincible pour ne pas mourir d'inquiétude quand il part en mission, mais aussi parce que cette fois je suis seule coupable de sa blessure. Je ne peux pas seulement jouer les infirmières quoiqu'il en dise, parce que c'est de ma faute s'il a failli mourir, et je suis incapable de faire abstraction de ça. J'aurais mille fois préféré être blessée à sa place, d'autant que ça m'aurait évité le numéro d'intimidation de Jelenko.

Je marque une légère hésitation quand il me demande de venir près de lui, parce que j'ai ce sentiment très prégnant de ne plus en avoir le droit. Je ne comprends pas pourquoi il est heureux que je sois là, pourquoi il veut que je reste avec lui. J'obtempère pourtant, venant me glisser précautionneusement contre lui en essayant de ne pas lui faire de mal. Je me niche contre son corps, et la sensation de chaleur qui émane de sa peau me fait frémir toute entière. Je secoue la tête. C'est trois fois rien... Et c'est bien insuffisant pour compenser sa peine. J'ai rempli les placards, aussi, je veux pas que tu meures de faim et qu'on m'accuse de ne pas te nourrir correctement. On m'accuse déjà de suffisamment de choses.

J'ai un grognement bas de satisfaction quand elle se colle à moi. Je me tourne un peu pour pouvoir poser ma main sur sa hanche et le creux de sa taille. "Hummm super. Mais j'vais pas pouvoir faire de sport plusieurs semaines alors m'engraisse pas trop zlato, je suis pas sur que tu veuilles pouvoir pincer du gras à mon bide. Ce serait moins sexy que ma cicatrice. En plus tu cuisines bien, je ne vois pas qui pourrait te faire ce reproche, pas moi en tout cas mon ange" Je suis tellement heureux d'être à la maison, avec Nina contre moi que je me détends. Au QG tout est tellement militaire et codifié que ça n'est pas du tout la même chose. Même si je ne le fais pas, je sais qu'ici j'ai le droit de me plaindre ou de me montrer plus vulnérable, c'est reposant. "Je vais faire un somme mon ange, mais avant embrasse-moi tu veux ? Embrasse-moi srce, molim te. Tu m'as manqué tu sais..." J'ai été con de me braquer, de ne pas revenir plus tôt surtout, et au final on a bien failli se quitter - définitivement - en étant fâchés. L'idée est affreuse.

Bornée, je secoue la tête. Non, ce serait pas moins sexy, tu seras toujours incroyablement sexy. Même avec un peu de muscles en moins, ce qui va invariablement arriver, même s'il surveille son alimentation. Passer d'une activité physique quotidienne à rien du tout est forcément déstabilisant pour le corps et ses muscles vont fondre rapidement, c'est comme ça. Mais il suffira qu'il s'y remette quand il sera de nouveau sur pied, et ça reviendra rapidement, je ne m'inquiète pas du tout pour ça parce que c'est loin d'être la priorité. Je veux pas t'engraisser, juste que tu prennes des forces, mh ? Son corps va avoir besoin d'énergie pour se retaper.

J'ai la sensation malgré toutes mes attentions d'être en mode pilotage automatique et le fait qu'il réclame un baiser me surprend. J'ai l'impression que ça fait des semaines qu'on ne s'est pas réellement touchés, qu'on ne fait que se croiser brièvement avec toutes nos séparations successives. Je lève sur lui un regard empli de tristesse, bien malgré moi. Toi aussi tu m'as manqué... Mais je ne crois pas que ça ait vraiment été réciproque, pas tant qu'il était en mission en tout cas. Je me redresse pour pouvoir trouver sa bouche, fondante sous la mienne, douce et chaude, et le baiser me fait vibrer si fort que c'en est douloureux. Je ferme les yeux quelques secondes, posant mon front contre le sien, mon cœur battant trop fort. D'une voix rauque je souffle : Je vais te laisser dormir...

Quand ses lèvres rejoignent les miennes, je suis le plus heureux des hommes, mais quand elles se disjoignent et que Nina me dit qu'elle va me laisser dormir, le désespoir tombe sur moi comme une chape de plomb. C'est très éprouvant de jouer les montagnes russes émotionnelles dans cet état de vulnérabilité où les choses m'échappent. Je ferme les yeux douloureusement en essayant de faire refluer cette vague de tristesse et de peur qui ne me ressemble pas. D'habitude, face aux éléments, je suis en colère ou angoissé, mais ce n'est pas la même chose. Là je m'enfonce dans une humeur sombre teintée de dépression - peut-être est-ce simplement un effet des médocs mais ce n'est pas ce qui me vient en tête. Moi je crois qu'elle ne reste que parce que je suis blessé, qu'elle croit que c'est par sa faute et qu'elle m'est redevable. Peut-être qu'une fois que je serais sur pied, elle partira. Elle ne m'a pas pardonné. Je roule tout à fait sur le dos, les yeux clos, comme un gisant. Je suis agité et le sommeil me fuit à cause de l'anxiété mais je fais semblant. A force de faire semblant, je somnole puis m'endort, refaisant ce drôle de rêve où elle me demande en mariage au milieu d'une nappe de pétales de fleurs ensanglantées. Il faut dire que les souvenirs après que je me sois fait tiré dessus sont flous et se mêlent d'hallucination dont une où Nina me demande en mariage ! C'est dingue !

Il bascule sur le dos, les yeux clos, et je crois naïvement que c'est parce qu'il est épuisé. Je me penche pour embrasser sa joue doucement, en quête de ce contact que pourtant je ne m'autorise pas vraiment, et je descends du canapé pour le laisser dormir. J'aimerais vraiment rester près de lui mais ça fait déjà quelques temps que le manque me tenaille et j'ai besoin de prendre mes cachets. Depuis qu'il est parti à Banja Luka, j'enchaîne les cauchemars particulièrement réalistes et douloureux, et le sommeil me fuit comme il ne l'avait pas fait depuis mon départ du Red Manor. J'ai progressivement augmenté les doses de kétamine, sans réel effet tant j'y suis accoutumée, et l'angoisse devenant trop envahissante je me suis de nouveau procurée les anxiolytiques que je prenais lors de ma sortie de cure. Ma consommation de drogues, appelons un chat un chat, n'est plus du tout raisonnée et je ne me console que grâce à l'illusion que ce n'est pas grave puisque ce ne sont pas des drogues dures. Mais plus le temps passe, plus les crises d'angoisse s'amplifient entre deux prises, et plus je rapproche ces dernières. Je n'ai qu'une seule idée en tête depuis le départ de Jelenko, reprendre des cachets pour faire taire sa voix qui résonne dans ma tête.

Je vais dans la salle de bain, ouvre le tiroir où j'ai rangé toutes les pilules et me fait le mélange habituel, que je fais passer avec un grand verre d'eau. Mon reflet dans le miroir est désolant, je suis pâle, blessée, cernée... Et si j'avais quelques kilos en moi, les joues plus creusées, je ressemblerais étrangement à celle que j'étais à NY après le départ de Slavenko. J'attends quelques minutes que les cachets commencent à faire effet, durant lesquelles je m'occupe en rangeant encore la chambre, et je rejoins Slavenko sur le canapé. Je m'allonge à ses côtés sans le coller, et m'endort presque aussitôt, d'un sommeil artificiel et lourd.

Dans mon sommeil, il arrive un moment où je me tourne vers elle pour chercher sa chaleur mais surtout sa présence. J'ai du mal à ce qu'elle se tienne loin de moi. J'ai vraiment une trouille viscérale qu'elle s'éloigne de moi. Après une phase de sommeil profond, c'est moi qui vient la coller et ça me réveille dans le mouvement que je fais, douloureux. Je respire lentement pour faire refluer la douleur et je me tiens aussi tranquille que possible après avoir trouvé une position qui me permet de regarder Nina et de la toucher. Elle dort et je la caresse du regard. Je suis inquiet non seulement pour notre relation mais également pour elle. Elle est pâle et je sais bien que les jours derniers ont été durs. Les emmerdes qu'elle s'est attirée témoignent que notre engueulade a été dévastatrice et sans parler du fait qu'elle a tendance à s'inquiéter maintenant. (pour une fois je ne dirais pas pour rien, j'ai conscience que me faire tirer dans le bide aurait pu être mortel)

Je replie un bras sous ma tête et je la couve du regard en la laissant se reposer. Au bout d'un certain temps, je me laisse aller à - de loin en loin - caresser son épaule, une mèche de cheveux. J'ai besoin de ça dans une furieuse envie de câlins, de cajoleries, un accès de tendresse viscérale (amusant pour un mec qui a les tripes trouées, ha ha) . Au bout du compte, je me bouge avec précaution pour venir coller Nina tout du long, enfouissant mon visage contre elle et enroulant mon bras autour de son corps, ma main me permettant de m'accrocher à elle pour maintenir mon équilibre précaire. Le nez contre elle, je me shoote à son odeur.

Le sommeil induit par la drogue est bien plus profond qu'un sommeil normal, et il me faut donc forcément plus de temps pour en émerger, ne serait-ce qu'en somnolant. Quand je commence à sortir légèrement de ce qui s'apparenterait presque à un coma, Slavenko est déjà collé contre moi, son bras plaqué contre mon ventre, sa main revenant sur mon flanc auquel elle est fermement accrochée. Instinctivement, je bouge, cherchant à me tourner sur le flanc pour lui faire face. Je ne me souviens pas encore de sa blessure et c'est quand je le sens réagir à la douleur, sans doute parce que sa position était plus confortable ?, que je réalise que je lui ai peut-être fait mal. Je m'immobilise aussitôt, ne bougeant plus que mes bras pour les passer autour de son cou. Je me voûte pour enfouir mon visage contre son épaule, moi aussi je me shoote à son odeur. Il m'a tant manqué que j'ai cru mourir, et à la perspective de le perdre encore, j'ai l'impression de ne plus cesser de tomber. Je n'envisage pas de vivre à nouveau une année comme celle qui a suivi son départ, je n'y survivrais pas et je n'ai même pas envie d'y survivre. J'aimerais me concentrer sur le moment présent, ne pas songer à ce qu'il se passera une fois qu'il sera guéri, mais l'épée de Damoclès au-dessus de ma tête est trop effrayante pour que j'en fasse abstraction. Le nez enfoui contre sa clavicule, je le serre un peu plus fort, et je murmure tout bas, sans savoir s'il est endormi ou éveillé : Je t'aime, je ne veux pas te laisser... Ou qu'on me force à le faire...