We don't need more stuff, we need humanity - Bill

La plupart des gens disent qu'on a besoin d'amour pour vivre. En fait, on a surtout besoin d'oxygène.

J’ai parfois la mémoire qui flanche mais l’année 69 est sûrement celle que je n’oublierai jamais. Diplômé en été, je pars dès l’automne avec les troupes américaines dans divers pays où les conflits politico-militaires détruisent des vies et déciment des familles entières, laissant le chaos derrière des villes en ruines. Pourtant, j’aime ce que je fais et soigner des gangrènes gazeuses à coup de scie à métaux devient mon passe-temps favori.

En 72, alors que je suis en France, je rencontre, une infirmière nommée Madeleine qui devient rapidement la femme de ma vie et nous nous vouons, à l’un et à l’autre un amour inconditionnel. Au-delà du travail, que nous effectuons désormais ensemble, il y a cette passion dévorante que je n’avais jamais trouvé auprès de personne, une complicité sans pareille qui nous consume parfois jusqu’à faire mourir nos nuits dans nos bras.

Nous essayons à plusieurs reprises de procréer mais nous n'y parvenons jamais. Alors, notre décision  est de profiter de notre vie, la consacrer à ce que nous aimons et même si le travail est une des choses qui nous passionnent tous les deux, nous nous efforçons de garder à l'esprit que la vie n'est pas faite que de l'horreur de la guerre et des conflits, voyageant à tout bout de champ, main dans la main.

Durant nos périples, on s'installe provisoirement dans les villes où nous sommes affectés et nous accueillons chez nous de jeunes enfants orphelins en proie à la guerre. Je ne trouve aucune autre manière de rendre Madeleine si heureuse et son bonheur est si primordial pour moi que je ne cherche pas à assouvir mes propres désirs, me priver est alors le dernier de mes soucis.

N'aie pas peur parce que bientôt je te rejoindrai pour que plus jamais nous ne soyons séparés.

La vieillesse nous guette et nous avons chacun une cinquantaine d’années lorsque nous arrêtons nos activités professionnelles, juste avant que le cancer attaque Madeleine si fort que je crois la perdre plusieurs fois. Néanmoins, les prouesses médicales actuelles font que  ma compagne guérit enfin et nous délivre de deux années de combat forcé. Malheureusement, nous perdons de notre passion et nous nous ancrons dans une routine qui nous déplaît, passant nos journées à se lamenter et regretter notre vie antérieure. Alors, lorsqu’en 92 la Bosnie fait parler d’elle, nous décidons de rallumer notre flamme en nous y rendant bénévolement, tous deux animés par l’envie de venir en aide à nos semblables. Nous recueillons à nouveau des enfants venus des quatre coins de la Bosnie et Maddie est derechef heureuse. Nous faisons le choix le plus fou de notre vie en nous installant à Sarajevo, ma compagne tombant sous le charme pittoresque de cette ville.

Les années passent et lorsque nous devenons trop vieux pour voyager comme on le faisait auparavant, nous nous marions, à respectivement 62 et 65 ans et je peux définitivement dire que cela a été la meilleure décision que j’ai pris de toute ma vie. Nous coulons des jours heureux, notre simple présence suffisant à chacun et je peux enfin témoigner à ma femme tout le respect et tout l’amour que j’éprouve pour elle.


Comme toutes les histoires d’amour, la nôtre s’est également terminée de manière affreuse. C’est à l’hôpital que Maddie a rendu son dernier souffle, sous la dose létale de morphine injectée de ma propre main. Le cancer l’a prise d’assaut à nouveau, grignotant petit à petit la chair de ses entrailles, la contenance de ses os et de ses muscles, créant une souffrance sans pareille qui rend la simple surélévation de sa cage thoracique douloureuse. L’euthanasie n’existe pas en Bosnie et emmener Madeleine en Belgique est devenu impossible, je décide donc qu’il faut en finir, pensant lui donner la plus belle preuve d’amour en l’arrachant à moi de façon si brutale que je crois mourir à mon tour. J’entends encore les infirmières scander mon nom alors que je pars sans me retourner, le visage déchiré par la douleur, les joues remplies de larmes alors que résonnent dans mes oreilles sourdes les alarmes d’urgence.

Je regarde encore aujourd’hui les nombreuses photos que nous avons fait durant toute notre vie et je me laisse à penser qu’à 70 ans, Madeleine me faisait toujours autant vibrer. Elle n’a jamais perdu en beauté, ni même en séduction, me laissant sur le cul à chaque fois que je la voyais nue. Aujourd’hui, je m’efforce à garder la tête haute tandis que parfois la vieillesse me rend con, sourd et sénile et que mon arthrose me fait souffrir. Les gens, que je voulais aider autrefois, maintenant me rebute et m’exaspère. La vie passionnante que je vivais est révolue et je préfère rester cloitré chez moi plutôt que devoir parler à qui que ce soit.