Good old Days - Sly

Babouchka n’interrompt cette fois-ci pas une énième branlette devant mon PC quand elle passe la porte de mon bureau encore une fois sans me demander mon autorisation. Elle gagnerait mille fois plus de temps en appuyant sur l’émetteur du téléphone permettant de me joindre directement au lieu de se bouger, mais soit elle fait très bien semblant de ne pas avoir compris comment ça marchait soit elle est vraiment nulle avec la technologie, et elle rajoute à qui veut l’entendre que ça lui fait de l’exercice ; comprenez-vous, à rester toute la journée assise on se fragilise os et muscles ou je sais pas quoi.
Elle espère gagner du temps en me disant tout de suite que la personne qui veut me voir n’a pas rendez-vous, mais je demande quand même qui c’est, des fois que ce soit le trafiquant d’arts de l’autre soir.

« Vous plaisantez ? » je lui demande tout d’abord. Et me ravisant, parce qu’elle ne peut pas inventer un nom pareil, je fais glisser ma chaise en arrière. « J’arrive. »

Je sors du bureau avant elle et la devance dans le couloir pour trouver ce qui aurait très bien pu être une hallucination.

« Nina, ça alors ! » A des milliers de kilomètres d’ici et des mois plus tard ?! Je ne lui demande pas son avis et la serre dans mes bras. « Mais qu’est-ce que diable tu viens faire ici ?! »

« Mais bien sûr Nina voyons, j’ai tout le temps du monde pour toi. » je réponds, me reculant pour ne plus que la saisir par les épaules et la regarder de haut en bas. « Comme tu as bonne mine ! Tu as grandi un peu, non ? »

Bien sûr que non Sly imbécile, les gens ne grandissent plus à cet âge là. Mais je me souviens que la dernière fois que j’ai vu Nina, elle n’était clairement pas de la meilleure des formes. Des cernes creusaient de l’espace supplémentaire sur ses joues pour que ses yeux s’y écroulent plus encore et ne cessent de regarder le vide à défaut de regarder en face. Elle était beaucoup plus maigre, ça c’est certain, et je ne peux que me réjouir de la voir en si bonne forme.
Je saisis le gobelet qu’elle me tend, le prends plutôt du bout des doigts, car elle a du le prendre chez le barista du coin de la rue qui sert toujours ça beaucoup trop chaud dans des contenants qui ne tiennent pas la chaleur, tseuh. Mais ce n’est pas grave, c’est Nina qui l’a apporté, ce n’est pas grave s’il me brûle la paume.

« Je vais fermer mon bureau, j’arrive. »

Je prends ma pause de midi en fermant la porte à clé, saluant Babouchka qui regarde de son mauvais œil habituel mon cul se dandiner jusqu’à l’ascenseur essoufflé, comme à chaque fois que je repars de cet immeuble avec quelqu’un de beaucoup plus jeune que moi.
Sauf que bon, Nina, il y a bien longtemps qu’il s’est avéré que je ne coucherai pas avec.

« Tu connais le quartier un peu ? » je demande une fois dehors. « C’est dégueulasse par ici, il va falloir qu’on marche un peu. »

« Tu bosses ici ? » j’ai le temps de glisser avec surprise, avant qu’elle ne m’affirme qu’effectivement, elle a des tas de trucs à me dire.

Je sais, de mon expérience de voyageur, que le monde est petit, que les énergies nous guident les uns vers les autres et que deux âmes séparées si elles doivent se retrouver finiront toujours par le faire. Je l’accueille dans ma proximité avec respect : continuant à fumer ma cigarette, les mains dans les poches, sans la repousser ni chercher davantage. De ce que je sais Nina n’a aucun lien particulier avec la Bosnie Herzégovine, si ce n’est Slavenko. Je me demande ce qu’il est devenu celui-ci ? Il est probablement avec elle, sans doute au travail à l’heure qu’il est. Qu’est devenu le chalet que j’ai cherché avec elle il y a...une éternité ?
Difficile à dire, trop de questions se bousculent dans ma tête, mais chaque chose en son temps.

« J’ai pris une petite retraite bien méritée proche du Mexique comme tu le sais, et puis un ami a réussi à me retrouver, m’indiquant qu’un de ses neveux était dans le pétrin pour lancer sa petite affaire. Je n’avais encore jamais foulé le sol de Sarajevo et j’avais envie de nouvelles expériences...alors me voilà. Et toi alors ? Comment va ce bon vieux Slavenko ? »

Je tapote du bout de mon doigt le bout du petit nez charmant de Nina.

« Ma belle, le hasard n’existe pas ! »

Mon regard en coin glisse vers elle tandis qu’elle me fait des confidences vacillantes, sans doute parce que le fait de ne pas réussir à mettre des mots sur une situation en face de quelqu’un lui fait comprendre à quel point c’est la merde. J’ai un rire bref, levant les yeux au ciel.

« Bwarf ! » je dédramatise tout de suite. « Est-ce que c’est grave ? Moi aussi j’ai vécu quelque temps avec mon ex alors qu’on était divorcés. Elle baisait rudement bien et je me sentais un peu con de la dégager de mon pieu pour une histoire de papier. Ouais, au quotidien c’était plus possible. Mais une fois de temps en temps...la vie est courte non ? »

Je lui adresse un clin d’oeil malicieux.

« Et ce n’est pas une question détournée mais dans mes souvenirs Slavenko a la carrure à être monté comme un bœuf. Au pieu ce doit être divin. »

Merci l’anglais de mettre une barrière entre les passants et nous. Je pousse la porte d’un boui-boui qui fait de la bouffe rapide, la tenant à Nina, pendant qu’elle m’interroge sur mon avenir à Sarajevo.

« Pour l’instant oui, j’ai des petites affaires qui tournent très bien. Je foutrai le camp quand j’en aurai marre ou quand je me serai fait toute la ville, comme d’habitude. Qu’est-ce que tu manges ? »

« Et même si c’était juste pour cela, tu fais ce que tu veux ma Nina. Personne au monde n’a le droit de te dire ce que tu fais de ton cul. »

Ce qui n’empêche pas les gens de largement commenter les choix de vie des autres, et m’est avis, comme celui de beaucoup de monde, que si les gens laissaient les autres gens tranquilles, faire ce qu’ils souhaitent quand ils le souhaitent tant qu’ils sont heureux, le monde s’en porterait beaucoup mieux tu vois.

« Je me doute que le mot est faible, ah ! Je serais presque jaloux. »

Je ne pousserais pas le vice à proposer de m’immiscer, ce n’est pas leur genre, je les connais assez bien pour avoir conscience d’une forme de possessivité maladive que je ne suis pas mais que je respecte.
Je presse son bras quand elle demande à être prévenue.

« Bien entendu, et ça vaut aussi pour toi. »

Je baragouine un américain terrible qui, avec quelques gestes et le pointage des images disposées au dessus du comptoir, parvient à faire comprendre ce que je souhaite. Je hausse les sourcils à sa question directe.

« Ca t’intéresse, c’est à dire ? »

« Ah, c’est que nos culs n’avaient pas à se croiser, ma jolie. »

C’est un peu facile de s’en remettre au karma, aux énergies, aux planètes, aux galaxies, que sais-je encore, en attendant je vous le dis, c’est très pratique pour pouvoir prendre du recul sur les choses et lâcher prise. On se prend bien moins la tête comme ça. La dernière fois que j’ai vu Slavenko c’était il y a une éternité me semble-t-il et je n’ai en mémoire que sa carrure et la taille de sa bite que j’ai calculé en proportion sur la tangente du fantasme.
Pas de quoi se branler en pleurant, quoi.

Commandes prises on nous fait nous décaler sur le côté pour continuer à prendre des commandes pendant que la nôtre se prépare dans un crissement de steak sur le grill et d’éclaboussures de sauce.
Je hausse les épaules quand Nina papillonne de ses cils qu’elle a aussi longs que dans mes souvenirs, avant d’éclater de rire.

« Ah je me disais bien que ça cachait quelque chose. Oui, je fais toujours de l’architecture, si c’est ta question. »

Et du trafic d’art, mais ça elle n’est pas censée le savoir.

« Et je jetterai un coup d’œil à tes plans avec grand plaisir. Tu habites où, d’ailleurs ? »

« Je me doute bien, mais ne parlons pas de malheur. »

La loyauté est un concept un peu flou en ce qui me concerne et je n’ai pas la territorialité de Nina ; heureusement d’ailleurs, sinon ma vie sexuelle serait bien triste. Mais je connais son rythme de vie, sa manière de gérer ses sentiments, et je le respecte entièrement. J’évite de proposer un plan à trois même si l’idée est tentatrice.

« C’est vrai que Sarajevo est urbanisée n’importe comment. Je suppose qu’on doit ça à la guerre, sans nul doute. »

Je n’épilogue pas sur la question, m’étant fait il est vrai une idée rapide de la cité et de la manière dont elle s’est construite puis détruite puis reconstruite au fil des années. Disons que nous n’avons pas les habitudes de nos anciens, ni l’intelligence…
Ni les mêmes armes, mais bon.
Je récupère, enveloppé dans un alliage de papier d’alu et de serviettes, un gros machin balkan bien gras que je vais certainement devoir noyer dans le café pour ne pas m’endormir sur mon bureau cet aprem.

« Nulle part pour le moment. Je vais d’amants en amants, et je passe le plus clair de mon temps au bureau donc j’y dors souvent. Mais ça ne t’étonne pas j’imagine. » Je croque dans mon plat avec un gémissement de plaisir manifeste, jurant en français tandis que j’avale. « Bon sang qu’il est bon de manger ! »

Je lui adresse un sourire, mais m’exclame cette fois-ci avant de lui donner de faux espoirs ; au Bronx j’étais sûr de pouvoir la recroiser quelques temps plus tard sans trop de problème de sorte qu’elle me rappelle cette promesse. Là j’ignore si des imprévus ne vont pas nous séparer de nouveaux, ce qui m’amène à rester cash.

« Je n’y penserais pas : perturber votre intimité et vous entendre vous culbuter derrière la cloison sans vous rejoindre ? C’est trop triste. Mais merci, tu es adorable. »

Le refus de la proposition a toutefois le mérite de prouver que je ne suis jamais réellement à la rue. Je trouverai toujours un endroit où crécher, j’ai bien assez de relations pour se faire. Avalant une bouchée très gourmande en calories sans paraître me soucier de l’aspect de mon corps, je secoue la tête en signe de négation.

« C’est bien parce qu’il faut se cacher que c’est simple ; il suffit alors de trouver les bonnes cachettes et par conséquent toutes les personnes concernées s’y retrouvent ! Pas besoin de faire mille enseignes, c’est presque reposant. Si je n’avais pas peur de contrarier Slavenko je te proposerais de t’y emmener. »

J’aimerais que mes relations avec le Slave restent claires et cordiales, surtout vu le peu que je croise sa meuf.

« Mh ? » j’avale ma bouchée pour parler intelligiblement. « Comment ça ? »

Je n’ai pas eu réellement l’occasion de tester la résistance de Slavenko, pour tout dire je n’ai jamais cherché à draguer Nina et si elle devait se retrouver dans mon lit, la pire chose qui pourrait arriver résiderait dans le fait qu’on passerait la nuit à discuter comme deux adolescentes. Nina est en sécurité de ce point de vue là, déjà parce que les femmes ne sont clairement pas ma came, et puis parce qu’il s’agit d’une amie.
Je baise mes amies bien sûr, mais Nina c’est différent.
C’est différent, voilà, c’est tout. C’est évident.

« La Sarajevo nocturne est plus animée qu’on ne pourrait le penser. Je vais rarement dans des boîtes hétéros mais il en existe, mais...l’ambiance n’y est pas la même, et clairement ça peut être dangereux. »

« Ah ! » je percute. « Eh bien tant mieux, parce que je n’ai pas prévu de mourir tout de suite. »

J’ai un assez bon souvenir de la stature de Slavenko et même sans cela je suis assez mauvais dans le domaine physique – quand ça sort de l’idée de baiser, bien sûr – et je n’ai pas beaucoup de doute quant à ma non survie si le compagnon de Nina venait à me tomber dessus. Je finis de m’enfiler un sandwich qui par une mauvaise disposition de la sauce devient soudain foutrement épicé, et c’est sans doute ce qui influe en partie sur ma réaction tout à coup un petit peu plus ferme.

« Nina Sykes, je pourrais être ton père je te signale, alors tu vas me faire le plaisir de changer de ton, et de me laisser m’inquiéter de manière naturelle et totalement logique pour une amie qui veut s’enfoncer dans les profondeurs nocturnes de Sarajevo. »

Une amie dont je n’ai jamais eu vent des affaires illégales, et dont il est normal, donc, que je craigne pour sa survie.

« Je n’ai pas dit ça. » je rétorque en m’essuyant les mains avec une serviette tout en me préparant à torcher ma canette d’un soda chimique au possible. « Je te mets juste bien en garde parce que vous les femmes vous avez tout le temps l’habitude de dire t’aurais pu me prévenir enfin, si j’avais su j’aurais pas mis mes talons compensés et ma petite jupe plissée et ce genre de trucs. Donc : tu es prévenue. »

Je descends ma canette d’une gorgée qui ne laisse aucun doute sur la largeur habile du passage conférée par les mauvaises habitudes qu’on imagine, puis me lève pour me débarrasser des emballages.

« Tu es libre quand ? »

« C’est bien pour ça que je ne veux pas d’enfants. »

Ce n’est pas pour ça ; je n’en ai simplement jamais voulu. Personne ne m’a donné envie d’en avoir, à vrai dire. La seule personne avec qui ça aurait pu se passer c’était Apolline et Apolline...n’aurait jamais pu élever un enfant. Alors sans doute que j’aurais été un bon père, je ne sais pas. Un bon père comme mes copines drag sont des mères pour leurs apprenties, sans nul doute, pour le reste…
Nous ne le saurons jamais, je suppose.

« Je connais Tijuana ; je ne connais pas Sarajevo. »

La violence à Tijuana est chaude et directe ; celle à Sarajevo est plus froide et sournoise, elle est le résultat d’années de guerre et de rancœur, là où l’espoir n’a plus sa place. C’est une ville qui s’enlise. Et donc une ville terriblement dangereuse, même quand on veut faire la fête et oublier la merde.

« Bien mademoiselle. Retrouve-moi à l’agence Anyway ce soir alors, là il faut que je retourne bosser. »

Je fous mon bazar à la poubelle et repasse l’embrasser sur le front, frottant ses bras avec paternalisme.

« Ca m’a fait plaisir de te revoir. »

Comme souvent les bureaux se vident bien avant que je parte. Le soleil s’étire autant qu’il le peut, mais bientôt l’heure est trop tardive pour qu’il se maintienne au dessus des buildings et des montagnes. L’agence se nimbe d’une ambiance particulière tandis que les couloirs se gorgent d’obscurité. La seule lumière qui passe sous la porte provient de la lampe de mon bureau courbée au dessus des feuilles sur lesquelles je griffonne un plan d’aménagement intérieur pour un gros client qui ne cesse d’hésiter sur ce qu’il souhaite. Je suis tellement concentré que je ne vois pas l’heure passer, et c’est Nina qui me rappelle à la réalité par ses pas dans le couloir – à aucun moment je ne me méfie, ça causera sans nul doute ma perte.

« Ah, te voilà ! »

Je me redresse, roulant des épaules en arrière et faisant craquer une nuque qui n’en peut plus alors même que le ton de ma voix suppose que je m’occupais pour l’attendre.

« Je range ça et je suis à toi. »

Le rangement consistant globalement à un petit tas de feuilles que je reprendrai bien trop tôt demain, et à éteindre la lumière. Je sors en costard, comme à mon habitude, me parant de mon culot – mais surtout de mon cul – plutôt que de tout autre chose.

« Prête pour vivre une nuit de fooolie, ma chère ? »

Si je me survends ? Bien sûr que je me survends, je suis un commercial, qu’est-ce que tu crois.