From dusk till dawn - Dramavic

Installée à l'arrière de la camionnette, engoncée dans une tenue inconfortable à laquelle je ne suis pas habituée, je m'occupe d'ouvrir l'ordinateur portable qui doit me permettre d'accéder aux systèmes de sécurité de la maison. J'ai eu le temps, durant quarante-huit heures, de préparer cette mission et je sais exactement comment m'y prendre. Cette fois je ne laisse pas mes émotions, et encore moins l'angoisse, prendre le dessus. Je suis passée en pilotage automatique, soldat obéissant et muet, concentrée sur ma tâche. La maison est silencieuse, presque aucun bruit ne parvient dans mon oreillette, et tout est calme parce que personne ne s'attend à un assaut. Tomas dort à poings fermés dans son berceau, Aleksandra s'est recouchée dans la chambre qu'elle occupe seule, et Jelenko n'a pas bougé d'un poil lorsque sa femme s'est levée pour nourrir le bébé. Les pleurs de l'enfant ne semblent pas déranger son sommeil, j'imagine qu'il en ira de même avec ceux de sa fille lorsqu'elle viendra à naître.

Je signale à Slavenko la position de chaque personne présente dans la maison, pour que tout le monde soit raccord. Quand c'est fait, je m'occupe de prendre le contrôle des caméras. C'est pour moi un jeu d'enfant, les gestes répétés cent fois s'enchaînent avec un naturel effrayant ; c'est presque trop facile. Je fais tourner en boucle les vidéos de surveillance extérieures, et je récupère l'oreillette manquante. Dans l'une d'elle, je reste reliée aux sons qui proviennent de la maison, l'autre me permet d'être en contact avec l'équipe si besoin est. Je fais un signe à Slavenko que c'est bon pour moi, on va pouvoir entrer. Il faut agir vite, parce qu'au-delà du danger un bébé reste imprévisible et il peut se remettre à pleurer à tout moment.

Sarajevo, 1h28

Je répète aux hommes les positions avec précision "déploiement A" Avec la configuration actuelle, le bébé qui dort, c'est le plan pour lequel on opte. Le plus difficile pour moi c'est de laisser Nina aller seule chercher Tomas - quand je dis seule, je veux dire sans moi puisqu'elle sera accompagnée par les hommes de Legence. Je me force à faire le vide en moi et à ne pas laisser l'angoisse et mes désirs personnels empiéter sur ma maîtrise. Ce soir, je suis un professionnel, peu importe le caractère si personnel de la mission, je le laisse de coté. Nina a l'air de faire de même et je ne peux pas faire moins qu'elle.

Dès que Nina donne le go, je fais un geste à mes hommes. La porte de la camionnette s'ouvre, la seconde fait de même en miroir. On courre rapidement au pied du mur et on déploie les deux échelles portables un pour chaque groupe sans compter le groupe de deux hommes qui s'occupera du repli et restera dans le jardin. Je passe en premier, mon groupe me suit. On atterrit à l'ombre du mur, hors des détecteurs qui déclencheraient les lumières extérieures. Ceux-ci sont neutralisés avec un laser et on progresse. J'ai beau porter plus de trente kilos de matériel sur le dos avec les plaques en céramique de ma veste blindée, je ne sens rien. Mon organisme est à bloc, boosté par l'adrénaline. Je perds de vue les deux autres groupes au moment où je me colle contre le mur de la maison. Je couvre le membre de mon équipe qui s'occupe d'ouvrir la porte fenêtre qui donne sur la terrasse. Je consulte ma montre, on en est à 39 secondes de déploiement. C'est la partie facile. On va bientôt être repéré et c'est le moment où on devra rusher dans l'escalier pour empêcher Jelenko de rejoindre la chambre de Tomas quoiqu'il en coûte. Parce que mon père a fait une erreur stratégique, sa chambre est à l'opposée de celle du petit.

Je ne sais pas ce que foute ceux du jardin mais j'entends un cri et un coup de feu. On est repéré. Fini la douceur. Mon masque remonté sur le nez, je pose le boitier de très faible charge C4 sur l'ouverture et me protégeant avec l'angle du mur, je le fais exploser, ouvrant la porte dans un bruit détonant. Ça fume encore que je me précipite à l'intérieur "go go go. A l'étage." Je parle en russe parce que mes hommes le parlent tous, ce sont des mercenaires venant d'Ukraine, de Géorgie ou d'autres pays de l'ex-URSS. Ils sont efficaces et brutaux, sans état d'âme. Pour l'instant la voie est libre. Je laisse deux hommes au rez-de chaussée tandis que je prends vers l'escalier central qui mène aux chambres en se séparant à mi-course, un vers l'aile gauche un vers l'aile droite.

Sarajevo, 1h28

Le signal est lancé et on s'engouffre silencieusement à l'extérieur de la camionnette. Je ne me sens pas à ma place, entourée de ces types sur-entraînés et armés jusqu'aux dents, et je ne suis plus habituée à une telle dose d'adrénaline. Il n'est ce soir pas question de jouer à sauter les portails pour faire étalage de mon agileté, et je grimpe à l'échelle, suivant l'un des allemands chargés de me protéger. Si je suis censée guider mon équipe, je ne peux pour autant pas passer devant parce que mon mari refuse que je fasse bouclier, en quoi je peux le comprendre. Nos trois groupes se séparent et le notre contourne la maison pour rejoindre l'étage par l'extérieur. Il nous faudra de toute façon redescendre par les escaliers, mais c'est encore le moyen le plus sûr pour éviter de croiser du monde. Emboîtant le pas de Lars, je cours pour rejoindre le mur, suivie de près par les trois autres.

Je sursaute, un frisson glacial me parcourant l'échine quand le coup de feu retentit. Je ne pensais pas que ça arriverait si vite, naïvement je crois même m'être imaginé ne pas en entendre un seul. J'aurais emmené Tomas à l'abri à l'extérieur avant que les choses sérieuses -et dangereuses- ne commencent.  Dans l'oreillette toujours branchée sur la chambre du bébé, des pleurs me parviennent, signe que désormais plus personne ne doit dormir dans cette baraque. Je presse le pas, attend fébrilement que l'échelle soit redéployée pour escalader à la suite de l'allemand. Sans souci de discrétion puisque c'est déjà mort de ce côté là, Lars fait péter la vitre du couloir et nous envahissons l'étage. Je connais les lieux par cœur pour y avoir vécu quelques jours, et les avoir étudiés cent fois durant les dernières quarante-huit heures, et nous sommes juste à côté de la chambre du bébé.

Seulement devant la porte se tient déjà Aleksandra, mortifiée. Une femme sensée, enceinte de surcroît, s'éloignerait pour nous laisser passer mais elle s'interpose, son ventre rond nous barrant l'accès à la chambre. Les allemands ont ordre de ne pas la tuer, sauf en cas d'extrême nécessité, mais Dieu sait qu'à ce stade les blessures pourraient lui être fatales. Rapide et efficace, l'un des hommes bondit sur elle avant même que j'ai eu le temps de bouger, et se charge de l'écarter. La brune se débat en hurlant et moi, lâche, je détourne le regard, me précipitant dans la chambre.

Sarajevo, 1h30

Grimper des escaliers dans cette tenue d'assaut demande une certaine condition physique et je ne regrette pas d'avoir forcé sur mes limites ces dernières semaines pour me remettre en forme. Je sens la sueur chaude couler dans mon dos, les battements sourds de mon cœur qui pompent le sang charriant l'oxygène vers les muscles. Mes poumons me brulent. Mon genou tient le choc. Les pas sont lourds dans les escaliers qui grincent sous le poids conjugués des hommes. Nous arrivons en haut de l'escalier pour nous confronter avec deux gardes de la maison. Vlad - dont la vue renforce ma détermination et ma rage nourrie de haine et un autre, Fadir avec qui j'ai déjà fait des missions autrefois. Dans ces moments là on ne réfléchit pas, l'habitude, l'instinct de survie prend le pas sur tout acte pensé. Les réflexes prenne le dessus et j'ouvre le feu en même temps que Vlad en face de moi. Je l'abats, l'autre homme à coté de lui tombe tandis qu'un des mercenaire à coté de moi vacille sans tomber, les balles ayant heurtées la veste renforcée. Il en est quitte pour avoir le souffle coupé quelques minutes sous la violence de l'impact.

Je bondis en avant sans attendre, achevant au passage Vlad d'une courte rafale dans la tête qui éclabousse mes rangers de son sang. Je ne veux pas que mon père s'échappe et je courre vers la chambre. Je me heurte à la porte close et je bascule sur le coté le long du mur pour éviter qu'il ne me descende s'il tire à travers la porte. Je décroche un nouveau boitier C4 de mon gilet tactique et le colle. Avant de le déclencher, je fais un signe au mercenaire qui m'a emboité le pas, il traverse rapidement pour se placer de l'autre coté. Je prends une grenade assourdissante que je jetterais par l'ouverture dès que la porte sera ouverte. Nous sommes à deux minutes trente d'assaut. Même si mon père a appelé des renforts ils ne peuvent pas arriver avant 12 mn. Quand aux flics ils ne sauront guère faire mieux.

Entre les coups de feu et le vacarme causé par notre entrée fracassante, je perçois les pleurs de mon fils, qui doit être terrorisé à présent. Je bouscule les hommes qui, de toute façon, me cèdent le passage, et me précipite sur le berceau dans lequel hurle Tomas. A gestes fébriles et tremblants, maladroits, j'ouvre ma veste en kevlar sous laquelle j'ai déjà accroché le porte-bébé. L'adrénaline guide mes mouvements, m'empêchant de défaillir quand la vision de mon fils me déchire de l'intérieur. Je me penche sur son lit, le récupère aussi précautionneusement que possible en glissant mes mains sous son minuscule corps tout chaud, habillé d'un pyjama épais parce qu'il ne régule toujours pas correctement sa température. Je retiens mon souffle en essayant de l'installer dans le porte-bébé, mais mes gestes sont hachés et hésitants tant j'ai peur de lui faire mal dans la précipitation. Aussi doucement que possible, je referme les pans de ma veste pour le couvrir et ainsi le protéger, même si je doute que le kevlar empêche le choc d'une balle de commettre sur un bébé des dégâts irréversible. Son corps tout entier disparaît sous le vêtement, et je m'assure seulement qu'il ait la place de respirer avant de me tourner vers les trois hommes qui m'attendent devant la porte.

Ils ouvrent le chemin pour qu'on ressorte, rapidement rejoints par celui qui a entraîné Aleskandra à l'écart. Je ne pose pas de questions, je ne peux pas me soucier de ça maintenant, l'important est seulement de mettre Tomas à l'abri. Une explosion me fait sursauter et j'accélère le pas, le sang battant mes tempes si fort que mes oreilles en bourdonnent. Je sors mon arme, ma main libre pressée contre ma poitrine pour maintenir mon fils en place tandis qu'on rebrousse chemin pour s'engouffrer dans les escaliers. Je ne sais pas ce qu'il se passe de l'autre côté du couloir, et je repousse l'idée que Slavenko ait pu être blessé parce que si j'y pense, je ne sortirais plus jamais d'ici.

La baraque a été nettoyée et nous regagnons le jardin sans encombres, il ne s'y trouve plus qu'un seul de nos hommes, toujours occupé à sécuriser les lieux. Je repars en courant vers la camionnette dans laquelle je m'engouffre, accompagnée de deux allemands, dont l'un prendra le volant. Les deux autres repartent vers l'intérieur prêter main forte à l'équipe de Slavenko.

Sarajevo, 1h33

Nous nous mettons à l'abri le temps de faire exploser la porte, je balance avec sureté la grenade assourdissante, protégés par nos casques nous ne risquons rien, ce qui ne doit pas être le cas de mon père pris au saut du lit. Je m'engouffre en premier dans la chambre, non sans appréhension, l'adrénaline à son comble. Je balaye la cambre du regard mais elle est vide. La fenêtre est ouverte et je courre à cette dernière. En contrebas, je distingue aisément la silhouette de mon paternel. Avec un instinct sur, il a pris l'option de repli. Je me poste dans l'encadrement de la fenêtre et arme mon zavasta M70. A cette distance je serais plus à l'aise avec la lunette de mon M76 mais la portée reste bonne.

Je fais le vide dans ma tête, laisse les battements de mon cœur se ralentir pour ne pas perturber mon tir. Dans mon viseur, je distingue parfaitement le dos de mon père qui s'enfuit. On dit que quand on meurt on voit sa vie défiler devant soi. Mon père ne verra rien de tel, mais moi je revois des images à rebours de ma vie. Des souvenirs oubliés remontent à la surface, des bons comme des mauvais. Mon viseur est parfaitement aligné quand j'appuie sur la détente. La balle part et semble traverser l'espace au ralenti. Dans le jardin, mon père s'effondre dans une gerbe de sang. Headshot. Je me demande s'il serait fier de mon tir.

Je baisse mon arme, inspire. Je reste sans bouger et je crois que je resterais là si mon homme de main ne m'avait pas appelé. Je préviens les équipes par comm' "Ok. On dégage." En partant, nous aidons l'homme touché sans gravité dans l'escalier, mais nous prenons aussi notre mort dans le jardin. La première camionnette a du dégager si tout s'est bien passé et on gagne la seconde pour retourner au QG. Ce n'est que quand la porte claque que la pression retombe légèrement. "Equipe 3 - ok - objectif atteint. Equipe 2 perte d'un homme. Equipe 1 tout va bien ?!!" L'équipe 1, celle de Nina, dont la mission était la plus importante à mes yeux.

Je grimpe à l'arrière de la camionnette, à l'abri, et enroule mes bras autour de ma poitrine. Contre mon cœur, Tomas couine plus qu'il ne pleure, et j'ouvre ma veste à nouveau pour qu'il ait un peu plus d'air. Tous mes membres tremblent dangereusement, mes mains crispées dans mon dos à m'en faire blanchir les phalanges, mes genoux s'entrechoquant. Je ferme les yeux, mâchoires serrées, et j'ôte mon oreillette dès que la voix de Slavenko retentit dans cette dernière. Il est en vie, c'est tout ce que je suis capable d'entendre pour le moment. C'est l'allemand qui lui répond que tout est ok pour nous aussi. J'ai besoin de quelques instants pour reprendre mes esprits et être capable de gérer la suite, parce que ce n'est pas fini pour moi. Je me fiche bien de ce que Camenko et son frère ont prévu, de ce qui fait ou non partie du plan, je n'irais nulle part sans être certaine que Tomas va bien.

Quand je suis en mesure de bouger sans trop trembler, j'ôte l'intégralité de mes armes et de mon équipement militaire. J'ordonne au chauffeur de m'emmener à la clinique de l'Europe, et une fois que je suis certaine que ma tenue n'est pas suspecte, je sors du véhicule pour me pointer au service de pédiatrie d'urgence, Tomas toujours serré contre moi dans son porte-bébé. Il aurait du recevoir la visite d'une sage-femme aujourd'hui, et hier également, pour surveiller son poids, sa température et ses signes vitaux, c'était la condition pour qu'on nous laisse sortir. Or personne ne savait où il se trouvait, personne n'est venu chez Jelenko, et comme nous sommes sortis de la clinique en avance j'ai peur que son état ait empiré. Comme je ne veux pas alerter le monde entier en disant la vérité, je me présente en disant que mon bébé a eu de la fièvre et que je veux seulement m'assurer que ce n'est rien de grave. Il est suffisamment jeune pour qu'on me prenne au sérieux, et mon dossier étant enregistré ici le médecin de garde comprend mes angoisses. Il n'y a que peu de monde dans la salle d'attente, les gens préfèrent les hôpitaux publics, et nous passons donc rapidement pour une consultation.

Sarajevo, 1h38

Un des allemands me répond que tout est ok et nous mettons le cap vers la planque. Mais en chemin, le conducteur de la camionnette de Nina m'informe qu'ils sont à la clinique de l'Europe. Je demande si elle ou le bébé ont été blessés mais ce n'est pas le cas. Alors autant dire que je jure méchamment et lui passe un savon pour avoir dérogé aux ordres, avant de lui ordonner de ne pas bouger de la camionnette et d'attendre Nina pour me la ramener, par la peau du cou s'il le faut. Elle est complètement inconsciente et en cet instant je comprends mon frère parce que je l’étranglerais bien moi-même s'être aussi stupide. Habillé comme je ne suis, je ne peux de toute façon rien faire et je rentre comme prévu à la planque. Une fois là bas, j'envoie un message très bref à Camenko - mission accomplie - sans préciser pour Nina et je me défais rageusement de mon équipement.

Dans le brouhaha de la planque - les hommes sont satisfaits malgré la perte d'un des leurs - je fulmine intérieurement, ne gardant mon sang-froid que pour ces mercenaires avec qui j'ai accomplie cette mission, ils ne méritent pas ma colère. Quelqu'un me tape dans le dos et me donne une bouteille de vodka que je bois à même le goulot tout en continuant à me défaire de ma lourde veste. Je me fous en tee-shirt, m'essuie avec une serviette en échangeant quelques mots avec les hommes. Je trompe mon impatience.

 Vu l'âge de Tomas, et le stade de prématurité auquel il est né, il ne nous faut que peu de temps pour être pris en charge. Comme j'ai signalé qu'il avait de la fièvre, le pédiatre commence par vérifier sa température, et je tombe des nues en blêmissant lorsqu'il me confirme qu'elle est élevée. Je n'ai pas pris le temps de vérifier, je ne me suis pas posée la question, je n'ai pas imaginé un instant qu'il puisse être malade. J'ai eu peur qu'il n'ait pas pris assez de poids, mais dans la précipitation de la mission je n'ai pas touché son front, son dos pour vérifier qu'il n'était pas trop chaud. Mes mains se mettent à trembler le temps que dure l'examen, et je reste à distance de la table sur laquelle repose Tomas, qui s'est remis à pleurer. Le pédiatre m'informe qu'ils vont devoir lui faire des analyses, et je refuse de le quitter des yeux, sous aucun prétexte. Ils lui font donc une prise de sang, qui à son âge consiste seulement à lui piquer le talon pour récupérer quelques gouttes de sang, et d'autres tests auxquels je ne comprends rien.

Je reste dans la chambre avec mon fils, et le pédiatre sort en me prévenant qu'ils me tiendront au courant des résultats. Je sors mon téléphone pour appeler aussitôt Slavenko et le tenir au courant, il ne pourra pas m'en vouloir d'avoir couru à l'hôpital puisque j'ai visiblement eu raison de le faire ! Quelques instants plus tard, je raccroche en sachant qu'il va nous rejoindre, et je dois sortir pour aller demander de l'aide à une infirmière qui passe, honteuse. Je n'ai rien pour m'occuper de mon fils, pas de couches, pas de lingettes, pas de biberon non plus et j'ai l'impression de ne plus savoir m'y prendre. Est-ce qu'il a faim ? Est-ce que je dois essayer de le remettre au sein ?

Sarajevo

Je raccroche, contrarié, et comme je me suis isolé dans la chambre, je finis de me changer. Je n'ai pas le temps de prendre une douche mais j'enfile un pantalon de jogging propre, des baskets, un gilet zippé par dessus mon tee-shirt. Je vais me laver les mains et le visage, les essuie soigneusement vérifiant que je n'ai pas du sang sur la peau. Une fois prêt, je fourre mon flingue dans ma poche et j'emporte la nacelle du bébé. Je suppose que ça sera utile pour le retour. Je prends la camionnette pour filer à l’hôpital e une fois sur place, je renvoie les deux allemands. Je dois laisser mon beretta dans la boite à gants mais j'emporte la nacelle du landau

J'entre dans l’hôpital et à l'accueil je demande ma femme et mon fils. On me dirige vers une chambre d'examen où je trouve Nina et Tomas. Je suis tendu, inquiet et pas de la meilleure humeur au monde. Je pose la nacelle à l'entrée de la chambre et fonce vers le berceau. J'aurais cru que les retrouvailles avec mon fils auraient été joyeuses mais la loi de Murphy est contre moi. On en a pas assez bavé faut croire. Je me penche sur le berceau, tend la main vers mon fils qui chouinasse doucement "hé beba."Je caresse sa joue avant de me redresser pour me tourner vers Nina. "Dans combien de temps on aura les résultats ?"

 L'infirmière m'amène de quoi le changer, quelques couches et des lingettes, ainsi que quelques uns de ces minuscules biberons de lait tout prêts au cas où, parce que je prétends qu'il a parfois du mal à téter. La réalité, c'est que je ne sais plus ce qu'il a du mal à faire ou non, Aleksandra l'a nourri au biberon durant quarante-huit heures ! Heureusement que j'avais accès aux vidéos, autrement je n'aurais même pas été en mesure de répondre aux questions du médecin lorsque ce dernier m'a demandé s'il avait vomi ou non, s'il avait du mal à dormir ou ce genre de choses. Je tente péniblement de mettre Tomas au sein lorsqu'il se met à pleurer, mais il continue de chouiner alors je tente un biberon, qu'il tète avec difficulté, sans même en boire la moitié. Je viens tout juste de le poser dans le berceau quand la porte s'ouvre sur Slavenko.

Je perçois la colère, l'agacement, la déception aussi je crois, sur ses traits et dans le son de sa voix lorsqu'il s'adresse sèchement à moi. Je ne regrette pas de n'avoir pas demandé l'autorisation pour venir, ils ne m'auraient pas laissée le faire autrement, j'en suis sûre. « Je ne sais pas, ça ne devrait pas être très long... » Je ne me suis pas assise, je ne tiens pas en place malgré la fatigue évidente et je tourne en rond dans la chambre, jetant régulièrement des regards inquiets à Tomas. Au-delà de l'angoisse que je ressens pour mon fils, la peur que j'ai eu de perdre Slavenko refait surface et je lève sur lui un regard inquiet. « Tu as été blessé...? »

Sarajevo

JL'inquiétude me noue le ventre et j'ai du mal à redescendre en pression. L'assaut bouillonne encore moi, l'adrénaline le dispute avec la fatigue et une rage sourde mal endiguée. Mais surtout l'inquiétude domine pour mon fils. Je sais qu'Aleksandra venait de nourrir Tomas juste avant l'assaut, elle l'avait recouché dans son berceau et il s'est passé moins d'une heure depuis. J'en déduis qu'il ne pleure pas parce qu'il a faim et le biberon à moitié plein en témoigne. La joue du nouveau-né est chaude et il est en body pour évacuer la chaleur. Nina me demande si je suis blessé et je bloque un regard fixe sur elle durant quelques secondes avant de répondre. "non, je n'ai rien." En fait, je ne comprends pas sa question. Visiblement je ne suis pas blessé et avant ça - dans la camionnette par exemple - elle ne s'est pas posée la question.

Comme Tomas se met à pleurer - à sa façon, de ce petit cri plus faible que les bébés nés à terme même si deux semaines il a pris un peu de voix et de force. Je le prends du berceau pour le tenir dans mes bras. Il tient facilement sur mon avant bras et ma main, repliés contre mon ventre. Je le berce doucement et il se calme, somnolant contre moi ce qui me procure une drôle d'émotion que je verrouille avec les autres. Si je m'interroge maintenant, je vais péter un plomb, je le sais. d'un ton plus doux, je demande à Nina "Est-ce que tu peux me trouver de la flotte ? Je crève de soif." Si on doit attendre les résultats et que ça s'avère long, je vais mourir de soif. J'ai bu une rasade de vodka avant de devoir quitter la planque. Tandis que Nina sort de la pièce, je consulte mon téléphone qui a vibré. Je réponds brièvement, sans fioritures "ok" Je refoule les questions qui se bousculent en posant les yeux sur mon fils.

 J'étais en réalité morte d'inquiétude pour lui, seulement j'ai dû verrouiller cette émotion bien loin sous les autres parce que je ne pouvais pas me permettre de péter les plombs. Personne ne semble réaliser à quel point je suis à fleur de peau, et ce depuis plusieurs semaines. Notre vie est compliquée depuis des mois, mais clairement depuis la première fusillade lors du gala, elle a pris une tournure bien plus difficile encore et je suis à présent une fiole de nitro susceptible d'exploser à tout moment. Je ne pouvais pas me permettre de m'inquiéter pour quelqu'un d'autre que Tomas, et là encore je m'en suis seulement tenue au plan... a celui que j'avais en tête, du moins, mais il a toujours été très clair dans mon esprit que je l'emmènerais à l'hôpital dès qu'on l'aurait récupéré. Je suis certaine qu'Aleksandra a fait de son mieux, mais ça n'aurait jamais été suffisant pour un bébé prématuré, sorti trop tôt de la clinique et supposé rester sous étroite surveillance ! C'est moi qui ai fauté la première, baissant ma garde en le quittant des yeux lorsque je suis allée me doucher le jour de la sortie. 

J'opine, à peine rassurée de savoir que Slavenko n'est pas blessée. Je n'arrive pas à éprouver le moindre soulagement, la pression refuse de redescendre. Je les observe tous les deux, Slavenko calmant aisément son fils, avec une drôle d'impression qui me noue la gorge. L'idée me traverse que, déjà, il s'en occupe mieux de moi. Lui ne l'aurait pas quitté des yeux, c'est certain. Tout ça ne serait jamais arrivé s'il avait pu rester près de nous à l'hôpital. 

Sa requête me ramène à la réalité et je cligne des yeux, le temps que ses mots forment une phrase sensée dans mon esprit. « Oui, j'y vais... » Je quitte la chambre et m'aventure dans le couloir pour trouver deux gobelets que je remplis d'eau à la fontaine. Je n'ai même pas mon sac à main, pas de papiers, pas de chéquier pour régler la consultation. Rien. Je ramène son verre à Slavenko, le pose dans un coin sans croiser son regard. « Il faut que j'aille aux toilettes. » Et je m'éclipse à nouveau.

Sarajevo

Je n'ai pu rester avec mon fils que le jour de sa naissance et la nuit qui a suivi, alors pouvoir le tenir dans mes bras après cette séparation trop longue me bouleverse et m'émerveille tout à la fois. Je ne veux pas croire le destin si cruel qu'on me l'enlève à nouveau. Les bébés ont toujours des bobos, des rhumes, de la fièvre. Je suis sur que ce n'est pas grave alors pourquoi je stresse comme ça ? Nina revient avec un verre d'eau que j'avale en deux goulées tandis qu'elle va dans la salle de bain où se trouvent les toilettes. Je marche lentement autour de la pièce parce que si je m'arrête, Tomas pleure. Alors je marche à tous petits pas, inlassablement. Je consulte ma montre. Camenko est à Banja Luka et il ne pourra pas revenir avant plusieurs heures. Que faudra-t-il faire après ? J'imagine que je devrais aller à la planque ou au QG et une grosse appréhension me prends. Ce n'est que parce que j'ai mon fils dans les bras que je ne frôle pas la crise de panique.

La porte de la chambre s'ouvre, et un médecin entre avec un dossier sous le bras "ah voilà donc le petit...Tomas. Vous êtes son père ? On m'avait dit que c'était la maman qui était là." "Elle est dans la salle de bain." "Très bien, posez le sur la table d'examen, on va regarder ça à nouveau." "est-ce que c'est grave docteur ?"

 Je m'enferme dans la salle de bain un instant, j'ai encore besoin de reprendre mon souffle. A dire vrai je ne me sens pas très bien, je crois que j'ai des vertiges, et l'angoisse me mord si fort que j'ai envie de hurler. Mais je ne crie pas, je ne pleure pas. Je passe aux toilettes, me lave les mains avant de me passer de l'eau sur le visage, répétant les gestes qui ont été les miens durant les dernières quarante-huit heures, pour maintenir à distance les crises de panique. C'est la voix du médecin dans la chambre qui m'impose de sortir, et j'abandonne mon refuge pour retourner auprès de mon fils.


Mon teint est pâle, mes sourcils froncés par l'inquiétude, je dois avoir pris dix ans dans la tronche avec les derniers mois que j'ai passés. Je m'approche de Slavenko, et même si je sais qu'il doit m'en vouloir plus que de raison, je cherche sa main dans une quête silencieuse de son réconfort. « Non, à priori ce n'est rien de grave, les résultats ne montrent rien d'alarmant, et la fièvre n'est pas très haute. C'est impressionnant parce qu'il est prématuré, mais il n'y a pas de raison de s'alarmer. On va vous donner du paracétamol, pour faire tomber la fièvre, c'est tout ce qu'on peut faire pour le moment. » Il s'adresse à chacun de nous, regardant tantôt l'un, tantôt l'autre, d'un air bienveillant qui détonne avec le reste de la nuit que nous avons passée. « Il va falloir prendre sa température régulièrement pour s'assurer qu'elle baisse correctement, et le faire boire très souvent aussi. S'il n'y a pas d'autres symptômes alarmants, ramenez-le seulement dans quarante-huit heures pour qu'on fasse un contrôle. Il faut surveiller son poids aussi. Et si la fièvre peut vous inciter à le découvrir, essayez de le maintenir au chaud malgré tout, il ne régule pas bien sa température pour l'instant et ça risquerait d'empirer les choses. » 

Autant dire que je suis quasiment au garde à vous quand le médecin entre et parle, comme si j'étais devant un supérieur hiérarchique énonçant la mission. Je suis encore un petit trop "dedans", tendu à bloc. Nina glisse sa main dans la mienne et je la serre, me raccrochant à elle pour tenir le coup. Heureusement que les nouvelles sont rassurantes parce que je ne sais pas ce que je ferais sinon. J'écoute les consignes avec cette attention particulière malgré la fatigue. Naturellement, je laisse Nina prendre le lead sur la conversation, m'effaçant en restant simplement là, attentif.

Une fois que le médecin a fini et qu'il nous donne les médicaments pour le petit, je vais chercher la nacelle pour qu'on puisse y mettre Tomas. Je la pose sur la table pour que Nina puisse y mettre le petit. Je pose ma main dans le dos de Nina. "Je vais aller payer et je reviens. La camionnette est devant mais attend moi pour y aller, je porterais la nacelle." Je m'éloigne pour sortir de la pièce et me coltiner l'accueil et les formalités de règlement. Il est risible de penser que l'assaut a pris 5 mn et qu'on a passé dix fois plus de temps à la clinique !

Je rejoins Nina et on regagne la camionnette. Je m'assieds au volant et je pose une question qui je crois ferait hurler Camenko mais je ne supporte plus l'idée de Nina dans la planque, et encore moins que mon fils ne soit pas à la maison, chez nous. "Qu'est-ce que tu veux faire ? Tu veux que je te ramène à la maison ?"

 Je fronce les sourcils aux paroles du médecin, peinant presque à croire que tout aille réellement bien pour Tomas. Il doit y avoir autre chose, ce n'est pas possible autrement. Quand on reviendra dans deux jours, on nous annoncera que les analyses sont mauvaises, que ses poumons fonctionnent mal, qu'il a chopé une maladie hyper rare ou je ne sais quelle autre catastrophe. Parce que toutes les catastrophes du monde sont toujours pour nous. J'écoute attentivement toutes les consignes qu'il nous donne, et je noie le médecin de questions auxquelles il ne prend la peine de répondre, je crois, que parce qu'ils sont extrêmement bien payés dans cette clinique. Je demande des trucs idiots, du genre est-ce qu'il faut lui donner des bains plus chauds que d'habitude, est-ce qu'il faut lui donner de l'eau, est-ce qu'il faut mettre le chauffage, et j'en passe. 

Lorsque je le laisse enfin partir, je pose un regard anxieux sur mon fils, laissant Slavenko prendre les choses en main. Je reste là, immobile, à observer Tomas qui s'est rendormi dans la nacelle, le temps qu'on puisse y aller. Je me laisse tomber sur le siège passager de la camionnette, soudainement abattue par une lourde vague de fatigue. Je lève sur Slavenko un regard désemparé, perdu. Je serais prête à accepter n'importe quoi, je n'ai plus d'exigences, je ne cherche pas à faire de caprices, ni à désobéir à tout prix. J'avais seulement un besoin viscéral de m'assurer que notre fils allait bien. Pourtant sa proposition me fait monter les larmes aux yeux. J'ai cru que plus jamais je ne pourrais remettre les pieds chez nous. Silencieuse pour ne pas fondre en larmes, je hoche la tête pour toute réponse. 

"D'accord" Je démarre pour prendre une route que je n'ai pas pris depuis très longtemps. Je réfléchis, peinant à me souvenir quand ça a commencé et puis la date du 16 août me revient en mémoire. Six semaines. Ça fait six semaines. Je roule prudemment et il nous faut un bon quart d'heure pour arriver à la maison. Elle est inoccupée depuis un moment mais je fais d'abord le tour du quartier avant de venir ouvrir le portail. Je garde la camionnette dans l'allée, prends mon beretta dans la boite à gants en disant à Nina. "Reste-là, je reviens." Je descends de la voiture, fais signe à Nina de fermer à clefs et je vais ouvrir la maison, faire le tour pour vérifier que c'est sécurisé. C'est le cas, qu'il y ait quelqu'un aurait été étonnant, mais je préfère pêcher par excès qu'avoir d'autres ennuis.

Je reviens et toque à la porte de la voiture pour prévenir Nina qu'elle peut descendre. Je porte le landau et ouvre la voie jusqu'à la maison. Je pose mon précieux paquet sur le canapé et m'assure de bien verrouiller la porte. La maison est froide - autant la journée il fait beau, autant les soirées sont nettement plus fraîches - alors je m'active aussitôt à remettre en route le chauffage et à allumer la cheminée. Accroupi devant l'âtre à empiler le petit bois, je demande à Nina "Il y a un night shop, tu veux que j'aille acheter quelques affaires ? Tu as besoin de quoi ?" Le frigo est vide, les pièces ont été laissées telles quelles, tout semble figé, abandonné.