Le voyage est un retour vers l'essentiel [Ivana]

Depuis ce matin, il déambule dans les rues de la ville. Il a une tenue sur laquelle beaucoup se retournent, visiblement surpris par l'accoutrement.
Faut dire qu'il a tout du touriste américain beauf de base. Un bermuda et une chemise hawaïenne. Des cheveux un rien trop longs par rapport à d'habitude. Il ne s'est pas rasé depuis une semaine non plus et sa barbe est déjà bien épaisse. Il porte des lunettes de soleil, mais ça, en soit, ça n'est pas surprenant quand on le connait. Ses yeux bleus souffrent bien trop de la luminosité en permanence et franchement, y a bien que quand il flotte qu'il les abandonne.

Fatigué de sa marche et ayant franchement faim alors que le soleil arrive à son apogée – ce que sa montre lui confirme – il s'installe à la terrasse d'un restaurant. Il saisit la carte et plisse des yeux.
Outre la luminosité, il a un problème de lecture qui est évident si on le regarde faire. Ses lèvres bougent à mesure qu'il déchiffrent les mots.
Heureusement, il a de la chance, la carte est bilingue. C'est une aide vraiment bienvenue.
Quand le serveur arrive à sa hauteur, il commande, dans un serbe hésitant, chaotique mais plein de bonne volonté, une bière, une salade du chef et un plat local totalement imprononçable.

Face à l'effort de l'américain, le serveur a un sourire plutôt bienveillant et ne tarde pas à ramener déjà la boisson.
Clint, lui, pose son appareil photo, un vieux, lourd, avec une pellicule à l'intérieur, qu'il pose sur la table, à côté de lui. Son sac à dos rejoint la chaise à sa droite et il l'ouvre pour sortir un plan de la ville. Avec un stylo, il raye les batiments devant lesquels il est passé aujourd'hui.

Puis, voyant que personne ne le regarde vraiment, il sort de son sac un paquet de clopes, en allume une avec un air coupable jusqu'à ce qu'il exhale, avec un soupire heureux, la fumée.
C'est calme autour de lui et il apprécie. Il détaille la place sur laquelle il se trouve, semblant chercher quelqu'un du regard.

Sa famille n'est pas loin, Saskia le sait. Ils sont là, éparpillés, représentés par les membres de Tigrovi dont la réputation n'est plus à faire. Elle qui aurait dû être parmi eux erre pourtant seule dans les rues de Sarajevo, exaltée par l'idée de savoir sa vengeance si proche. Jelenko n'est pas venue la secourir dix-neuf ans plus tôt et c'est maintenant qu'il va en payer le prix. Saskia sait ce qu'elle fait, Saskia n'a plus qu'à faire preuve d'un peu de patience. Et ce sont les rues de la capitale bosniaque qui l'empêchent de pousser une colère et d'agir dans la précipitation.

Les mains dans les poches de la veste légère qu'elle porte, celle dont les cheveux ondulés ont été réunis en un chignon brouillon traverse la route, s'engage dans une rue dont elle reconnaît les bâtiments pour y être passée la veille. Tout est si différent de Subotica dont elle garde des souvenirs floues et de Pristina, sa terre d'accueil. Elle peine à s'y sentir chez elle mais au fond, est-ce si important ? A-t-elle besoin d'avoir le sentiment d'être à sa place pour prendre sa revanche ? Ce territoire est un terrain de jeux, pas un lieu qu'elle doit obligatoirement appeler "maison".

Elle hoche la tête comme pour répondre à cette question silencieuse, comme pour chasser ce drôle de sentiment qu'elle ne saurait comprendre. Une maigre diversion, bientôt remplacée par un objet posé sur une table d'un restaurant non loin de l'endroit où elle se trouve. Un appareil photo argentique. Il y en avait un comme celui-ci chez les Drazavic lorsque Saskia était enfant. Revoir un objet du passé aurait dû la ramener à cette haine qu'elle porte à son paternel mais c'est son côté artistique qui prend le dessus à cet instant. Cela fait si longtemps qu'elle parcourt les rares antiquaires de Pristina pour trouver un objet du même type. Elle s'approche, presque par réflexe, ne songe pas un instant au fait que l'étranger pourrait voir en sa présence un réel dérangement.

« Ça fait une éternité que je n'avais pas vu un appareil comme celui-ci. Vous êtes photographe ? », demande-t-elle lorsqu'elle arrive à deux pas de la table.

Puis son regard rencontre l'incompréhension de son interlocuteur et elle répète sa question dans un anglais bancal, son accent serbe coupant chaque mot.

Clint relève les yeux, surpris d'être ainsi abordé. Hein ? Quoi ? Il lui faut quelques secondes pour sortir de ses pensées, revenir à lui et capter qu'elle lui parle bien. Et comprendre ce qu'elle dit.
En deux ans ici, son serbe s'est nettement amélioré. Les séances d'orthophonie à la suite de son accident ont été faites en anglais et en serbe, parce que tout le monde se demandait ce qu'il foutait là. Il a appris ou réappris la langue. Enfin d'après ses compétences, il dirait bien « appris » mais il avait dû l'entendre auparavant car des sonorités lui étaient familières.
Aujourd'hui, il baragouine plutôt bien. Oh il fera pas une conférence en serbe hein mais au moins pour la vie quotidienne, il se démerde pas trop mal.
Mais entre son look de touriste de base et son air probablement perdu, elle a embrayé dans un anglais qui valait sûrement son serbe.
Alors Clint sourit. Bien sûr, il garde à l'oeil son appareil photo. Avec sa dégaine, il est un parfait pigeon pour voleurs à la tire. Mais il connait plutôt bien la ville – pas forcément ce coin-là parce qu'il évite les zones où il y a trop de monde, ce qui l'angoisse profondément en général – et  du coup, plutôt confiant – ou naïf – il secoue la tête gentiment. Il lui répond en serbe.

Pas du tout. Un vieux souvenir.

Un des quelques objets retrouvé sur lui il y a deux ans. Y avait pas de pellicule, pas de photo, rien. Pas de souvenir donc. Mais il avait gardé l'objet par habitude, par... Espoir de faire le lien avec le passé. En vain évidemment. Mais il y était attaché. Il tenait à tout ce qu'il y avait dans le sac en vrai.

Cela dit, il est en état de marche. Et il ne fait pas de cadeau avec les amateurs dans mon genre.
Vous vous y connaissez ?

La seconde phrase est en anglais. Simple bug ou problème de vocabulaire ? Difficile à dire. Mais il est revenu au serbe avec une certaine spontanéité pour l'interroger.

Un éclat surpris passe dans les yeux de Saskia lorsque son interlocuteur lui répond en serbe. Elle l'a pris pour un touriste lorsqu'elle s'est approchée et qu'il a semblé ne pas comprendre ce qu'elle lui a dit. Il faut dire qu'il a la tenue parfaite pour passer pour un Européen ou un Américain venu découvrir une nouvelle culture. Quelqu'un qui est né ici ne se serait sans doute pas promener avec un bermuda et une chemise hawaïenne que Saskia classait volontiers dans la catégorie du mauvais goût. Mais il faut croire que ce n'est qu'apparence et qu'il maîtrise le serbe un peu mieux qu'un touriste lambda.

Un léger rire franchit les lèvres de la jeune femme lorsqu'elle comprend que l'appareil lui donne du fil à retordre. Oh, elle ne se moque pas. Sa remarque l'a simplement renvoyé à une époque révolue durant laquelle elle s'était mise en tête de devenir photographe et qu'Artem lui avait dégoté un appareil avec lequel elle n'avait jamais su faire de beaux clichés. Autant dire qu'elle a vite abandonné l'idée et qu'elle est revenue à ses pinceaux avec une détermination nouvelle.

« Pas aussi bien que je le voudrais. La photo n'est pas mon art de prédilection même si j'ai déjà eu quelques argentiques entre les mains. Mais je connaissais quelqu'un qui avait quasiment le même. », répond-elle en serbe, l'usage de cette langue étant bien plus simple que l'anglais pour elle.

Elle aurait pu dire "mon père" et utiliser le présent mais les mots ne franchissent pas ses lippes. Elle ne parvient plus à voir Jelenko Drazavic comme son paternel. Mais les souvenirs de son enfance demeurent et avec eux vient l'image de cet appareil photo.

« Ces appareils sont toujours un peu capricieux. Vous devriez trouver quelqu'un pour vous aider... ou passer au numérique. Mais les photos auront sûrement moins de charme. En tout cas, en terme de points de vue, il y a de quoi faire en ville. », ajoute-t-elle dans sa langue maternelle mais suffisamment lentement pour se faire comprendre.

Clint voit la surprise passer sur son visage. Il s’y attendait. Les gens sont toujours surpris qu’il baragouine pas si mal que ça le serbe. Oh, c’est loin d’être parfait mais c’est bien suffisant dans le coin. En tout cas, les gens sont toujours vachement plus sympas avec lui quand ils réalisent qu’il fait un effort d’intégration.

C’est pas mon talent premier non plus la photo.

Il aimerait bien savoir ce qu’il aimait avant. Hormis la photo apparemment. Parce qu’il est une vraie tanche désormais. Mais il avait ça dans son sac alors il en prend un soin énorme. Comme ces fringues chelous qu’il porte. Il les a soigneusement nettoyées et entretenues, il les porte de temps en temps parce que c’est ce qu’il portait quand on l’a retrouvé sur les rives. Il fait parfois de petits périples en ville avec ça, pour voir si les gens se rappellent. Et ça tombe toujours à l’eau, sans mauvais jeu de mots.

Je crois que les argentiques se ressemblent tous. Enfin… Pour moi ils se ressemblent tous.
Mais… il a une valeur sentimentale alors j’ai du mal à le lâcher.

Malgré la difficulté à trouver des pellicules et à les foutre, avec ses grosses paluches, dans le boitier. Et malgré le prix aussi, qui ressemble quand même vachement à du racket. 

Je dois dire que les photos sont moches mais au moins j’ai le mérite d’essayer. Et puis j’ai tout mon temps.

Pas comme s’il errait pas dans ces rues depuis deux ans. Ses yeux se posent sur elle, réfléchissant soudain.

Mais du coup vous avez un ??? Hummm.

Il tente de prononcer ce qu’elle a dit, dont il comprend le sens plus qu’il ne maitrise les mots.

« art de prédilection » ?

Pas sûr qu’il ait répété correctement mais vu qu’elle vient d’en parler, avec un peu de chance, elle aura compris ce qu’il voulait dire. En espérant qu’il ne l’ait pas traité de ulcère de chèvre avarié, comme c’est arrivé une fois.