[ELSIE ] - Regarde pas en arrière, c'est pas là que tu vas.

Date de naissance (rp) : 01/03/1969

1h37

Kimia, la plus jeune et la plus vigoureuse de ses mouflettes, venait de partir à vélo dans un franc coup de pédale, le panier et le porte-bagages encore chargé de victuailles, même à cette heure. La place du bazar, que la chaleur estivale chargeait encore raisonnablement, même à cette heure, bourdonnait à travers la porte restée ouverte et coincée par un saut de sable qui faisait aussi office de cendrier. Deux sœurs plus âgées nettoyaient les tables à coup d’une lavette humide qui éparpillait la crasse plus qu’elles ne la faisaient disparaître, pendant que les cuisinières terminaient de nettoyer la cuisine, laquelle ne servait plus que par intermittence à cette heure avancée de la soirée. Azar, la main levée chargée de son téléphone, cherchait le wifi des voisins pour utiliser WhatsApp ; la seule communication téléphonique possible compte tenu de leur peu de moyens financiers se réduisait la plupart du temps au poste fixe placé derrière le comptoir.

Mahyar qui avait entamé sa compta, comme à cette heure peu de gens passaient pour bouffer, releva la tête lorsqu’une silhouette passa la porte.

« Bonsoir. » La salutation parcourut une demi octave alors que les trois autres personnes présentes la répétaient en écho. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »

Date de naissance (rp) : 07/04/1996

Je ne passe d'ordinaire jamais par ici pour rentrer chez moi. Et pour être tout à fait honnête, je n'ai guère l'occasion de venir arpenter les allées du bazar ottoman, même lorsque je suis en repos. Mais depuis que j'ai pris la décision de déménager, je peine à trouver le courage de rentrer à l'appartement. Peut-être parce que les mots de Yulian tournent encore dans mon esprit, et que je crains d'ouvrir la porte sur un psychopathe, m'attendant arme au poing sur le canapé. Je n'ai jamais été très craintive pourtant, sinon je ne me serais pas installée seule dans l'un des quartiers les plus glauques de Sarajevo, et je n'aurais pas accepté de recevoir chez moi des criminels blessés. En revanche, je commence peu à peu à réaliser que c'était sans doute une mauvaise idée.

Je suis fatiguée de ma soirée à l'hôpital, mais surtout je suis affamée, et les odeurs qui me parviennent des quelques échoppes encore ouvertes du bazar ne font rien pour arranger ça. En fronçant les sourcils, je m'approche d'un fast-food qui semble encore en service. Sitôt la porte passée, une voix rauque m'interpelle, posée et basse. Je plisse le nez, un peu gênée. « Bonsoir. » J'avise les jeunes-femmes en train de nettoyer la salle. « Excusez-moi, j'ai été attirée par l'odeur, je pensais que vous étiez encore ouverts... »

Awful

Date de naissance (rp) : 01/03/1969

Mahyar acquiesça d’un signe de tête lent et posé, ayant jaugé la demoiselle en une demi seconde, d’un seul regard et estimé qu’elle ne poserait pas de problèmes et mangerait comme un petit oiseau et non pas comme une pleine famille de Balkans pur jus tout juste sortis d’un combat clandestin.

« C’est encore ouvert. » Il attrapa du regard sa fille perchée à son téléphone. « Va commencer la compta, Azar. » lui ordonna-t-il en persan.

Sa progéniture se leva sans faire d’histoires, contourna le comptoir et disparut dans l’arrière boutique après avoir chopé une partie de la caisse de la journée pour commencer le lent décompte de ce qu’ils avaient gagné, et le second, de ce qu’ils gagnaient réellement après avoir reversé leur taxe aux Perzi.
Mahyar fit signe à la visiteuse d’approcher.

« J’ai écoulé mon plat du jour mais il me reste ces petites choses-là. » Il désigna un ensemble de diverses entrées typiquement balkanes, douces comme épicées, qui reposaient dans la vitrine froide comme dans un cercueil de verre et qu’il ne pourrait plus vendre quand la boutique serait fermée. « Vous mangez sur place ? »

Date de naissance (rp) : 07/04/1996

Les lieux dégagent une ambiance étrange, particulièrement calme en comparaison du reste du bazar ottoman. La nuit est tombée mais les alentours ne dorment jamais tout à fait, et il émane du propriétaire une aura presque rassurante de sérénité. Elle apaise la tension que j'ai accumulée tout au long de la journée, à force de courir partout dans les couloirs de l'hôpital.

J'approche à pas feutrés, baissant le nez et les yeux sur les préparations qu'il me désigne. « J'aimerais bien, oui. Mais si vous alliez fermer, je peux les prendre à emporter aussi. » J'aurais voulu pouvoir me poser un peu pour laisser retomber la pression, mais aussi prendre le temps d'être ailleurs que chez moi ou à l'hôpital. C'est malheureusement assez rare que j'en ai l'occasion, surtout lorsque je sors de nuit comme c'est le cas maintenant. Les seules établissements ouverts sont en général mal fréquentés, mais ici je me sentirais presque en sécurité. On reste à Sarajevo, je ne baisse pas ma garde mais je ne pressens pas de danger imminent, en tout cas.

Je plisse le regard, esquisse un sourire gêné. « Je peux en prendre une de chaque ? »

Awful

Date de naissance (rp) : 01/03/1969

Telle une petite souris, la demoiselle se rapprochait furtivement avec l’idée claire de ne pas déranger, attitude que Mahyar souligna d’un regard bienveillant sans la presser.

« Je vous fais un panaché à prix réduit. De toute façon c’est ça ou je suis obligé de me débarrasser de la marchandise. »

Il s’agissait d’un état de fait sur lequel le voile de l’hypocrisie commerciale avait été levé avec la fraîcheur amère de la nuit ; Mahyar ne se priva pas de regarder la visiteuse dans les yeux pour affirmer qu’il ne déconnait pas. Il restait commerçant, pas humanitaire. Bien sûr qu’il aurait pu refourguer la bouffe aux pauv’ clodos qui traînaient sur le bazar par dizaines, mais et s’il croisait le regard d’un ennemi des Perzi déguisé en badaud ? Trop facile de se faire enculer de nuit.
La bouffe ne quittait son enseigne que pour les clients qui savaient ce qu’ils faisaient : point. Il tenait trop au business et à ses filles pour s’attirer la moindre merde.

La main gantée au bout de laquelle pendait une énorme pince en métal, telle celle d’un gigantesque crabe, se saisit d’un ensemble de grillades et autres feuilletés et fritures pour les regrouper dans une assiette émaillée aux couleurs du pays qui dit-on, devait favoriser l’appétit.

« Vous pouvez vous installer. On ne va pas fermer tout de suite. »

Il venait de déposer l’assiette devant sa cliente lorsque des coups de feu retentirent sur le forum. Levant les yeux au ciel avec la lassitude de l’habitude, il se dirigea vers la porte vitrée pour la fermer.

Date de naissance (rp) : 07/04/1996

J'accueille sa proposition d'un sourire avenant, hochant la tête en signe d'assentiment. Je ne fais pas l'aumône, jamais je ne me suis attendue à ce qu'il me nourrisse gratuitement. En revanche, je suis contente de pouvoir goûter à tout sans que ça pose problème. C'est parfait, merci.

Je suis ses mouvements du regard tandis qu'il me prépare un assortiment, et ne m'éloigne que lorsqu'il me fait signe d'aller m'asseoir. Je prends place, encore un peu hésitante parce qu'ils étaient en train de nettoyer les lieux, à la table la plus proche du comptoir, et je lève sur le commerçant un regard souriant lorsqu'il dépose l'assiette pleine sous mon nez. L'odeur, pourtant délicieuse, a à peine le temps de me chatouiller les narines qu'un coup de feu me fait sursauter. Je me fige, suspendant le geste que j'avais pour m'emparer des couverts, et ma peau déjà claire doit avoir perdu deux teintes au moins ! Je ne suis pas à Sarajevo depuis suffisamment longtemps pour être habituée à l'insécurité de la ville, et je ne suis pas sûre malgré mes fréquentations de savoir jauger le danger. Je suis donc le restaurateur des yeux, inquiète, tandis qu'il semble encore parfaitement serein.

J'attends qu'il ait fermé la porte pour demander d'une voix mal assurée : Est-ce que... Enfin est-ce qu'on risque quelque chose ici ? Je ne connais pas très bien ce quartier et je réalise que je me suis peut-être aventurée un peu trop vite en territoire inconnu.

Awful

Date de naissance (rp) : 01/03/1969

Le regard noir de Mahyar suit derrière la vitre les ombres noires qui se faufilent sur le forum. Des vases sont renversés davantage par la fuite des touristes affolés que par les agresseurs. Ici, voilà bien longtemps qu’on ne craint plus les coups de feu. Ils font partie de la mélodie quotidienne et ne sont qu’une ponctuation de certains actes de la vie ; un peu comme la cloche d’une église qu’on entendrait plus à la force de l’habitude.

La demoiselle toutefois en semble contrariée. Mahyar n’éteint pas pour autant, pas plus qu’il ne tire les rideaux ; afficher son absence revient à donner le feu vert pour être attaqué, et les débris de verre coûtent une fortune.
Il a une pensée pour sa livreuse de fille dont l’instinct chevronné saura contourner le quartier à son retour pour passer par la porte de derrière. Une vraie petite soldate bien élevée.

Les mains dans les poches, il se retourne vers son unique cliente.

« Vous n’êtes pas d’ici, hein ? »

Date de naissance (rp) : 07/04/1996

Je suis d’un regard, visiblement anxieux, les gestes du propriétaire des lieux, s’étonnant une fois de plus de l’étrange sérénité qui habite les occupants de la ville. On pourrait s’imaginer, pourtant, que les guerres assassines ayant ravagé l’endroit les rendrait plus prudents, méfiants, toujours sur leurs gardes, peut-être même sujets à des crises d’angoisse. La plupart d’entre eux semble, au contraire, en avoir conservé une sorte de tranquillité fataliste, qui les pousse à penser que ce qui doit arriver arrivera, quoiqu’on fasse pour l’éviter. Je comprends, à sa façon de se détourner de l’entrée, que les coups de feu entendus ne sont pas inhabituels dans le coin.

Sans surprise, je secoue la tête à sa supposition, avouant dans un demi sourire, un peu gêné, comme s’il était honteux d’avoir peur alors que, de toute évidence, on peut crever à tous les coins de rues, dans cette ville de fous. « Non, je suis arrivée il y a quelques mois… J’ai encore du mal à me faire à… » Je chasse l’air d’un geste vague de la main. « Ca. » Je fronce le museau et me risque à demander, quitte à ce que ma curiosité apparaisse comme déplacée. « C’est… Comment vous faites, pour travailler dans ces conditions ? »

Awful

Date de naissance (rp) : 01/03/1969

Mahyar se détourne de la vitre comme on se détournerait d’un tableau au musée en se disant que c’est bien joli, mais que c’est passé, que ça ne fait pas notre affaire, tout ça. Bientôt les bruits se noient dans sa conscience, et il n’a plus qu’à s’occuper de sa petite bicoque de restaurant sans prétention. Il faudra sortir par derrière ; celui qui vient chercher les commissions des Panthers va passer par là, lui aussi. Il sait, il a l’habitude : trente ans d’habitude de père en fils.

« On s’y fait. » répond simplement le Balkan en haussant les épaules avec une tranquillité qui se détache de cette fresque saugrenue comme un mauvais collage. « Ca fait longtemps que je fais ça ici. Vous savez, la plupart des commerçants du coin ont vécu le siège, ils ont vécu la guerre. C’était pire avant. Y’avait l’armée à chaque coin de rue. Maintenant, c’est plus calme. »

Dans quelques minutes, l’affrontement sera passé comme une averse qui se calme. Mahyar désigne d’un geste tranquille du menton la nourriture disposée devant la demoiselle, l’air de suspecter qu’elle est mauvaise et ne lui convienne pas, des fois que la poudre qui pète au dehors ait un peu trop poivré ce festin exotique.

Tout à coup, un bruit métallique d’ouverture parvient à ses oreilles et Kimia sonne deux heures du matin du carillon de sa voix, relâchant d’un roulement d’épaules son sac de livraisons désormais vide.

« Le Pink est là. »

Le Pink, c’est celui qui de temps à autre vient chercher sa commission : le prix de la liberté, de la survie des filles, laissé par la mafia après la disparition de la mère. Une dette accablante, mais sans débordements, presque calme après ce qui vient de retentir au dehors.

« Veuillez m’excuser. » s’enfuit le Balkan pour quelques minutes.

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