Cet tré domage. || Legdre

Deirdre déboutonna son jean quand elle s’installa dans la caisse de location parce que son mètre soixante-cinq accusait désormais le modeste poids de cinquante-et-un kilos et C’ETAIT UN TRUC DE FOU.
Le mois qu’elle venait de passer à Brooklyn en compagnie d’Aidan lui avait mis du soleil sur la peau, sous la peau, dans les yeux et profondément dans...bref, vous imaginez un peu le délire. Elle rejeta sa tresse plus longue que jamais derrière le siège conducteur et entreprit de tester la boîte de vitesses de la berline qui pétaradait désormais nerveusement dans les rues – probablement parce que le coffre était bourré d’armes en pièces détachées arrivées par conteneur y’avait tout juste trente secondes. Elle passa un coup de fil à Legence en lui demandant où il était et s’il avait pas le cul enfoncé sur la bite d’un bosniaque, si elle pouvait passer le chercher pour causer affaires.
La voix de Leg avait sonné aussi bizarrement que les messages erratiques qu’ils avaient précédemment échangé, mais Dei n’en fit pas cas ; son instinct maternel doté d’un profond flair de prédateur ferait le reste quand elle l’aurait à côté d’elle.

Elle dérapa à côté de la silhouette féline sans se soucier de lui faire peur ou non, détacha sa ceinture pour se mouler sur le siège passager.

« Monte. J’ai du matos à livrer. Je t’indique la destination et toi tu m’expliques. »

Elle passa sa ceinture et entreprit de bourrer une pipe avec des gestes aussi précis que nonchalants.

Deirdre s’arrêta de bourrer sa pipe à l’instant où Legence s’installa. Sa docilité ne lui allait pas, son calme ne lui allait pas, sa manière de se soucier d’elle ne lui allait pas, ses fringues ne lui allaient pas, rien n’allait.
Elle était partie depuis un mois : qu’est-ce qui avait pu partir en couilles pendant un mois ?

« A côté de toi, n’importe qui aurait l’air en forme. »

Elle reprit son office tandis que Leg démarrait, se garda bien de poser une question au sujet de Jess, en espérant qu’elle n’avait pas crevé dans l’entreprise pour le mettre dans cet état ensuit.
Ca serait étonnant, même s’il avait sauvé la gamine mu par un soudain élan d’humanité, qu’il se mette dans cet état étrange pour une enfant.
Il savait très bien que Deirdre était prête à braquer le canon d’un flingue dans la seconde contre sa tempe s’il avait failli, de toute façon ; il l’avait dit lui-même en la ramenant.

« Prends ton temps. » répondit-elle simplement.

Une lueur maternelle gronda un instant dans les yeux de Deirdre tandis qu’elle guettait la moindre incartade à propos de la petite et s’éteignit quand elle fut assurée que Jess était hors de danger. Elle termina de bourrer sa pipe et se redressa. Leg tournait beaucoup trop autour du pot pour que tout aille bien et elle commençait à vraiment vraiment être contrariée par son attitude.

« Oui, ton fiancé. »

Pour le bien de la Terre, Wyatt et Deirdre ne s’étaient encore jamais croisés, et n’importe qui les connaissant gagnerait à espérer que cette rencontre n’arrive jamais.

« Il est mort ? »

Elle rentra direct dans le lard comme à son habitude, calant la pipe dans sa bouche. Elle baissa la vitre et alluma sa pipe avec de méthodiques inspirations du bout d’une allumette craquée, les braises naissantes illuminant son visage dans la nuit.

Le regard bleu glacier de Deirdre se posa sur Legence dans le noir. A la lueur des phares qui repeignaient l’asphalte dans la nuit, elle put voir la tension dans ses muscles, dans la manière absolument dégueulasse dont il conduisait par rapport à d’habitude, mais surtout, elle entendit la manière qu’il avait de contenir sa respiration.
Ca ressemblait à un sanglot stationné au bord des lèvres et elle n’appréciait pas du tout de faire cette supposition.

Elle tira sur sa pipe et jeta un œil au compteur de tours.

« Débraye s’il te plaît. »

Avec une froideur mécanique, elle passa la vitesse supérieure de la main gauche.

« C’est pas ta lambo, au dessus de quatre mille tours ça explose, ça. »

Elle ne prit pas le temps d’analyser les paroles ni même de juger la réaction que Legence déployait face à cette situation problématique. Elle se mit un instant à sa place, imaginant Aidan, mais imaginant surtout Daniel.
Parce que oui, quelqu’un qui vous oubliait, c’était finalement quelqu’un qui, quelque part, crevait.

« Et donc ? » l’incita-t-elle à continuer.

« En même temps t’es un bâtard de fils de pute Leg. » répondit Deirdre avec tout le naturel du monde sans prendre la peine de saisir des gants pour celui qui avait quand même simplement dit Ok, ben appelle quand tu sors alors, si tu sors. quand les larmes aux yeux elle l’avait informé qu’elle se faisait interner en HP voilà quelque temps maintenant. « C’est normal que tu fasses peur à quelqu’un qui s’est retiré du monde illégal. Moi aussi je fais peur à mon frère depuis qu’il est sorti de taule pour se marier tranquillement avec une gonzesse et lui faire trois gosses. A gauche au croisement. »

Elle agrippa la poignée au dessus de la fenêtre tandis que Legence faisait preuve de son manque de concentration en doublant violemment une caisse qui avait la bonne idée de se trouver sur son chemin.

« Et du coup, tu as coupé contact avec lui ? »

Elle attendait le plan d’action, en fait. Un ordre qu’il lui donnerait, même si c’était un ordre d’exécution comme il pouvait en donner dans les pires moments.
Mais non.
Il semblerait que dans cette situation, finalement, même Legence Ellroy ne savait pas quoi faire.

Effectivement tellement habituée à se foutre de tout, Deirdre ne comprit pas exactement pourquoi Legence l’engueulait alors qu’elle...n’avait rien à voir là dedans en fait. Elle était censée faire quoi au juste ?
Oui son mec l’avait oublié, mais c’était pas comme si, depuis un an qu’ils bossaient à Sarajevo ensemble maintenant, Legence avait donné l’impression d’en avoir quoi que ce soit à foutre de cet olibrius ?
Ce n’était pas possible, il ne pouvait pas y avoir que ça dans l’affaire.

Lorsqu’il bondit littéralement de la caisse comme un membre d’un couple en pleine dispute, Dei dut s’échapper à sa suite tandis que le commanditaire levait son flingue.

« WOH ! Tu baisses ça tout de suite, toi ! »

Elle ne frissonna même pas lorsqu’une volée de canons se pointa sur elle, éclairée dans toute sa stature longiligne par les phares blafards de la berline.

« C’est mon chauffeur, tu baisses ça sinon les armes tu peux te les foutre au cul. »



Quelques minutes plus tard, elle referma le coffre de la berline brutalisée et en éteignit le moteur pour le soulager histoire d’espérer repartir avec et pouvoir la rendre le lendemain. Le point de rendez-vous, un terrain vague excentré, demeurait désormais désert, vidé des commanditaires dont le vrombissement des bagnoles disparaissait dans le lointain.
Deirdre repéra Leg à l’odeur de sa clope et à l’inclinaison de sa stature. Il lui semblait à son retour avoir fait un bond de dix ans en arrière et rencontrer un Leg plus jeune, faiblard et peuplé par des...sentiments ?
Ca faisait vaguement peur comme perspective.

« Je peux pas comprendre quoi que ce soit si tu ne m’expliques pas, Leg, en fait. Regarde-toi, on dirait que c’est toi qu’a perdu la mémoire, mec. Je pars un mois et je te retrouve comme ça, tu sais pas gérer sans moi, ou quoi ? »

Elle haussa de ses épaules encore terriblement maigres.

« Qu’est-ce que tu attends de moi ? »

Donne-moi un ordre, n’importe lequel, parce que là frère je suis duper.

Compatir à la détresse sentimentale d’une personne pour qui on avait éprouvé une passion folle et viscérale demeurait une des tâches les plus délicates à laquelle s’acquitter en tant qu’être humain.
Deirdre, qui pourtant n’avait vécu qu’une réelle peine de cœur dans sa vie, quand elle avait appris que Daniel tout juste sorti de taule se tapait déjà une autre nana alors même que le divorce n’était pas prononcé, encaissait. Très probablement parce que ce Legence faiblard, trop lent et trop humain, ne suscitait ainsi plus chez elle l’attirance animale d’autrefois, nourrie de violence brute et de haine au goût métallique du sang.

Lorsqu’il annonça ne pas savoir, le soupir de l’irlandaise suivit le sien.

« Leg... »

Elle se pinça l’arête du nez, réfléchissant à une vitesse drastique comme seul un être malsain et sournois de son acabit savait le faire ; parce qu’elle savait le faire. L’habitude l’avait simplement cantonnée à la docilité tandis que Leg fomentait la plupart des plans d’attaque sans lui laisser le choix de les contester.

Elle avait envie de lui dire que quand elle était tombée amoureuse de lui et qu’il n’avait jamais manifesté la moindre attention à son égard pour des raisons évidentes, elle avait levé son cul et avait continué naturellement sa vie en rangeant ça dans un coin de sa tête. Elle avait envie de lui dire que Legence Ellroy, amnésie ou pas, n’était pas quelqu’un qu’on oubliait comme ça, et que tôt ou tard ça reviendrait dans la tête de ce Wyatt. Elle avait envie de lui dire que c’était pas en s’habillant comme un clochard que ça reviendrait.

Elle avait livré du fric, des tableaux, des armes, des organes, des êtres vivants.
Mais de la mémoire…

Deirdre releva les yeux.

« Leg, moi, je me souviens de toi. »

Ca valait rien, ça l’écarterait pas du bas côté de la friendzone tout aussi ambiguë qu’elle soit, mais c’était déjà mieux que rien.
Elle attrapa son bras et tira légèrement dessus pour qu’il s’approche.

« On va trouver une solution. » promit-elle d’un ton sans appel.

Et elle le prit dans ses bras.

Aaaah des fois Deirdre aimerait bien oublier la sale gueule de son partenaire de mission et employeur, mais ça ne marchait pas comme ça. Leg n’était effectivement pas quelqu’un qu’on oubliait comme ça, et Deirdre, très rancunière et observatrice, se souvenait de tous les visages, même seulement aperçus au coin d’une rue.
Ce qui faisait d’elle une redoutable pisteuse, ce qui pour une ancienne tueuse à gages était, on en conviendra, vaguement utile.

Une décharge d’étrangeté la secoua quand Legence se laissa faire ; pire, quand il lui rendit son étreinte. Elle avait rêvé sans honte de se faire démonter le bassin contre une caisse par Ellroy – et il l’avait fait, mais pas exactement dans une disposition érotique – mais demeurait peu encline aux embrassades.
Aussi celle-ci prit fin avant de renforcer l’ambiguïté douloureuse qui régnait entre eux depuis plusieurs années maintenant.

« Moi aussi j’suis contente, New-York c’est la mort. Aidan a déménagé a Brooklyn pour s’occuper de l’agence de voyage des Dahl. Le quartier est aussi merdique que le Bronx mais putain, qu’est-ce qu’on s’y fait chier. »

Elle tira quelques dernières taffes sur sa pipe mourante et désigna la voiture abandonnée, phare encore allumés comme deux grands yeux d’un monstre SF.

« Je vais aller rendre ce gros hippo et j’ai une course de rue après, il me faut du flouz. T’as qu’a venir. »

Elle se tourna vers lui et le pointa du bec de sa pipe.

« Et change-toi bordel. Si tu veux re-séduire ton fiancé y’a intérêt à ce que tu donnes au moins l’impression d’avoir un cul. »

« Si. »

Mais ? Mais c’était comme ça. Aidan faisait ce qu’elle voulait quand elle le voulait, et c’était pour ce caractère intimement déterminé que Deirdre continuait à faire des aller-retours d’une distance drastique et d’un décalage horaire indécent, et à porter le nom de cette charmante demoiselle.
Aidan avait parvenu à se défendre dans le Bronx pendant des années.

« S’il se passe quelque chose de toute façon tu sais comment je réagirais. »

Une lueur prédatrice, plus chaude que celle qui brillait dans les yeux de Leg à propos du même sujet, mais tout aussi dangereuse, passa dans ses yeux.

« Si ça peut te dépanner pourquoi pas. Je continuerai à taffer ici, aussi. »

Ca lui permettait de faire du mouvement dans sa vie ce qui convenait très bien à son caractère hyperactif.

« Parier ? Même pas courir ? Tu me déçois. »

Il s’agissait là d’un reproche sans valeur ni consistance car Leg, comme Aidan, et c’était là tout son charme, faisait strictement ce qu’il voulait.

« Je te préfère dans tes costards cintrés. »

Mauvaise réponse.

« Ca me fait moins honte. » ajouta-t-elle.





La périphérie de Sarajevo était noire de monde tant et si bien que la foule délimitait à elle seule et de manière très risquée le circuit de la course sur un simple terrain vague. Ce serait fait rapidement, sans pousser les caisses bien au-delà des 9000 tours, mais c’était facile à gagner, et du fric facile ne se refusait pas quand on venait de se taper un NY-Sarajevo à un prix à vous décoller la rétine.

Dei descendit de la caisse de Leg avait prise une fois l’hippo rendu, s’étira avec aise dans cette atmosphère chargée d’adrénaline et de tension.