Nothing breaks like a heart - Slavina

21 août ; 20h11

Le miroir des toilettes pour femmes de l'hôpital me renvoie l'image d'un visage émacié et hâve, sans doute semblable à celui qui était le mien lors de mon entrée en centre de désintoxication. J'avais, alors, les yeux rouges et les pupilles dilatées, et j'étais bien plus maigre à l'époque car mon ventre rond n'était pas là pour cacher la misère. Mais ce sont bien là les seules différences. Mes doigts, tremblants, portent le pinceau à mes joues. Je m'applique, la mâchoire serrée, pour étaler l'anti-cernes sous mes yeux gonflés, le fond de teint sur mon visage pâle, le blush sur mes joues creusées. Je pleure tant pour lui, depuis presque trois ans, que je suis surprise que mes larmes n'aient pas tracé sur ma peau des stries indélébiles, semblables à des cicatrices. Elles ne sont pas visible aux yeux des autres et pourtant je les sens, sous ma chair, comme gravées à même mes os, les stigmates de toutes les blessures qu'il m'a infligées.

Je repose ma trousse à maquillage sur le bord du lavabo, recule un peu pour pouvoir m'observer. Le bola de grossesse que j'ai acheté, un long collier en cuir au bout duquel pend un pendentif qui renferme une bille de cuivre, repose contre mon ventre. La bille tinte contre les parois de la petite cage d'argent, berçant je l'espère mon fils d'un son autre que celui des sanglots de sa mère. On m'a dit que ce son le rassurerait, que le bola est censé lui porter chance aussi, et je suis à ce point désespérée que j'étais prête à tout pour essayer d'apaiser ses souffrances. On me traitera de folle, sans doute, mais mon bébé ressent mon mal-être, j'en suis certaine. Les contractions, depuis l'annonce de l'accident, n'ont pas cessées, et Tomas n'a jamais été si agité. A ma peine s'ajoute la culpabilité de ne pas offrir un nid apaisant et serein pour mon fils, alors même qu'il n'est pas encore sorti de mon ventre.

Je me penche pour boire un peu, m'étire, inspire longuement et me décide à sortir des toilettes. La chambre dans laquelle ils ont transféré Slavenko se situe juste en face, et si son frère fait ce qu'il faut, il ne devrait pas y rester longtemps. Ils l'ont sorti de son coma artificiel ce matin, mais je n'ai pas été autorisée à le voir plus tôt dans la journée et je ne suis de toute façon pas certaine que j'en aurais été capable. A l'instant où j'appuie sur la poignée de la porte, je ne suis toujours pas convaincue de l'être.

J'entre dans la pièce en retenant mon souffle, et il me faut plusieurs secondes pour oser poser les yeux sur la silhouette allongée dans le lit. Ses paupières sont closes, il dort encore ou somnole sans doute, je ne sais pas. Il est encore branché, relié par des tubes à divers appareils dont je n'ai jamais entendu parler. Un moniteur bipe sur un rythme régulier, traçant sur un écran noir la musique jouée par les battements de son cœur. Si les hématomes sur sa peau ne se sont pas résorbés, son œil en revanche a désenflé, mais les ecchymoses ont viré à une couleur étrange, mélange entre bleu et marron. A pas hésitants, aussi silencieusement que possible, j'approche du lit.

Le sommeil ne m'a jamais paru si artificiel que depuis qu'ils m'ont réveillé ce matin. J'oscille entre volonté de rester éveillé, peur de sombrer pour retrouver non pas des cauchemars, mais bien des souvenirs et besoin purement physique de récupérer. La douleur est toujours tapie quelque part, dans le moindre geste, le moindre battement de paupières mais je n'appuie pas plus sur l'appareil me distillant à volonté la morphine apaisante, doucereuse, traîtresse. Derrière mes paupières closes tressaillent les images, les sons. Les visages familiers et amis tordus de haine. Les écussons noir et jaune qui tombent, la langue rouge du tigre comme une tâche de sang au milieu.

Un bruit me fait ouvrir les yeux, enfin, l’œil serait plus exact, le second ne s'ouvre qu'à moitié. La mise au point me demande quelques secondes. Le visage de Nina tombe dans mon champ de vision. Je l'espère depuis des heures, depuis une éternité. Un mélange d'émotions extrêmes me submergent à la vue de son visage si hâve. L'instinct me pousse à me redresser pour aller vers elle et je le paye chèrement. Mon mouvement n'a finalement été qu'un frémissement mais suffit à provoquer une douloureuse mise en garde de mon corps. Je souffle d'une voix rauque, déshabitué de parler. "Nina"

Je ne sais pas pourquoi les larmes roulent sur mon visage, étrangères. Peut-être parce que j'ai eu peur de mourir sans la revoir, ni sans voir mon fils. Peut-être parce qu'elle est ce qui me reste quand je sais que mon père a tenté de me faire exécuté. La blessure béante de mon amour filial, de ma loyauté arrachée à coups de cutter saigne. L'amertume et la colère que je ne peux pas exprimer, je suis trop las pour ça, mis à terre. Elle est sans doute la seule qui peut me relever. Ma voix vibre plus fort, sans que je puisse faire un geste pour essuyer l'eau qui roule sur mes joues. "Nina"

Je n'ai pas eu le temps de m'asseoir, à peine ai-je approché du lit qu'il tente d'ouvrir les yeux. Quelque chose se brise dans ma poitrine, un morceau éclaté de mon cœur sans doute et je ne sais pas comment une telle chose est possible quand je le pensais déjà brisé. Il m'appelle d'une voix tremblante, basse que je ne lui ai jamais entendue, même dans ses pires moments et pourtant Dieu sait qu'il m'a été donné d'assister à certains d'entre eux. « Chht, ne bouge pas, je suis là. » Je voudrais rester debout mais la position me fait trop souffrir, les douleurs ne font que s'amplifier au fil des jours, et mon dos me fait trop mal. J'aurais dû aller consulter, je le sais mais je n'en ai pas eu la force, pas encore. Je sens mon fils bouger, c'est qu'il va bien, non ?

Je tire une chaise vers le lit, aussi près que possible et je m'assieds sur cette dernière en approchant des barrières qui servent à l'empêcher de tomber. Je répète tout bas, en récupérant un mouchoir dans la boîte en carton qui repose sur sa table de chevet : « Je suis là. » Tendant la main vers lui, je me penche pour essuyer les larmes qui dévalent ses joues. L'exercice est plus compliqué qu'il n'y paraît, je ne sais pas où passer pour ne pas lui faire de mal. J'effleure sa peau, aussi légèrement que possible, penchée au-dessus de lui en prenant garde qu'aucune autre partie de mon corps ne le touche. Je sais qu'il a reçu des coups à la tête, je n'ose pas même glisser une main dans ses cheveux pour le rassurer.

Parce que c'est ce que je dois faire. Le rassurer. Lui laisser le bénéfice du doute tant que nous avons pas de preuves, même si tout est limpide dans mon esprit. Quand bien même je sais que nous ne pouvons plus être ensemble, je ne lui ferais pas l'affront de le laisser tomber alors qu'il est déjà seul, anéanti. En ça j'ai toujours été bien plus empathique que lui, ma mémoire n'a de cesse de me rappeler douloureusement qu'il n'a pas pris cette peine, lorsqu'il m'a quittée. Pourquoi suis-je à son chevet quand j'étais seule dans toutes les ruelles crades qui accueillaient mes crises de manque ? C'est la question qui tourne en boucle dans mon esprit et à laquelle je ne trouve pas de réponse. Ma vision se brouille à nouveau et je ferme les yeux un instant. Le temps de me pencher vers lui un peu plus, mon visage près du sien, mes lèvres près de sa tempe sans la toucher : « Repose-toi, tu peux dormir je suis là, je veille sur toi. »

Elle s'approche, me touche à peine et je me demande à quoi je dois ressembler pour qu'elle soit si précautionneuse. Je ne me suis pas vu. Je sens - oh ça oui - la douleur, étouffée artificiellement, mais je n'ai vu que mes mains, dont les écorchures sont en passe de disparaître. Très sincèrement, même si j'ai mal, je pense que c'est globalement moins grave que la fois où je me suis fait tirer dessus dans le bureau de Nina. Quand était-ce ? La date se délite dans mon esprit vacillant. Elle essuie mes larmes et ça suffit à me faire craquer davantage. Les battements de mon cœur s’emballent chaotiques, désordonnés en une tachycardie sonore sur l'appareil qui rythme littéralement ma vie.

J'étouffe, la sensation est très présente, celle de noyade. Ça m'arrive quand les images s'imposent à nouveau, envahissantes, de ce moment où j'ai compris que mon père m'avait abandonné, mis à mort. L'eau froide qui se resserre sur moi hérisse mes poils sur mes avant-bras en chair de poule. Je tends la main vers Nina, quémandant la sienne. J'étouffe et je n'arrive pas à lui parler. Je suis bien loin de dormir à présent. Je ne sais même pas quel jour on est. Mais elle est là et elle va bien, aussi bien que possible je crois. J'ai eu peur pour elle depuis mon réveil même si on m'a dit qu'elle était passée plusieurs fois, tous les jours. C'est une peur irrationnelle, comme celle qui me saisit maintenant. J'ai besoin de la toucher, d'être sur que je ne délire pas.

Je suis dévastée et je cille de le voir pleurer plus fort quand je pensais parvenir à le rassurer. Qui est-ce que j'espérais convaincre, je n'ai jamais su l'apaiser. Je ne suis pas sûre que son état soit moins grave que lorsqu'il s'est fait tirer dessus dans mon bureau, en tout cas les blessures sont bien plus impressionnantes. La balle s'était logée dans son ventre mais une fois allongé dans un lit, le drap couvrant son corps, je pouvais oublier sa douleur. Cette fois elle s'impose à moi, partout où je regarde, son visage tuméfié me rappelle à chaque instant la souffrance qu'il doit ressentir, je n'ose imaginer ce qui se cache sous les draps que je n'ai jamais osé baisser. Je ne ressemblais pas à ça, lorsqu'il m'a récupérée après le passage à tabac d'Ivo. Son employeur de l'époque avait eu le bon goût d'épargner mon visage.

Je vois sa main bouger, chercher la mienne et je m'en empare pour y lier mes doigts. Je finis par abaisser, de ma main libre, la barrière qui nous sépare pour m'approcher encore un peu. J'effleure, du bout des doigts, les contours de son visage, et après quelques secondes je me risque même à les glisser dans ses cheveux puisqu'il semble avoir besoin que je le touche. Je lis l'angoisse sourde dans son regard lorsqu'il parvient à brièvement ouvrir les yeux, dans son corps qui se tend et tremble, mais plus encore je l'entends sur l'appareil qui surveille son rythme cardiaque. Je ne veux pas qu'ils viennent le sédater encore. Il a passé six jours endormi. Six jours durant lesquels personne n'a pu me garantir qu'il se réveillerait sans séquelles. Je suis toujours voûtée sur lui et je parle, au milieu des larmes qui m'échappent encore et brisent ma voix, font vibrer ma gorge. Je parle pour ne rien dire, pour lui changer les idées, tenter d'éloigner les cauchemars qui le hantent avec des images plus belles, si tant est que ce soit possible. Je lui mens je crois, parce que je pense qu'il en a besoin et que je ne sais pas comment faire autrement.

« C'est moi, Slavenko, je suis là, tu ne crains rien, on veille sur toi, Camenko s'occupe de toi. » J'essaie de lui faire comprendre qu'il n'est pas seul, bien que son père lui ai tourné le dos. « On nous a livré les meubles, pour la chambre de Tomas, on pourra monter son lit, quand tu rentreras à la maison... J'ai trouvé... une étagère étrange... en forme de branche d'arbre... elle est... immense. Magnifique. Je suis sûre que ça lui plaira... » Mes phrases sont entrecoupées de sanglots que j'étouffe, du mieux que je peux. « Il doit faire à peu près... 34 centimètres, maintenant, et un kilo tout rond. »

Le son de la voix de Nina, la sensation de sa peau, fusse effleurée du bout des doigts sur moi finit par faire refluer la terreur viscérale qui se couple à la douleur. La musique de la machine se régule et s'apaise. Je ne suis pas en état de faire le fier, ma fierté est sans doute restée dans la vase de la Miljacka. Je m'accroche aux mots rassurants de Nina pour remonter la pente et tâcher de me reprendre, mais ce qui m'aide le plus, ce sont ses larmes. Je sais que la seule façon qu'elle cesse de pleurer c'est que je maîtrise, que je dise que ça va. Je cligne des yeux en inspirant, pour signifier que ça va aller.

Je passe ma langue sur mes lèvres sèches. "Mon fils." Ma voix se brise à demi en prononçant ce mot. Moi aussi j'étais le fils de quelqu'un avant qu'il me jette. Je sais déjà avec certitude que je ne pourrais jamais faire ça. Jamais. Peu importe qui il sera. Je presse les doigts de Nina des miens. "ça doit être très joli..." Nina a parlé de Camenko, j'ai des milliers de questions qui commencent à se bousculer, mais je n'arrive à ordonner mes pensées, et je ne veux pas assommer Nina de questions terrifiantes dont moi-même je redoute les réponses. L'appareil trahit mes pensées, à nouveau le rythme cardiaque s'accélère avant de retrouver sa monotonie. C'est chiant cet appareil... "et la salle de bain ?"

Je réponds à son impulsion en serrant sa main plus fort dans la mienne, abandonnant un instant la peur de lui faire mal qui me tord le ventre. En d'autres circonstances, j'aurais probablement eu envie de le blesser, peut-être serais-je partie finalement, comme il l'a fait, en laissant une lettre sur la table de la cuisine, quelques mots pour lui demander de ne pas me chercher. Il se serait heurté à mon répondeur, lui aussi, avant de passer à autre chose parce qu'il a toujours semblé particulièrement doué pour ça. Mais comment pourrais-je le blesser, à présent ? Comment pourrais-je lui vouloir le moindre mal quand il est là, relié à des machines qui m'informent à chaque seconde de l'angoisse qui le ronge ?

Doucement, je lisse ses cheveux en arrière, dans un geste tendre que je n'aurais pas s'il n'était pas allongé dans ce lit d'hôpital, s'il n'avait pas tant de mal à se raccrocher à la réalité. « Ils sont arrivés lundi... pour la salle de bain... Elle sera fini dans moins de deux semaines... » J'ajoute en référence à une plaisanterie entre nous, et si mon sourire n'atteint pas mes yeux je sais qu'il ne le voit pas : « Je m'assure qu'ils ne prennent pas de retard, t'en fais pas... » Je retire ma main de ses cheveux, pour pouvoir essuyer les larmes qui roulent sur mes joues. « Mais j'ai acheté une... une baignoire minuscule, pour mettre dans la vraie baignoire parce qu'il est... parce qu'il sera si petit... »

Je ferme les yeux, tente de me ressaisir. Ce n'est pas notre avenir que j'évoque, ce ne sont pas des projets, ce ne sont que des rêves qui ne verront jamais le jour et le savoir me déchire de l'intérieur. Je prends une nouvelle inspiration, et je passe à un sujet plus concret, réaliste. « On va t'emmener loin d'ici, avec ton frère... Quelque part où tu seras en sécurité... On va s'occuper de toi, Slavenko, je te le promets. »

Je suis frémissant au moindre de ses gestes, non pas à cause de la douleur (bon ok, peut-être un petit peu) mais à cause de l'attention que j'y sens. Un instant mon visage se crispe, se trouble une nouvelle fois en pensant que je l'ai laissé pour rejoindre Sarajevo, ma famille, mon père. La bouffée d'angoisse, de déchirure me fait mal. Je crois que l'amertume va me tuer. Elle a le goût d'arsenic dans ma bouche sèche. Pourtant, je n'arrive pas à avoir des désirs de vengeance. La honte brûle en moi, quelque part, faisant taire toute velléité de me défendre encore.

J'essaye d'esquisser un sourire à sa plaisanterie. J'aimerais tendre la main assez loin pour toucher sa joue humide, mais ça me semble insurmontable. "Je voudrais qu'il soit déjà là." dis-je en parlant du bébé. "Mais c'est mieux que non..." Je ne pourrais même pas le porter.

"Cam ?" Elle a déjà parlé de lui mais je n'ose évoquer personne de ma famille. Il doit savoir. Il sait toujours tout. Une nouvelle fois je me trouble, déprimé. Je voudrais rentrer à la maison, mais je sais déjà que ça risque d'être impossible. Je ferme les yeux quelques secondes. En le rouvrant, je dis de façon incongrue, suivant mes pensées décousues qui cheminent le long du goutte à goutte de morphine mêlée aux anxiolytiques dont ils me gavent depuis ce matin "Je me suis défendu." Pour elle, pour nous, parce que je ne voulais pas mourir sans connaitre mon enfant, je ne voulais pas laisser Nina seule, à la merci de slaves obtus, si plein de haine que je ne comprends pas comment j'ai pu être aveugle si longtemps, comment n'ai-je pas compris que je n'étais plus des leurs depuis longtemps.

Je hoche doucement la tête, baissant mes yeux humides sur mon ventre rond, bien visible à présent. « Il faut qu'il reste au chaud encore... Encore un peu... » Je ne suis que trop consciente de la menace d'accouchement prématuré qui pèse sur mes épaules depuis la fusillade. Je n'ai jamais cessé d'avoir des contractions depuis ce jour-là. Elles sont parfois légères, à peine perceptibles, mais visibles pourtant lorsque la gynécologue me pose un monitoring. Elles se sont décuplées depuis que je l'ai vu, pour la première fois, dans l'unité des soins intensifs. En une semaine, j'ai eu le temps de m'habituer -du moins autant que c'est possible- aux hématomes qui marbrent sa peau, et son état s'est déjà amélioré.

Je fronce les sourcils quand il m'assure qu'il s'est défendu, ça ne correspond pas à ce que m'a dit la flic. Il avait un flingue mais ne s'en est pas servi... Aujourd'hui je sais pourquoi, parce qu'il a d'abord vu des visages amis, il ne s'est pas méfié. Je murmure pourtant : « Je sais Slavo, je sais que tu t'es défendu... » Peut-être est-ce vrai, sans doute a-t-il tenté de rendre les coups, de se relever. Il a toujours eu un instinct de survie bien plus puissant que le mien. Je me penche encore, effleure sa tempe de mes lèvres en fermant les yeux. « Tu n'as plus besoin de te battre maintenant, tu es en sécurité ici, tu seras en sécurité avec nous... Ça va aller mo... » Le surnom manque de m'échapper et je me mords la langue dans un sursaut douloureux, un sanglot me prenant par surprise à cette évocation. Les actes de son père ont beau être détestables, une phrase se répète en boucle dans mon crâne : il est ici parce qu'il a été trouver son plaisir dans les bras d'un autre que moi.

Mes mains se sont mises à trembler, dans la sienne, dans ses cheveux et je me redresse en fermant les yeux. « Je vais... Est-ce que tu... tu veux que je t'apporte quelque chose...? »

"je sais." Je respire lentement, pour calmer mes peurs. Le silence s'étire un peu dans mes pensées encore confuses. A voix basse, comme un secret, j'ajoute "Je l'aime tu sais ?" Je ne suis pas comme lui, je ne veux pas qu'elle me pense comme lui. Je refoule de nouvelles larmes inutiles. A coté de moi la seringue automatique m'injectant du produit fait un bruit de moteur ronronnante.

Je ne suis pas certain d'avoir un quelconque sentiment de sécurité. Je n'ai juste pas la force de m'inquiéter. C'est donc avec une certaine forme de fatalisme épuisé que j'accepte ce qu'elle me dit. Elle s'interrompt au milieu de sa phrase et je me demande pourquoi. Est-ce qu'il y a un danger dont elle ne me parle pas ? A cause de mon état de faiblesse ? Je reste à essayer de réfléchir à cette question jusqu'à ce qu'elle me demande si j'ai besoin de quelque chose. Je hoche la tête avec précaution. "de l'eau"

J'attends qu'elle m'approche le verre pour boire une demi gorgée avec délectation. Mais j'en ai rapidement assez dès la seconde gorgée, comme gavé. "approche srce." Je scrute son visage pâle et marbré de larmes qui m'inquiète depuis que j'ai ouvert les yeux. La morphine aidant, je flotte en commençant à être stone ce qui me délie la langue, dans un flot de paroles qui s'embourbent comme celles d'un homme ivre "ça va aller. mais il faudrait que tu manges un peu. Promets-le. J'veux pas que tu pleures, j'vais pas mourir. Ne placi, moj andjeo. Ja volim te. je te ferais des pâtes au saumon en rentrant à la maison..."

J'aimerais pouvoir le rassurer mais je ne suis plus sûre de rien. C'est finalement lui qui, contre toute attente, m'a réclamé cet enfant, mais il a eu un tel comportement depuis le début de la grossesse que je n'ai eu de cesse de me demander s'il regrettait. Nous n'avons fait que nous éloigner depuis le premier jour et les récentes révélations m'ont aidée à comprendre pourquoi. Je ne sais pas encore comment les choses vont se passer. Bien-sûr je veux qu'il connaisse son fils mais je ne suis pas certaine de lui faire confiance pour s'en occuper. La garde partagée ne m'apparaît même pas comme une option, je ne survivrais pas au fait de n'avoir mon bébé qu'une semaine sur deux. Ce n'est pas une conversation que l'on peut avoir maintenant, je le sais bien pourtant, alors je me contente de hocher la tête, sans répondre.

Je me lève pour aller lui chercher un verre d'eau, il y a tout ce qu'il faut dans la chambre, et je l'aide à boire précautionneusement. Il ne boit pas beaucoup mais ça ne m'inquiète pas, je sais que les sondes auxquelles il est relié lui fournissent pour l'instant les nutriments nécessaires, on avisera ensuite. Je note mentalement qu'il faudra que j'achète une bouteille avec un bouchon sport, ce sera plus facile pour le faire boire. Je reprends ma place sur le fauteuil, sans revenir le toucher cette fois même s'il m'appelle. Je me penche vers lui, essayant vainement de retenir mes larmes alors que je pensais avoir pleuré tout mon saoul ces derniers jours.

Ses mots me heurtent douloureusement et je cligne des yeux, le souffle court. De mensonge en mensonge il remue le couteau dans la plaie et je ne sais plus comment faire pour rester digne... Si tant est qu'on puisse l'être en pleurant. Où était Legence pendant que son amant oscillant entre la vie et la mort ? Où est Sonja ? Ymke ? Puisque j'ai été suffisamment aveugle pour ne pas voir ce qu'il se passait derrière mon dos, j'imagine facilement qu'il ne s'est pas contenté de coucher avec Pussycat. Leur QG porte presque son nom, putain, comment ai-je pu être assez conne pour ne pas faire le rapprochement ? Et je ne comprends pas pourquoi ! Il était ici, libre, pendant plus d'un an. C'est lui qui m'a demandé de rester, de lui redonner une chance, à quoi bon s'il ne la désirait pas vraiment ? Était-il seulement trop fier pour accepter que j'ai refait ma vie ? Des bouffées de rage, de douleur, d'angoisse enflent dans mon ventre, à me donner la nausée. Il n'a pas le droit de dire qu'il m'aime, il ne sait même pas ce que c'est d'aimer.

Je me lève en manquant trébucher, me raccroche à l'accoudoir, livide. Je mange, je t'assure. Je promets sans grande conviction, avant de jeter un regard vers la porte. Il faut que j'y aille, je repasserais demain... Repose-toi.

Il y a un flottement et le visage de Nina qui change, sa façon de se lever trop vite, de parler précipitamment en évitant mon regard que je cherche pourtant à capter. Je pose ma main abandonnée sur le bord du lit, touchant le métal froid de la barrière baissée. Il y a un truc qui cloche, quelque chose qu’on ne me dit pas. Je sens les ailes du secret m’effleurer comme si un vautour venait de se poser près de moi pour achever mes restes. Je suis trop défoncé pour trouver la raison tout seul, mais quelque chose me met si mal à l’aise que je ne dis rien. Les mots rassurants qu’elle m’a dit avant perdent leur écho, leur résonance en moi. Elle a tort, il n’y a plus personne pour veiller sur moi. je suis seul dans une chambre d’hôpital trop blanche, aseptisée aux bruits feutrés. Où sont les bruits de combat ? Où sont les bruits de mes camarades ? Avant, où que je me tourne, je savais un Tigrovi protégeant mes arrières. Si j’avais des ennuis, j’avais des hommes, des amis, des camarades prêts à me défendre, si j’étais blessé, j’étais soigné, si j’étais bafoué, j’étais vengé. Nina s’éloigne et ce drôle de sentiment d’abandon me poigne, doux amer sans que je lutte contre. Je n’ai pas assez d’énergie pour ça. Je me laisse aller dans le lit en suivant la silhouette au ventre arrondi de Nina et quand elle disparaît, je ferme les yeux en refoulant mes larmes. je ne veux plus pleurer sinon ils vont me shooter encore plus.Je voudrais reprendre le contrôle.

Il doit être presque onze heures lorsque je referme la porte du deux pièces derrière les ambulanciers, non sans leur avoir offert un verre d'eau et un café en échange de leurs efforts... Camenko s'est assuré de leur offrir autre chose en échange de leur discrétion. Ils ont transformé la seule chambre de l'appartement en véritable chambre d'hôpital, Slavenko s'y repose dans le même lit que là-bas, ce qui m'arrange parce que ça m'évite de devoir lui expliquer pourquoi nous ne dormirons plus ensemble. Il y a des discussions que je n'ai pas la force d'avoir, des questions que je n'ai même plus envie de poser, et j'aimerais seulement qu'il comprenne sans qu'il faille lui expliquer. Il sait ce qu'il a fait, s'il n'est pas totalement idiot -ce dont je doute désormais- il fera le lien de lui-même.

Camenko m'a donné les clés hier et je suis passée dans la journée pour remplir les placards et le frigo, m'assurant qu'il y aura de quoi nourrir le blessé. Comme je ne sais pas combien de temps il devra rester ici, j'ai acheté tout le nécessaire pour que les lieux soient vivables, je ne crois pas que mon beau-frère passe ici très souvent. A l'hôpital, les médecins et chirurgiens ont fait tout ce qu'il fallait faire, maintenant il ne reste plus qu'à surveiller son état, et attendre qu'il guérisse. Deux jeunes-femmes doivent passer, une infirmière et une chirurgienne si j'ai bien compris, il aura de la visite médicale tous les jours, afin de s'assurer que son état ne se dégrade pas. Quant à moi, je reste ici en garde-chiourme en attendant que quelqu'un vienne prendre le relais. Nous sommes arrivés depuis moins d'une heure et j'ai déjà la sensation d'étouffer. Parce que je sais qu'il est juste là, dans la pièce d'à côté, et que je ne peux pas m'enfuir cette fois.

Je soupire, récupère une bouteille d'eau dans le frigo et me décide à la lui apporter dans la chambre. Je pousse doucement la porte, veillant à ne pas faire de bruit au cas où il dormirait mais il a les yeux ouverts. « Je t'ai apporté à boire... Tu as besoin d'autre chose...? »

Je ne serais resté qu'une journée à l’hôpital. Enfin de mon point de vue, le reste du temps je dormais d'un sommeil artificiel. Depuis que j'ai ouvert les yeux, ils m'ont levé pour je marche. Il parait que je dois le faire tous les jours pour éviter un truc dont j'ai oublié le nom. Si j'ai bien morflé, je ne me suis pas plaint, pris d'un stoïcisme qui m'englue dans la passivité.

La nouvelle chambre est aussi déprimante que l’hôpital, le silence est aussi glaçant que celui d'une morgue et face aux fenêtres minuscules, mon regard s'éteint du peu de lumière qu'il y avait quand j'ai pu sortir. La sensation de solitude me colle à la peau, déprimante. Je ne dors pas, les yeux dans le vide, sans bouger et je tourne la tête quand la porte s'ouvre. Je récupère la bouteille d'eau que Nina me donne et l'utilise tout de suite, assoiffé. Je lève maladroitement l'embout à mes lèvres, faisant fi de la douleur qui s'élance dans mes côtes. J'ai déjà eu des côtes pétées, je connais la sensation, l'apprivoise encore une fois. Quelque part, j'aime la douleur physique, elle chasse l'autre, pernicieuse.

Je tente ma chance en esquissant un sourire grimaçant dont je doute qu'il ait l'effet voulu à savoir l'amadouer. "une clope ?"

Je le regarde boire en hochant la tête d'un air satisfait, attentive à ce qu'il fasse ce qu'il faut pour se remettre sur pied. M'occuper de sa santé, c'est ne pas avoir à penser au reste, à ces choses que je ne suis pas capable d'affronter encore et je ne saurais pas faire autrement. A sa requête, je secoue la tête dans une moue d'excuse. « Non je suis désolée, tu n'as pas le droit de fumer pour le moment... » Je fronce les sourcils en tentant de me remémorer les termes médicaux. « Tu as eu un problème de... de ventilation pulmonaire. Mieux vaut éviter la nicotine pour le moment. » Et l'alcool, qui est complètement incompatible avec tous les cachets qu'il prend et les substances qu'on lui injecte encore, mais je ne le précise pas tant ça me paraît évident.

Après une hésitation palpable, je m'approche du lit, m'installe sur la chaise que j'ai apportée à côté, afin de pouvoir le veiller. S'il avait été dans un vrai lit deux places, j'aurais pu m'installer au bord, mais je crains que le matelas sur lequel il repose soit trop étroit. On n'a que peu eu le temps de discuter ce matin alors je prends la parole. « L'appartement est à ton frère, tu ne risques rien ici... Tu sais qu'il est encore plus doué que moi pour masquer ses traces, mh... » Je soupire, regarde autour de lui la pièce dénuée de vie. « Je pourrais pas faire installer une télé, je sais pas combien de temps tu vas rester ici... Mais je t'apporterais mon ordinateur pour que tu puisses... je sais pas... tenter de te divertir un peu. Des livres aussi, t'auras qu'à me dire ce que tu veux. » J'imagine parfaitement ce qu'il vit parce que j'ai vécu la même chose en étant forcée à rester alitée deux semaines durant.

Je m'en doutais un peu - beaucoup - mais j'ai quand même tenté ma chance. Fumer m'occupe habituellement durant les longues missions...Je chasse cette pensée, je ne fais plus de missions, je ne suis plus un tigrovi. Ma tentative de sourire s'efface et un instant mon regard flotte dans le vide avant de revenir à Nina qui s'assoit près de moi sans manifestement en avoir envie.

Elle parle de mon frère et je hoche la tête "je sais, c'est très bien..." Je m'en moque en fait mais je suis conscient de leurs efforts et ça me semblerait injuste de ne pas leur manifester de la gratitude même si au fond je m'en fous. Ils font au mieux, je le sais. C'est déjà beau de ne pas rester à l'hosto et d'avoir des gens qui s'occupent de moi. "J'aurais préféré être à la maison, mais c'est très bien."

Je remue la tête de droite à gauche, lentement. "C'est pas grave pour la télé. Ne t'en fais pas, j'ai besoin de rien." Je n'ai envie de rien. Je peux passer des heures le regard ailleurs, tourné en moi même à ruminer. C'est parfait. Je lève les yeux vers Nina "Tu n'es pas obligée de rester là. " C'est dit sans méchanceté, simplement, je n'ai pas besoin qu'elle joue les infirmières et je n'ai pas besoin de sa pitié. "ça n'a rien de drôle à jouer les garde-malades et toi aussi tu dois te reposer." J'ai bien noter qu'il n'y avait qu'un lit, le mien, médicalisé avec ses barrières de métal. Je n'ai jusqu'à présent posé aucune question sur mon père, les tigrovi, ni sur ce qui s'était passé.

« Je me doute, oui... On te ramènera à la maison dès qu'on peut. » L'endroit n'est pas sûr pour le moment et je suis certaine qu'il est capable de le comprendre mieux que personne. Ce que je ne sais pas, en revanche, c'est s'il pourra rentrer à la maison un jour, véritablement. Je me suis déjà engagée -envers moi-même surtout- à m'occuper de lui jusqu'à la fin de sa convalescence mais après ? J'aimerais garder la maison, je sais déjà que je ne pourrais pas retourner à New-York parce que ce serait le priver définitivement de son fils et je ne suis pas cruelle à ce point-là. Au-delà de ça, j'ai trop souffert de ne pas avoir de famille pour imposer la même chose à Tomas, il a besoin de ses deux parents, pour se construire sans que ce soit bancal. La maison qu'on a achetée est parfaite pour un enfant, avec son immense jardin, la piscine, les grandes chambres qui pourront servir de salle de jeux. Et puis tout a été sécurisé, c'est parfait ainsi. Je ne crois pas qu'il luttera pour la garder, il n'a jamais eu de velléité à posséder quoi que ce soit. Cependant je ne peux pas non plus le mettre à la porte, il a besoin d'un endroit où vivre. Je n'ai pas encore osé chercher un appartement pour lui, à sa place, ça me paraît vraiment précipité.

Je n'arrive pas vraiment à éprouver de compassion quand je me rends compte qu'il n'a envie de rien. Bien-sûr j'imagine sa douleur, il doit avoir compris seul que son père était responsable lorsqu'il a reconnu ses camarades, mais que pourrais-je lui dire ? Que je l'avais prévenu ? J'ai lutté durant presque trois ans pour tenter de lui faire comprendre que sa famille était tout sauf bienveillante, et il n'a jamais semblé avoir la moindre compassion envers moi lorsque c'était moi la cible. J'ai passé ma vie à faire des concessions, il m'a rejetée plus d'une fois et moi j'ai tout abandonné pour le suivre ici. Et tout ça pour quoi ? Non, vraiment, je ne serais pas la personne adéquate pour l'aider à remonter la pente psychologiquement, pas cette fois. J'ai atteint le point de rupture, la limite de ce que je pouvais endurer par amour pour lui. Il lui en aura fallu du temps mais ça y est, il m'a définitivement vidée de toute combativité, je n'ai plus la force de le soutenir. De toute façon ne m'a-t-il pas toujours reproché de ne pas en être capable ?

Je suis épuisée, au-delà de l'imaginable et je sais que ça se lit sur mon visage qui laisse toujours transparaître toutes mes émotions. « Je vais me reposer, t'en fais pas, il y a un canapé-lit dans le salon, je vais l'ouvrir, je serais bien. Il est confortable. » Je n'en sais rien, je ne l'ai jamais testé, mais j'anticipe d'éventuelles protestations. « Ne dis pas de bêtises, je suis obligée de rester, tu ne peux pas rester seul. Et ça ne me dérange pas. » Non, plus rien ne me dérange, de ça aussi je suis arrivée au bout. Je soupire, tente autre chose pour le sortir de son marasme, je suis décidément irrécupérable. « Qu'est-ce que tu aurais envie de manger, à midi ? Je peux nous faire livrer n'importe quoi et j'ai rempli le frigo. »

Dès qu'on peut et je ne sais pas quand ça sera. S'il a voulu me tuer une fois, est-ce qu'il ne voudra pas finir le travail mal fait ? Je ne m'en inquiète pas vraiment. Ça me fait juste chier d'être confiné dans cet appartement. Mais de toute façon je suis confiné dans ce lit.

"Ok, s'il y a un canapé..." Je cille au mot "obligée" qui me heurte. Mes mâchoires se crispent mais je ravale la sensation de poids. Je suis un poids pour elle, c'est pire que tout. Je sens confusément qu'elle est distante mais j'ai pas creusé plus avant les causes, il y en a tellement. Elle m'en veut d'avoir failli mourir alors qu'on va avoir un bébé, elle m'en veut d'avoir cru si fort à ma famille, de l'avoir abandonnée pour eux à une époque où elle attendait un autre bébé dont je n'ai pas voulu, elle m'en veut aussi surement de mon amitié avec Legence qui a été un des déclencheurs pour mon père. Pas le seul, mes absences, ma rébellion face à son autorité, la déception permanente que je lui infligeais (est-ce que de toute façon, je ne déçois pas tout le monde ?) tout ça m'a conduit au fond de ce lit. Et elle doit m'en vouloir de mon abattement. Je m'en veux de tout ça, alors pourquoi pas elle ?

"Je n'ai pas très faim..." Je me rends compte de mon manque d'entrain et je rectifie le tir avec un sourire rassurant et désolé à la fois. Je ne veux pas lui peser alors qu'elle est "obligée" de rester là "mais c'est parce que la bouffe de l'hosto... beurk. On a qu'à... je sais pas...manger chinois ? Qu'est-ce qu'il y a dans le quartier ?" Je ne sais même pas où je suis. Je me redresse dans le lit en retenant ma respiration pour contrer la douleur. Je voudrais pouvoir me lever, aller à la fenêtre mais je vais devoir attendre un peu. Si je tombe, Nina ne pourra pas me relever et je lui cause déjà assez d'ennuis comme ça.

Je me tourne vers Nina pour l'observer avec acuité. Après un silence, d'un geste de la main, je montre l'étrange collier à son cou. "C'est quoi ça ?"

Je fronce le nez, dépitée qu'il n'ait pas faim mais c'était prévisible et pour le coup, je le comprends parfaitement. Je n'ai que très peu mangé cette semaine, je me suis chaque fois forcée parce que je sais bien que je ne peux surtout pas me permettre de perdre du poids maintenant, ce serait trop dangereux pour le bébé. Si encore j'avais des réserves mais là, je n'ai quasiment pas grossi depuis le début de la grossesse, je dois avoir pris cinq kilos tout au plus, et c'est insuffisant selon la gynécologue. En tout cas, c'est insuffisant au vu de mon gabarit à la base, on va dire. Avec les risques d'accouchement prématuré et les contractions que j'ai constamment, je me doute que je vais accoucher un peu avant le terme. Tomas sera donc déjà potentiellement un petit gabarit à la naissance, lui aussi, j'aimerais ne pas aggraver les choses.

« Je peux trouver chinois, ça fera l'affaire, t'en fais pas. » Je connais encore ses goûts, je devrais pouvoir prendre la commande sans trop me tromper. Enfin, à moins qu'il ne m'ait aussi menti là-dessus ! J'ai encore un peu de temps pour commander, il n'est de toute façon pas affamé pour l'instant, je le vois bien.

Je baisse les yeux sur mon ventre, et il me faut quelques secondes pour comprendre que c'est de mon collier qu'il parle. « Oh, ça ? » Je prends la petite cage d'argent entre mes doigts, la fait tinter doucement. « On appelle ça un bola de grossesse. C'est... un collier qui tinte quand je bouge... Il paraît que le bébé peut l'entendre et que ça le berce... » Je hausse les épaules parce que j'imagine bien qu'il trouvera ça parfaitement ridicule, mais c'est égal. J'en suis à quémander l'aide de grigris pour rassurer mon bébé... Et moi, par la même occasion. « On dit que... Enfin qu'ils reconnaissent le son, une fois nés, et que ça les rassure. »

A nouveau je souris, plus pour m'auto-convaincre qu'autre chose. "Super" Je ferais un effort pour manger. Tout ce qui peut me sortir de ce pieu est bienvenu et me laisser crever de faim n'en fait pas parti. Je ne demande rien en particulier, je ne suis pas difficile pour la bouffe et on a tellement souvent commandé du chinois qu'elle sait de toute façon ce que je préfère.

Je regarde le collier qui tinte quand elle m'explique à quoi ça sert "ah...Un...bola ?" Le mot est bizarre mais l'idée n'est pas déplaisante, j'aurais bien besoin d'un bola moi aussi ! "c'est cool."

Je détourne un instant le visage pour qu'elle ne voit pas les ombres dessus, ce terrible sentiment de mal-être, d'inutilité, de nullité en fait, ça serait plus juste. De temps à autre, je me demande si ça n'aurait pas été mieux que je reste au fond de l'eau. Mort, vivant, qu'est-ce que ça change à ce stade ? J'imagine que c'est pour ça qu'ils m'ont prescrits ces affreux médocs : anti-dépresseurs, anxiolytiques. Ils ne font qu'étouffer mes sentiments, leur donner une apparence cotonneuse presque moelleuse que je déteste. Mais comme je déteste encore plus pleurer pour un rien, finalement, c'est pas si mal. La seule chose c'est que du coup, je n'ai pas de colère et ni de haine qui pourraient m'aider à remonter la pente.

Nina est assise à coté de moi et en même temps à des années lumière. A nouveau je la regarde avec ce drôle de sentiment qui me fait si mal. La sensation d'avoir tout perdu. Même elle, même si elle est là. Je pose la question qui me brule les lèvres "pourquoi tu restes ?"

Sa question me fait ciller, froncer les sourcils parce que je ne la comprends pas. Est-ce parce que je le dérange qu'il la pose ? Préférerait-il quelqu'un d'autre à son chevet, comme il a préféré aller se consoler auprès d'un autre quand il refusait que je le touche ? J'aurais toutes les raisons du monde de partir, je devrais déjà être loin de lui d'ailleurs, mais j'ai malheureusement aussi plusieurs raisons qui me poussent à rester. Je les énumère lentement, d'une voix vibrante qui perce la monotonie, parce que je les ai pourtant apprises par cœur, ces raisons-là, pour m'en convaincre et ne pas changer d'avis. « Parce que tu as besoin d'être surveillé, que ce serait dangereux de te laisser seul... Parce que je suis ta femme, que tu seras le père de mon fils et que c'est à moi de veiller sur toi. » C'est un fait, quoiqu'il advienne de nous, il sera pour toujours le père de Tomas, je ne peux rien faire contre ça. Ma voix se brise un peu plus, mon regard se voile quand j'ajoute un ton plus bas : « Je t'ai promis que je serais toujours là, tu te souviens ? » Je lui en ai tant voulu d'avoir brisé cette promesse par le passé que je serais incapable de lui rendre la pareille. Je n'ai jamais eu de velléité de vengeance à son égard. Je n'ai jamais rien fait d'autre que vouloir l'aimer, le rendre heureux, prendre soin de lui. Même quand il m'a frappée, violentée, rejetée, je ne lui ai jamais souhaité le moindre mal. C'est pour ça qu'il est si douloureux qu'il m'en fasse autant.

Je hausse un sourcil, froid devant ses raisons pires que monotones, convenues. Il n'y a que le nom de mon fils qui me fait réagir et pourtant, ce serait mieux que je sorte de sa vie sans doute. Les Drazavic ne font pas de bons pères, ça doit être dans le sang. "Dangereux ? Non, je ne crois pas. Ça va." Je ne vais pas me foutre en l'air, on sait tous que je n'ai pas ce courage et pour le reste, il y a du personnel médical et Camenko.

Je remue parce que rester allongé sans changer de position est pénible à force. "Tu ne devrais pas rester pour une promesse...." Je suis lucide, je pense à mon départ de NY, la façon dont je l'ai abandonnée "je n'ai pas toujours tenue les miennes..." Je suis serein à cette conversation parce que j'ai déjà touché le fond. "Je ne veux pas que tu restes pour ces raisons là. Si c'est pour celles-là, c'est pas la peine. Je ne veux pas être un poids pour toi et ... ça va aller." Pourquoi se ferait-elle du souci après tout ?

Bien-sûr que si, c'est dangereux ici. Camenko n'est pas là pour le moment et ce n'est pas l'équipe médicale qui va assurer sa sécurité. Oh, je n'ai certainement pas peur qu'il se foute en l'air, il n'a jamais eu des envies suicidaires comme j'ai pu avoir. Lui aurait dû craindre que je le fasse en revanche, quand il a quitté NY, mais il faut croire que ça non plus, ce n'était pas une crainte suffisante pour le retenir... Ou même pour qu'il demande à quelqu'un de veiller sur moi. Toute la rancoeur que j'étais parvenue à enfouir m'est revenue en pleine gueule, brutalement, lorsque j'ai appris pour Legence et lui. Soudain toutes les concessions, tous les sacrifices auxquels j'ai consenti pour lui me semblent avoir été vain. Rien n'est plus douloureux que cette sensation d'avoir tout perdu pour rien.

Il me répond qu'il n'a pas toujours tenu ses promesses et je rétorque, amère : Je ne suis pas comme toi. Autrement je l'aurais laissé crever plus d'une fois. C'est malheureusement pas à toi de décider pourquoi je reste. Je hausse les épaules. Et tu devras te contenter de ça parce que c'est tout ce qu'il me reste, j'ai plus rien d'autre à t'offrir, je suis désolée. Le pire c'est que je le suis. Sincèrement. Tout ce que j'ai pu faire n'a jamais été suffisant. Pour le rendre heureux, le retenir, l'empêcher de vouloir s'auto-détruire. Je me suis rendue à l'évidence, je ne peux rien faire de plus pour lui, pour nous. Cette fois je suis arrivée au bout de mes forces. Je me lève de la chaise. Appelle-moi si tu as besoin de quelque chose.

Je suis persuadé que personne ne me trouvera, Camenko y veille et mon frère est le plus doué dans le domaine. Dans cet appartement anonyme, personne ne me trouvera. Je laisse partir Nina parce que je n'ai aucun moyen de la retenir de toute façon. Et puisque ce n'est pas à moi de décider ! Peut-être qu'elle réfléchira, ne reviendra pas. Je ne peux pas décider pourquoi elle reste, mais est-ce que je peux décider de si elle reste ? Pourtant, je veux voir mon fils alors je ne vais pas au bout de mes paroles, de mes pensées. Il y a ce point de non retour que je ne peux franchir. Je me contente de fermer les yeux, le visage changé, marqué de trop d'émotions douloureuses, de cette sensation physique de se noyer. Sur le drap mes mains sont fermées, crispées en attendant que j'ai fini de me noyer. Ça finit toujours par passer.

Je m'abstiens bien de dire que je n'ai pas de téléphone, tout le monde s'est bien gardé de m'en donner un. De toute façon, j'ai envie d'être seul. Personne ne me juge dans le silence de la solitude. Personne sauf moi.

Contrairement à ce qu'il s'imagine quand je lui demande de m'appeler, je ne quitte pas l'appartement. J'ai appris à maîtriser mes pulsions premières qui bien souvent nous mettent en danger, je crois que Camenko ne me pardonnerait pas d'avoir laissé son frère sans surveillance et moi non plus, je ne me le pardonnerais pas. Je me contente de sortir dans la chambre pour aller dans le salon, essayer de comprendre comment fonctionne le canapé-lit que j'ai l'intention d'ouvrir même s'il n'est pas l'heure de dormir. Je trouve un prospectus pour commander à manger pour lui, pas pour moi.

Slavenko n'a pas protesté. Il n'a pas posé de questions, n'a pas tenté de m'empêcher de partir, de me convaincre que j'avais tort ou même de s'excuser. Je n'ai pas eu droit à la moindre explication de sa part, et je prends ça comme le signe qu'il estime que je ne vaux même pas la peine qu'il parlemente. Il a prouvé que je n'avais que peu de valeur à ses yeux lorsqu'il a quitté New-York sans même me le dire en face, il n'a finalement fait que prouver une fois de plus qu'il ne me respectait pas. Je ne sais même pas pourquoi j'en suis encore surprise, c'est de ma faute, je ne comprends visiblement pas les signaux qu'il tente de m'envoyer depuis le départ.

Abattue, prise d'un léger vertige, je me pose sur le canapé et sors de mon sac à main mon téléphone pour écrire à Camenko. Je ne suis pas capable de veiller sur Slavenko, de rester ici, si proche de lui, en sachant ce qu'il a fait. Ne pas lire la moindre once de remord dans ses yeux me tue, je n'ai pas les épaules pour l'aider, lui donner envie de guérir, pas quand ça fait déjà des mois que j'aurais besoin que ce soit lui qui m'aide.