Little white lie. | Nina, Slavenko

Le temps que Camenko arrive, mes larmes se sont taries. Je suis épuisée de pleurer, d'avoir mal, d'être en colère et de devoir lutter sans cesse. Je pensais sincèrement, naïvement sans doute, que les choses seraient différentes ici, à Sarajevo. C'est ce qu'il avait toujours voulu, réunir les deux aspects de sa vie, être capable de tout avoir sans qu'il lui soit nécessaire de choisir. Sa famille, le Klan, ses obligations, ses amis, sa terre natale et moi. À New-York, il se disait coupé en deux, et je pensais que le rejoindre ici l'aiderait à guérir, lui permettrait d'être heureux enfin. Mais ça n'a pas fonctionné et le désastre retentissant que représente notre second mariage me fait réaliser que rien ne fonctionnera jamais. Personne ne réalise à quel point c'est douloureux, et je ne suis plus en mesure de faire ce qu'on attend de moi. Oh je réalise bien que je déçois tout le monde, mais ça m'est égal à présent. Je suis en train de mourir à petit feu, et je ne peux plus laisser la douleur qui me coule dans les veines empoisonner mon fils.

Je secoue la tête, à la proposition de Camenko. Non, merci... Je vais rentrer toute seule. Je suis encore capable de conduire, et j'ai de toute façon la voiture garée ici. Je ne veux pas abuser plus encore en lui demandant un énième service, mais je suis à bout de forces. Je ne devrais sans doute pas m'excuser, mais j'ai été bien dressée, depuis l'enfance, et la culpabilité me ronge toujours pour toute la misère du monde. Alors je relève les yeux vers lui, défaite. Je suis désolée... Je suis désolée mais j'ai pas les épaules pour ça. Je n'ai pas d'autre excuse, pas d'autre explication. C'est trop douloureux, je ne peux pas vivre ça. T'as pas la moindre idée de ce que j'ai pu vivre, depuis trois ans que je le connais, et je sais que t'as l'impression que je l'abandonne et c'est peut-être vrai mais j'en suis plus capable, tu comprends ? J'ai des contractions toutes les cinq minutes je devrais même pas rester debout, et toute cette tension toutes ces douleurs je sais que ça met mon bébé en danger. Le psychisme a un tel impact sur le corps qu'un choc psychologique peut parfois déclencher un accouchement. Est ce que quelqu'un se rend compte de l'état dans lequel je suis depuis la fusillade ? J'ajoute plus bas, blessée du constat que j'énonce. Tout ça, ce sont vos histoires de famille... Et Slavenko ne m'a jamais vraiment laissée en faire partie.

Je ne m'attends pas à ce qu'il comprenne, ni à ce qu'il ait pitié de moi, à présent c'est seulement une question de survie. Et ça doit sembler insensé pour les gens d'ici, parce que les hommes sont tous infidèles et qu'il n'est pas un seul Tigrovi qui n'aille pas se perdre entre les cuisses des putes du QG, mais ce n'est pas et ça n'a jamais été ce que j'ai voulu pour Slavenko et moi. J'ai toujours été suffisamment naïve pour croire qu'on était au-dessus de ça, qu'on était plus fort que ça. De toute évidence je me suis trompée. Je ne crois pas que Slavenko ait jamais voulu me protéger de sa famille. Je crois qu'il avait honte de moi, comme c'est le cas depuis le premier jour, parce que je ne corresponds pas à ce qu'on espérait, à ce qu'on voulait pour lui.

Je ne renchéris pas, n'essaie pas de discuter plus avant avec Camenko qui ne fait que chercher des explications pour justifier le comportement de son frère. S'il pensait que je méritais mieux qu'eux, il serait resté avec moi à New-York, loin de leur influence... Ou il m'aurait laissée rester là-bas, plutôt que de m'implorer de le rejoindre ici. Mais c'est trop tard, à présent, et j'en paye le prix fort. « D'accord... A plus tard. » Je ne lutte pas, je suis prête à tout accepter pour qu'il me laisse sortir d'ici, de toute façon je n'aspire qu'à retrouver mon lit... Dans lequel je sais déjà que le sommeil me fuira.

Je jette un dernier regard à la mine défaite, contrariée de Camenko qui doit porter sur ses épaules le poids de toutes les erreurs familiales, et je me lève enfin pour quitter l'immeuble. J'ai beau le haïr en cet instant, rien ne m'est plus difficile que de laisser Slavenko derrière moi, sans savoir si je le reverrais un jour.

Je dors d'un sommeil agité qui n'a franchement rien de reposant comme à chaque fois que je ferme les yeux depuis mon réveil à l’hôpital. Les yeux clos, les images se font très précises et à présent, il ne s'agit plus que de l'agression mais aussi du hammam, de Nina, de ses accusations qui confortent ma culpabilité latente non pas à l'avoir trompée, mais à avoir désiré Legence. Je n'ai aucune excuse, c'est sans doute pour ça que je l'ai sciemment fait fuir. Par cette sorte d'auto-flagellation perverse qui me caractérise si bien.

C'est quand Camenko ramasse le carnage du repas que je m'éveille dans un sursaut qui me laisse le cœur battant la chamade, et les sueurs froides au front. Je n'ai rien de serein et je crispe la mâchoire pour retenir jurons ou plaintes, je ne sais pas trop. En silence, je le suis du regard. Je me doute que Nina l'a appelée quand elle est partie. Parce qu'elle est partie, je peux le sentir dans l'absence de vibrations dans l'air. Une chape glacée de solitude m'a saisie sans que je puisse rien y faire et la même présence de mon frère n'y peut rien.

Bien sur, il suffit de ses reproches voilés pour que j'ai le bon goût de rougir. Je me redresse tant bien que mal, réflexe militaire de celui qui ne veut ni paraître faible, ni déshonorer sa hiérarchie en se montrant comme une lopette. "désolé..." Quoi dire d'autre ? Je sais bien que je devrais manger et peu importe au fond que ce soit du chinois ou autre chose. "Chinois c'est bien..." Je ne peux pas m'empêcher de regarder vers la porte qui mène au salon. Ici je suis claquemuré dans la chambre sans avoir le choix que d'y rester. Je ne demande pas si Nina est partie mais ma posture, mon regard, tout est éloquent.

Mon frère s'active à me refaire à manger et je déprime. On aurait pu sauter un repas, je n'ai pas faim, mais je vais être bon pour manger quand même. Je soupire intérieurement en repensant à ces fois où j'aurais voulu bouffer et que je n'avais rien. J'apprécie toujours la douce ironie de ces moments. Bien sur je vais manger en fermant ma gueule parce que mon frère me l'ordonne et que je n'ai pas envie de finir seul comme un con ici.

"Je n'en suis pas aussi sur que toi..." Elle ne m'a pas cru et je crois qu'elle est à bout de force. Avec sa grossesse, avancée, les complications, elle devrait de toute façon se tenir loin de mes emmerdes. Si j'étais raisonnable...si j'étais raisonnable, je la laisserais s'en aller parce qu'elle se mettrait ainsi à l'abri. Mais quand il s'agit de Nina, je ne sais pas être raisonnable. Je l'aime beaucoup trop et beaucoup trop mal pour ça. Je prends le verre et en bois une gorgée avant de le serrer dans mes grosses mains.

La question me prend autant de cours que l'avertissement. Une faible rougeur envahit mon visage, tétanisé que je suis. Il est bien évident qu'il sait pour ma sexualité dérangeante. Son regard froid sur moi ressemble à celui de Mirko, même éclat impavide et métallique qui me transperce sans pitié. Depuis mon réveil, je savais qu'il savait mais de une on ne s'était pas encore vu, et de deux tant qu'on en parlait pas, ça allait. Je me serais contenter de ce secret de polichinelle entre nous. Mais là, si je n'avais pas ma foutue fierté Drazavic pour me maintenir, ce serait trop. Mentalement, je me tiens droit, raide, même si dans la réalité, mon corps refuse de coopérer et que je suis donc allongé sur les coussins qui me redressent. De longue secondes s'égrènent, je suis cloué par son regard. Dans le mien passent le maelstrom d'émotions qui s'agitent sous la surface : honte, douleur, colère, sentiment d'injustice et culpabilité, tout un tas de truc pas clair et impossible à démêler. Quand enfin j'arrive à parler, je ne mens pas, je serais bien en peine de le faire, je suis bien trop bouleversé pour ça. J'essaye d'avoir une voix nette comme un subordonné qui répond à son commandant "Non, je n'ai pas couché avec Leg le 2 Août, ni le 15, ni depuis que Nina et moi on est de nouveau ensemble. Et je n'ai pas non plus couché avec Ymke, ni avec personne d'autre que Nina." Je me tais, ravalant la honte de devoir expliciter (justifier ?) mes supposées coucheries et/ou tromperies.

Camenko croise les bras et je ne sais pas lire son expression indéchiffrable. Je reste figé, dans un garde-à-vous mental et dans la mesure du possible physique bien involontaire mais né d'années de conditionnement militaire, de virile fierté nationale et patriarcale. Je retiens mon souffle avant que mon frère ne m'envoie au tapis par son monologue.

Au début, il parle de Legence et à nouveau je rougis, honteux à l'évocation de cette connerie du hammam, je n'en suis pas fier, c'est certain. Ce sont les eaux troubles où je nage. Et puis il continue, parle de Nina. Ma mâchoire se crispe et la colère explose en moi, faisant briller mes yeux de rage. Je pense que si j'avais été valide, je lui aurais collé mon poing dans la gueule parce qu'on dirait qu'il remet en question mon amour pour Nina et c'est quelque chose que je ne supporte pas. Mais au fond, c'est à moi que j'en veux, pas à Camenko qui ne fait qu'énumérer la longue liste de mes erreurs passées. Camenko est bien placé pour savoir dans quel état je me trouvais quand je suis arrivé de NY, ce n'était pas fameux, entre le manque de Nina, la culpabilité et la rage, la dépendance, l'influence de mon père, tout juste sorti de taule et omniprésent à cette époque là et comme d'habitude cette ambivalence perpétuelle de sentiments qui me ronge. Il est arrivé une ou deux fois que sous l'emprise de l'alcool, je me confie à lui. Il est facile pour lui de tout me déballer. Jusqu'à son estocade finale et son sermon bien senti qui dilue ma colère.

En clair, je viens de me faire sévèrement remonter les bretelles par mon petit frère.

Quand il se tait, je baisse les yeux. Mes mains sont posées sur mes cuisses, je les tiens fermées pour les empêcher de trembler. Camenko n'est pas mon psy, et je ne vais pas lui parler de mes états d'âme ! Je sens bien que le discours n'avait pas ce but, ni même ne voulait réellement d'explications sur les faits. Je lève une main pour frotter mon menton râpeux et après avoir déglutis difficilement, je hoche la tête. Je me suis laissé le temps de récupérer une voix correcte, peut-être un poil basse, grave "Je ferais c'qu'il faut." Je ne veux pas perdre Nina et l'idée même me retourne le cœur mais je ne sais pas comment faire. Déjà, je sais qu'elle ne va pas refoutre les pieds ici...Je réfléchis avant de demander. "tu pourras me trouver un téléphone sur ? Il faut que je la contacte. S'il te plait."

Je ne sais pas exactement ce que Camenko sait de ma vie. Parfois je pense qu'il sait tout et d'autre fois en lisant son regard posé sur moi, l'étincelle d'espoir qu'il y reste me concernant - la même que je lis dans le regard de Nina - je doute qu'il sache tout. Pourquoi cette confiance que je ne mérite pas. Oh je suis loyal à mon frère, n'en doutez pas, comme j'ai été loyal à mon père et même dans une moindre mesure à mon oncle. J'ai été formaté pour ça et aujourd'hui, même aujourd'hui où tout s'effondre, la pensée me vient encore que c'est à cause de moi et de cette anormalité insupportable au yeux de mon père. Je mérite toute cette merde qui m'arrive ayant failli dans la droiture à mon Klan, à mon rôle.

Pourtant j'ai donné beaucoup pour lui, pour ce père qui aujourd'hui me renie, m'efface d'un ordre bref. J'entends sa voix, je sais comment il a du donner ce simple ordre de m'éliminer comme il élimine les problèmes qui se présentent. sa voix a-t-elle ne serait-ce que vibrer un peu de regret ? J'ai donné mon âme, mon estime de moi, mon humanité dans une guerre impavide, rouleau compresseur broyant des vies. Pour ne pas être la victime je me suis fait bourreau. J'ai du sang sur les mains, sur l'âme, et les cris, les supplications de mes victimes ne hantent même plus mes nuits tant je suis endurci. Je ne suis pas un psychopathe, n'en déplaisent aux psy qui ont tenté de me cerné. Je sais le bien et le mal et de quel côté je suis. Nina se plaint parfois de mes silences sur mes missions ou mon rôle au sein du Klan. Comment pourrais-je lui dire que j'ai tué cette femme et son enfant parce qu'ils empêchaient la signature d'un contrat immobilier juteux, comment lui dire que j'ai secoué ce vieil homme pour le terroriser pour qu'il paye ses traites, que j'ai foutu le feu à squat de réfugiés le enfumant comme des lapins ou encore que j'ai cassé des manifs pour embraser la ville. Et ce n'est que le quart de ce que j'ai pu faire. Durant la guerre les horreurs commises m'enverront directement en enfer pour peu qu'on y croit. A quatorze ans je tuais des gens sur la sniper allée. A quinze, je creusais des charniers des familles qu'on avait massacré, enterrant sans sourciller la fille de mon âge violée par moi et mes camarades avant d'être tuée malgré ses supplications. A ce stade, dire que je ne suis pas un enfant de chœur est juste risible.

Dans toute cette noirceur mon seul rayon de lumière a été Nina et dans une autre mesure, ce frère découvert par hasard. Je n'ai jamais cru à la rédemption mais aujourd'hui ce sont les deux seuls moteurs qui me restent pour avancer. Je récupère sagement l'assiette contenant le riz cantonais et le bœuf piquant et pour montrer toute ma bonne volonté, je pioche dedans pour une bouchée obéissante. Mon frère a l'air épuisé et je suis désolé pour lui de la pression sur ses épaules. Avant qu'il ne parte je l'arrête d'un mot "Cam ! ... merci..." Ça vaut ce que ça vaut mais je suis