Living in the storm || Dramavic

Je m'immobilise, tétanisée, en entendant les pleurs de Tomas. Elles sont encore faibles, il n'a pas les poumons suffisamment développés pour hurler comme un nouveau-né le ferait, mais je les reconnais déjà entre mille, pour les avoir entendues quinze jours durant. Il ne pleure pas parce qu'on le maltraite, il pleure parce que c'est un nourrisson et qu'il doit avoir froid, faim, peur de cet environnement qu'il ne connaît pas, de ces inconnus qui l'ont récupéré. Ma gorge se noue douloureusement, dangereusement, un goût de bile envahit ma bouche. Un instant je dois fermer les yeux pour ne pas me mettre à pleurer. Il est dans les bras d'Aleksandra, qui le berce avec patience en espérant qu'il se calme. S'il était dans les miens, il ne pleurerait pas, je le sais déjà. Il cesse de pleurer dès que je le prends contre moi, il suffit généralement que je le mette au sein pour ça si le bercer ne suffit pas. Mais la brune ne risque pas de l'allaiter alors qu'elle n'a pas encore accouché !

« Le salon. » Je réponds d'une voix blanche, ayant à peine calculé les hommes qui nous ont rejoint. Je ne les ai pas regardés, ils ne m'intéressent pas, ne m'importent pas. Avec le matériel qu'on nous a apporté, je peux relier mon ordinateur au projecteur et projeter les différentes vidéos sur le mur de la pièce. Il y a une caméra dans la chambre qu'ils ont aménagé pour Tomas, des couches sur la table à langer, un berceau minuscule qui leur servira sans doute cette nuit. Jamais Jelenko ne laisserait un bébé dormir avec eux, et l'idée de mon fils laissé seul dans une pièce vide, étrangère me terrorise.

Mes mains tremblent lorsque la porte s'ouvre sur Cvetko, et mon regard change à sa vue. Nous avons suffisamment parlé durant les neuf jours passés ensemble avec Slavenko pour que je sache plus ou moins ce qu'il ressent à son sujet, et je ne suis toujours pas sûre de comprendre la nécessité de sa présence ici. Je détourne le regard, me concentre sur le fait de diffuser sur le mur du salon chacune des caméras de la maison de Jelenko, et je coupe le son pour qu'il ne se diffuse que dans le casque que je branche.

Mon regard se charge de cette lueur métallique qui me fait terriblement ressembler à mon père en cet instant. Cvetko n’aurait pas pu tomber à un plus mauvais moment que celui où les pleurs de Tomas me vrillent les nerfs, et instinctivement il a un mouvement de recul comme si j’allais lui sauter à la gorge. Si Camenko n’avait pas misé sur lui pour notre comédie je lui briserais la nuque en cet instant. Je me détourne brusquement de lui en grondant “ferme la porte”. Mon attention se détourne de lui pour replonger sur les plans et heure après heure, la tactique d’assaut prend forme. Comme nous attaqueront de nuit, notre surveillance de la maison cette nuit va être cruciale. Un des allemands va nous chercher de quoi manger. Les hommes discutent à voix basse, les langues se mélangeant indifféremment, allemand, russe, hongrois et même albanais, mais ils parlent tous un langage universel que je connais, celui de l’adrénaline qui lentement monte dans la préparation de l’opération.

J’apporte un sandwich à Nina et une bouteille d’eau. Je ne veux pas m’inquiéter pour elle, mais je le fais quand même parce que c’est viscéral. Il y a malgré moi des choses que je parviens pas à refouler quand il s’agit de Nina. Si ça tenait à moi, je ne la laisserait pas aller sur place, mais je sais que je n’ai pas le choix. Je ne veux pas perdre du temps à discuter ni à m’engueuler avec elle. Je lui ôte le casque des oreilles. “Il faut que tu manges. Et je veux que tu te reposes. J’ai besoin de toi demain. En forme si possible.” Je m’assieds à coté d’elle avant de mordre dans mon propre sandwich, mastiquant méthodiquement avant de déglutir. “Les quatre allemands t’accompagneront pour aller chercher Tomas. A l’heure où sera donné l’assaut il sera normalement dans sa chambre, mais on va prévoir un plan b si jamais ce n’est pas le cas. Est-ce que tu as une idée de comment le transporter pour qu’il soit à l’abri ? J'ai pensé à un porte-bébé dans ta veste kevlar pour que tu aies les mains libres.”

Une fois que je suis certaine d'avoir accès à toutes les caméras, je m'occupe de m'assurer qu'on en récupère bien le son, il va de toute façon falloir que quelqu'un écoute les conversations et je sais que c'est moi qui m'y collerais, je ne veux pas passer à côté d'une information cruciale. Je suis en train de repérer les différentes alarmes placées dans la maison quand Slavenko s'approche, ôtant le casque de mes oreilles, ce qui me fait froncer les sourcils. « Je serais en forme. » Je réponds froidement, aussi sèchement que les ordres qu'il m'a donnés tout à l'heure. Je n'ai pas l'intention d'aller me coucher si c'est ce qu'il espère, il est hors de question que je dorme pendant que les autres travaillent et je veux surveiller mon fils à chaque instant, je ne prendrais pas le risque qu'il lui arrive quelque chose. Je n'ai pas besoin qu'on me materne, et lui n'a de toute façon pas le temps pour ça. La journée est déjà largement entamée, bientôt la nuit tombera et je sais déjà que je ne trouverais pas le sommeil. 

Je récupère la bouteille d'eau, à laquelle je bois de longues goulées, mais je dédaigne le sandwich. Il devrait savoir, mieux que personne, que l'angoisse me coupe l'appétit. « Un porte-bébé c'est bien. » Je veux le garder au plus près de moi, c'est la seule chose qui compte. « J'ai déjà ce qu'il faut. » Je lui ai rapidement demandé d'en acheter un, lorsqu'ils m'ont fait comprendre à la maternité qu'un bébé prématuré, plus que les autres, avait besoin d'être beaucoup porté pour être rassuré. J'ai utilisé le porte-bébé régulièrement à la maternité, et il se trouve maintenant dans ma valise. Il est facile à enfiler, ça ne posera pas de problèmes. « C'est quoi, le plan b ? C'est un bébé, il se réveille la nuit pour manger, il y a aussi beaucoup de chances pour qu'il ne soit pas dans sa chambre. » Je passe une main, toujours tremblante, sur mon visage pâle aux traits tirés de fatigue. « Tu as prévu une arme pour moi ? »

Je fronce les sourcils en la voyant délaisser le sandwich. Je le pointe du doigt "Tu manges. Et je veux que tu dormes aussi, pas cette nuit, demain dans la journée. Rester 48h éveillée avant un assaut, ce n'est pas une option." Je suis prêt à l'écarter de la mission si elle n'est pas capable d'obéir à des ordres aussi simples et basiques. Parce qu'il en va de la sécurité de tous y compris la sienne et celle du bébé.

"On verra cette nuit comment ça se passe. Où il se trouve. J'ajusterais le plan demain matin. Mais on prévoira un autre trajet pour ton équipe. Un trajet si Tomas est dans sa chambre ou celle d'Aleksandra. Sur le plan, elles sont côte à côte. Un autre pour le salon et la cuisine. Tu auras un glock 26. Maniable, léger, balle de 9mm 14 balles dans un chargeur. Il a moins de recul que le beretta. Tu prendra aussi un masque filtrant. Au cas où et parce que ça évitera qu'on te reconnaisse. Pas de paroles, surtout pas en anglais. Tu connais les gestes de base pour les militaires ? " Je lui montre les gestes tactiques simples en les énonçant. "Stopper, attendre, avancer, encercler...Tu devrais t'en sortir avec ça."

Je regarde les pièces étalées en mosaïque sur le mur, celle où se trouve Aleksandra et le bébé qui a fini par se taire sans doute épuisé. Au moins la jeune femme enceinte est-elle maternel avec Tomas. Jusque là et contrairement à Camenko je n'en avais rien à faire d'elle mais elle vient peut-être de gagner son ticket de sortie. Je plisse le regard en notant la présence d'un garde à quelques mètres. "On va le récupérer Nina." Et je permets à ma voix de vibrer de cette certitude pleine de la fureur qui couve dans mes tripes. Personne ne volera mon fils, et surtout pas mon père.

Je lui lance un regard noir de fureur quand il insiste. « Tu comptes faire le tour de tous les hommes pour t'assurer qu'ils bouffent leur sandwich et qu'ils ont leur huit heures de sommeil ? » Je secoue la tête, dépitée. Si j'avale quelque chose là, maintenant, je gerbe, c'est clair. « Fous-moi la paix. Je mangerais quand j'aurais faim. » J'obéis à tous les ordres qu'on me donne dès lors qu'ils concernent la mission en question, pour le reste il peut toujours aller se faire foutre. Putains de Drazavic de merde qui ressentent le besoin maladif de commander tout ce qui ose respirer dans leur champ de vision. « Je mangerais. » Je précise, avant qu'il me colle de force une perfusion dans le bras. Je vais manger, mais juste pas maintenant. 

Je ne suis pas si capricieuse qu'ils semblent tous le penser parce que j'écoute avec une attention particulière les consignes pour la mission, et j'ai l'intention de me plier à chacune d'entre elles. Sourcils froncés, je reproduis scolairement les gestes qu'il me montre, désireuse de bien faire. Et non, je ne les connaissais pas. Son assertion ne me réconforte pas vraiment, parce qu'aucun de nous deux ne peut prévoir ce qu'il va se passer, ni la réaction de Jelenko. Il serait capable, par orgueil, de faire sauter la baraque pour que tout le monde y reste avec lui plutôt que de crever tout seul. « Je sais. » J'affirme pourtant, d'une voix basse et vibrante de la même rage, parce qu'il n'y a pas d'autre option envisageable. Je lève les yeux vers lui, croise une seconde son regard, et me mords la lèvre pour réprimer les mots qui voudraient franchir mes lèvres. Ce n'est pas l'endroit pour ça.

"Mes hommes savent ce qu'ils ont à faire. Et le premier qui ne suivrait pas des choses aussi basiques n'aurait pas sa place ici. La fatigue et la faim émoussent les réflexes. Et une seconde de réaction tardive peut vouloir dire la mort et l'échec de la mission. Alors non, je ne laisserais rien passer. A personne. Je suis clair ?" Qu'elle me déteste n'entre pas en ligne de compte. Si ça peut lui permettre de ne pas craquer, c'est une bonne chose. Je ne devrais même pas avoir besoin d'avoir à lui expliquer ça. Je sais que c'est le moment le plus dur d'une mission mais mes hommes sont rodés et Nina a une implication personnelle qui la met encore plus à l'épreuve.

Je hoche la tête avec approbation quand elle répète mes gestes. "Très bien. Je te donnerais le glock tout à l'heure pour que tu le prennes en main. Tu auras un holster et des recharges. Tu tires bien alors n'hésite pas à le faire." Je croise son regard et une nouvelle fois je hoche la tête. Je me lève en posant ma main sur son épaule. Je me penche rapidement pour embrasser sa tempe, rapidement. Toujours muni de mon sandwich, je m'éloigne vers la table pour étudier les rues alentours. Il me faut mettre sur pied le déploiement jusqu'à la maison. J'ai l'emplacement des caméras extérieures. "Nina ? Est-ce que de la fourgonnette, tu pourras pirater les caméras et les faire boucler pour qu'on approche demain ? Le mieux c'est d'approcher par ici avec deux camionnettes, parce qu'il y a des halles qui sont livrées de nuit, ça passera inaperçu. Ce n'est pas trop loin, mais après on doit pouvoir avancer sans être repéré par les caméras extérieures. Donc jusqu'à ce point là, ça ira. Ensuite reste encore 50 mètres, et le muret à passer. Il n'est pas très haut."

Je crois qu'il ne se rend pas compte à quel point il prend des risques à jouer ainsi avec mes nerfs. Si je peux ronger mon frein face au manque flagrant d'empathie de son frère -que je pourrais qualifier de cruauté pure et dure en fait vu les mots qu'il a eus- je ne serais pas si clémente avec lui. Il veut se comporter comme le connard de sergent, soit, c'est donc tout ce qu'il sera à présent. « Très clair. » Je réponds, sèche, tout en sachant que ça lui est égal, comme tout le reste d'ailleurs. Et il est très clair dans mon esprit que je rayerais la famille Drazavic de ma vie dès que j'aurais récupéré mon fils. Qu'ils aillent se faire foutre. Chacun d'entre eux. Non, je ne suis pas hystérique !

J'ai un mouvement instinctif de recul quand il vient presser ses lèvres contre ma tempe, mon être entier se crispant à ce geste. Il vient de perdre le droit de me toucher, j'espère qu'il l'a compris. Je reporte mon attention sur l'ordinateur, me remettant à pianoter frénétiquement pour m'occuper les mains alors que j'ai envie de tout casser. De ma vie entière, jamais je n'ai bouillonné si fort. « Je peux, oui. » Je me contente de répondre laconiquement, je ne renchéris pas, ne propose rien, ne contredis rien non plus puisqu'ils sont aux commandes et que je ne suis qu'un soldat parmi d'autres, auquel on demande d'obéir sans réfléchir. C'est sous-estimer une fois encore ce que je sais faire et mes compétences mais ce n'est une nouveauté pour personne. 

Je note avec détachement que Nina ne veut pas de mon réconfort, même fugace. J'aurais aimé des détails sur les possibilités mais elle ne m'en donne pas et je me contente donc de sa réponse, ne posant d'autres questions que pour éclaircir certains points. Si elle ne comprend pas que je l'implique, si elle a besoin de sa colère contre moi, je ne peux rien de plus et je ne tiens pas à donner en spectacle à mes hommes la débâcle de mon mariage. Ce n'est ni le lieu, ni le moment. Je refoule donc mes sentiments personnels et on travaille d'arrache-pieds toute la nuit. A l'aube, après avoir observé les allées et venues nocturnes et matinales, nous avons un plan qui tient la route. Il faudra attendre le moment juste après où Tomas est nourri par nuit. Ce qui laisse l'heure aléatoire mais c'est plus sur puisque après tout le monde regagne sa chambre et qu'on aura le champ libre. Mon père est présent la nuit alors qu'il ne l'est pas dans l'après-midi. Sans doute va-t-il voir sa maîtresse. Mais il mange ici le soir, comme un bon père de famille. Le voir sur l'écran avec mon fils me fait blêmir d'une rage froide que je refrène. A noter qu'il ne dort pas avec sa femme mais dans l'autre aile de la maison, ce qui me va bien.

En matinée, je pars dormir quelques heures. Je connais parfaitement mon cycle de sommeil, je dors donc quatre heures ce qui me suffit pour recharger mes batteries. En début d'après-midi, j'appelle Camenko pour lui donner des détails de l'avancée de notre coté et ce qu'on a décidé et puis je m'attelle à préparer le matériel avec soin. Sur le lit, je mets ce dont Nina a besoin. Veste militaire renforcée, le porte-bébé, cagoule, masque, un casque avec lampe frontale et oreillette de communication, plus une lampe à main, le glock et ses recharges dans une plaque de cuisse équipée d'un holster adapté, un couteau, deux grenades, une flash et une fumigène qui peuvent la sortir de situations embarrassantes. J'ai sensiblement la même chose, gants, cagoule, quelques grenades en plus et surtout mon zavasta M70, l'arme avec laquelle je suis le plus à l'aise après le M76 du même fabricant, chambrée avec des balles OTAN. Je prépare mes chargeurs. L'équipement est noir, sans aucun logo ni rien qui puissent nous identifier. La plupart des hommes ont leur propre matériel chacun ayant ses préférences, ce qui est parfait puisque nous devons passer pour des paramilitaires payés par Mirko.

En attendant le soir et le lancement des opérations, je me plante devant la diffusion des images de la maison et je débriefe chaque homme individuellement. Je me nourris de barres protéinées histoire d'être à bloc pour cette nuit.

Jamais le temps ne m'a semblé si long, et la colère qui bout en moi est en train de me ronger à ne pas pouvoir trouver d'exutorie. Je la tourne toute entière vers Slavenko, son indifférence sa froideur qui me rappelle douloureusement celle de son père ou de son frère, ce mode militaire qui anesthésie toutes ses émotions, sans filtres. Je passe le reste de la soirée à éviter soigneusement son regard ou même de lui adresser la parole parce que c'est un risque que je ne peux pas prendre tant je peine à me maîtriser. Je passe, en revanche, la nuit la plus difficile de ma vie. Même les heures passées à trembler et à vomir à cause des crises de manque me semblent n'être rien en comparaison de la torture que c'est de voir mon bébé dans les bras d'une autre, qui entend prendre ma place. Tomas pleure, sans discontinuer ou presque, jusqu'à deux heures du matin, inconsolable. C'est un dernier biberon qui le calme et il finit par tomber de fatigue, abandonné dans ce berceau froid tandis qu'Aleksandra retourne se coucher dans sa chambre, visiblement épuisée. Je note tous les détails, les heures des allées et venues de chacun, leurs habitudes aussi, mais je perds les pédales entre minuit et deux heures du matin. Je dois me coller sous l'eau glaciale de la douche pour calmer mes nerfs, et je finis par capituler en avalant un calmant pour trouver le sommeil. Je ne dors que quelques heures, agitée, secouée d'angoisses que j'étouffe mal.

L'adrénaline commence à monter furieusement, allant de paire avec la crainte que la mission tourne mal. Je passe le reste de la journée à tourner comme une lionne en cage, vérifiant cent fois mon matériel, de même que les caméras et les micros. Mon regard revient sans cesse à Tomas. Je suis chacun de ses déplacements, et je tremble dès qu'il pleure à nouveau. Je suis une boule de nerfs, une fiole de nitro prête à exploser à tout moment. J'attends mon tour pour le débrief, en silence, rendue muette par la haine viscérale qui est en train de me dévorer toute entière.

Je briefe Nina avec ses hommes, les quatre néo-nazis prêtés par Legence. Quelle ironie. sur les plans, je montre où on va se garer. "Ici, tu fais boucler les caméras sur de la rue vide et neutre." Puis je montre les accès qui nous permettrons de nous introduire dans la propriété. Ensuite on se sépare en trois groupes. Un petit - de deux hommes - chargé de nettoyer et sécurisé le dehors pour dégager les accès de repli. Celui de Nina qui ira chercher le bébé et le mien, chargé du gros ménage et surtout d'éliminer l'ultime menace. Nina est chargé de récupérer Tomas et d'évacuer aussitôt pour qu'ils se mettent à l'abri.