It's always darkest before the dawn. | Dramavic

La route avalée en bien moins de temps qu'il n'en fallait si l'on respectait les limitations de vitesse n'avait pas aidé à calmer ses nerfs ou les orages qui faisaient rage dans son crâne. Camenko était resté anormalement muet tout au long du trajet, n'aidant pas le dernier mercenaire qui avait survécu à l'hécatombe à décompresser. Il ne fut pas étonné de le voir se précipiter sur la première bouteille de vodka venue lorsqu'ils poussèrent la porte de la planque.

Dans le petit studio qui, quelques heures plus tôt, était plongé dans un silence quasi-religieux régnait à présent une franche atmosphère de célébration. Le vidéo-projecteur éteint, le ton décontracté, les nombreuses canettes de verre vide témoignaient la réussite de la mission à Sarajevo. La petite bulle de satisfaction dans laquelle les hommes se confortaient vola cependant en éclats quand leur collègue croate entra en trombe, et l'ambiance retomba comme un soufflet.

Le trentenaire ne lutta pas contre le besoin de noyer le fiasco de Banja Luka dans une dose convenable d'éthanol. Il imita le geste de son prédécesseur, se servant un verre rempli à ras-bord pour espérer dénouer le fil de ses pensées confuses comme sa gorge. L'alcool lui brûla l'œsophage mais n'eut guère plus d'effet que cela. Il n'anesthésia pas même sa conscience alerte qui sentit peser sur eux les regards des hommes de l'équipe menée par Slavenko. Il ne s'était certainement pas attendu à des cris de joie en partant à sept et en revenant en duo.

Les hommes congédiés pour le moment, Camenko se resservit un verre en espérant s'abrutir au point de tomber. Il troqua sa chemise trouée et son pare-balles contre un t-shirt noir avant de se laisser choir dans le fauteuil le plus proche. Il s'enfonça doucement dans l'assise, sentant une douleur lancinante se réveiller dans ses côtes à mesure que l'adrénaline s'effaçait. Il n'osa pas passer ses doigts sur son abdomen pour mesurer l'ampleur des dégâts, craignant de rendre les décharges désagréables réelles. Son cerveau avait bien le droit de lui laisser croire quelques minutes encore qu'il pouvait encaisser sans broncher.

L'arrière du crâne reposant sur le sommet du dossier du fauteuil, les yeux clos, Camenko se concentrait sur le silence pour ne pas écouter l'ouragan dans son esprit. Il entendit de loin les pas lourds de Slavenko, réalisa soudain qu'il aurait pu les reconnaître entre mille, comme il savait distinguer ceux de Margherita ou de Mirko. Le Slave déglutit difficilement en songeant à cet homme qui l'avait élevé et qu'il avait abattu froidement, comme s'il n'avait jamais été qu'un étranger.

La porte d'entrée s'ouvrit grand, le courant d'air qu'elle imposa chassa les songes du brun. Il aligna sa tête avec le reste de son corps pour regarder son frère.

« Comment va Tomas ? »

Je suis resté près de Nina et de Tomas autant que possible. Je n'avais pas envie de les quitter mais je connais mon devoir et je l'accomplis comme je le fais depuis quarante ans. Ais-je jamais fait autre chose que mon devoir ? Que ce soit à Sarajevo pendant la guerre, c'est évident, à New-York - j'ai fait neuf ans de taule pour sauvegarder le chef de notre organisation - et à nouveau ici. On pourrait dire que j'avais le choix mais ceux qui disent ça parlent sans savoir. Ils ne savent pas ce que c'est que d'être né pour une organisation comme les Tigrovi, pour une guerre idéologique et civile, pour obéir et satisfaire les ambitions un homme que j'ai tué aujourd'hui.

Mon pas lourd fait craquer les escaliers quand je monte à la planque. Je pense être dans les temps sans savoir que mon frère a roulé si vite qu'il est déjà là. Le berretta est calé dans le creux de mes reins, et j'y porte la main en arrivant en haut de l'escalier parce que le silence me perturbe. Je pousse lentement la porte d'entrée qui cède sans grincement tant je fais doucement mais sans interrompre mon geste jusqu'à ce que la porte soit grande ouverte. Je suis sur la défensive, la tension et l'adrénaline brusquement revenues. La pièce est vide à l'exception de mon frère assis sur une chaise. Il a fait bien plus vite que je ne pensais. Devant lui une bouteille de vodka et un verre.

Mes doigts lâchent l'arme dans mon dos et je claque la porte derrière moi avant d'avancer. Je m'assurer du regard que Cam n'est pas blessé tout en m'asseyant face à lui. Il aurait été debout, je lui aurais surement donné une accolade fraternelle de réconfort, mais il est assis, le visage fermé et la pudeur s'empare de moi. On m'a toujours dit comme trop émotif, ce que j'ai toujours cherché à nier et dissimuler. Les vieilles habitudes ont la vie dure. Je m'empare de son verre et de la bouteille pour me servir. "ça va." Je passe les détails. Le bébé va aussi bien que possible, Nina aussi. Il est des blessures qui ne sont pas physiques. J'avale la vodka sans même sourciller à la brûlure de l'alcool. Elle est bienfaisante, réchauffe mon corps à défaut de mon âme. Je lis dans le regard de mon frère le même choc qui doit se lire dans le mien, la dilatation des pupilles ne trompe pas. "tout s'est passé comme prévu. J'ai perdu un des mercenaires mais on a pu ramener son corps." Je passe les détails sous silence. La mission est un succès, ce qui veut bien dire ce que ça veut dire, que Jelenko est mort, je n'ai pas envie d'entrer dans les détails. Pas maintenant, je ne suis pas assez saoul pour ça. "Comment ça s'est passé là-bas ?"

Le Serbe avisa immédiatement l'arme au poing de son aîné. Ses entrailles se tordirent, et il songea qu'il avait vu suffisamment de ces jouets-là pour les dix prochaines années. Quelque chose lui disait cependant qu'il risquait de dormir avec son Jericho à portée de main jusqu'à la fin de sa vie. Lui qui n'avait que rarement ressenti le besoin de se protéger physiquement n'était plus certain de pouvoir affronter le quotidien avec une telle sérénité.

Il hocha la tête quand Slavenko confirma que le petit allait bien. Aussi bien, du moins, que se pouvait trouver un enfant qui avait été arraché à sa mère. Garderait-il un souvenir de ces quelques heures loin de Nina ? Était-il assez conscient pour savoir ce qu'il s'était passé ? Il avait bien dû sentir qu'Aleksandra ne dégageait pas la même énergie, la même chaleur que la femme qui l'avait porté durant sept mois.
Les pensées du trentenaire se couvrirent d'un peu plus de nuages quand il pensa aux séquelles que pourrait garder son neveu. Ils n'avaient pas exécuté sommairement Jelenko et Mirko, deux hommes d'une telle importance, pour qu'ils continuent de ruiner leur vie à titre posthume.

La conclusion de la mission encadrée par son aîné était plus que satisfaisante. Un objectif atteint, des pertes réduites à leur maximum, et aucun corps pour donner aux chiens de la police de quoi se faire les dents. Le résumé avait des allures de rêve éveillé en comparaison au désastre de Banja Luka.

Camenko arqua un sourcil quand Slavenko lui assena la question qu'il redoutait tant. Il se leva de son assise pour saisir un deuxième verre, le premier lui ayant été confisqué.

Une longue gorgée de vodka plus tard, le brun livra en reprenant place sur le siège :

« La police a découvert le corps de huit hommes du Klan et cinq mercenaires, sans compter celui de Mirko, bien-sûr. J'ai deux Tigrovi à faire taire dans les jours qui viennent. Je crois qu'on peut appeler ça une franche réussite. »

Il n'y eut étonnamment ni colère ni aigreur dans ces mots, qu'une lassitude froide qui le forçait à énoncer les faits avec un détachement désagréable, affreusement professionnel pour une personne qui avait dérapé au point de tuer l'homme qui l'avait élevé. Mais Camenko ne savait gérer ses émotions qu'en prétextant pouvoir prendre du recul. S'il changeait son fonctionnement maintenant, il n'était pas certain d'avoir le courage de se relever ce de fauteuil.

Je grimace en entendant les pertes. Mon oncle se protégeait bien mieux que mon père. Sans doute que ce dernier était trop orgueilleux au point de se croire à l'abri, pensant les yeux et les oreilles de son frère infaillible. Pourquoi aurait-il pensé le contraire ? Pourquoi aurait-il cru que ses fils se monteraient contre lui ? Quel drôle de binôme que ces deux frères - Jelenko et Mirko - quand on y pense. Fait-on une aussi drôle d'équipe Camenko et moi ? Finira-t-on comme ces deux hommes liés par je ne sais quelle loyauté ou intérêt... ? Mais si nous avons perdu des hommes, le résultat est positif. La mort de Mirko ne me chagrine pas. Il m'aura toujours été plus facile de haïr mon oncle que mon père. "Ouai, ce n'est pas si mal vu les circonstances. L'objectif est atteint. Sauf pour l'oncle, je croyais que tu voulais le garder sous le coude..." Bien sur c'est une question qui se profile dans ces pointillés, parce que j'aimerais savoir dans quelle mesure ça remet en cause nos plans futurs.

Je hausse un sourcil "Deux Tigrovi ?" Je ne vois que Cvetko pour a part. On en a longuement discuté auparavant mais il n'est ressorti aucun moyen de l'épargner et j'ai fait taire mes sentiments confus à ce sujet, c'est un domaine où j'excelle. C'est assez facile au fond, il suffit de se focaliser sur le fait, l'objectif, et de cesser de penser au reste. Le pragmatisme et le factuel effacent efficacement toutes émotions qui vous feraient hésiter. Il ne faut pas non plus regarder en arrière, aux souvenirs communs, surtout s'ils sont agréables. Il faut simplement effacer, un mot à la fois terrible et juste. Je sens mon frère fatigué et à fleur de peau, même si je ne crois pas qu'il soit le genre à craquer ou à péter un plomb. Je ne l'ai connu que maître de lui, en quoi nous sommes étonnamment différents, il faut dire que ce n'est pas le même homme qui nous a élevé et le contexte n'était pas le même. Si la tâche est désagréable, je ne suis pas du genre à la faire traîner. "Je m'en occupe si tu veux, dis-moi juste qui est le second et où je peux les trouver."

Slavenko semblait étonnamment détendu. Trop, en réalité, pour que le Slave puisse apprécier une telle humeur à l’heure actuelle. Il ne pouvait pourtant blâmer son frère pour la réussite de sa mission. Tomas était sauf, Nina en vie, les pertes réduites à leur maximum, Jelenko abattu. Est-ce qu’ils n’avaient pas là ce qu’il avait toujours ardemment désiré ? La paix. Un avenir sans l’ombre des patriarches pour leur dicter leur conduite et empoisonner leur vie ? Pourquoi ne parvenait-il pas à se satisfaire de l’issue de cette histoire ?

« Ouai, ce n'est pas si mal vu les circonstances. L'objectif est atteint. Sauf pour l'oncle, je croyais que tu voulais le garder sous le coude… »

La disparition de Mirko ne changeait rien aux faits, en soi. Elle faisait simplement perdre les deux frères en légitimité, et en crédibilité, deux éléments cruciaux dont ils ne pouvaient se passer vu l’annonce qu’il leur faudrait faire bientôt. Allez donc dire à une armée de Serbes dressés pour n’obéir qu’à leurs maître qu’on changeait leurs supérieurs, et qu’il leur faudrait à présent être loyaux à un fils revenu d’entre les morts et à un bâtard.

« Deux Tigrovi ? Je m'en occupe si tu veux, dis-moi juste qui est le second et où je peux les trouver. »

Il hocha la tête de droite à gauche en comprenant que son frère parlait de Cvetko.

« Deux types postés chez Mirko. Je les ai renvoyé chez eux après leur avoir tout expliqué. La trahison de leur supérieur, l’exécution sommaire exigée pour te régler ton compte, les ordres de Jelenko, toutes ces conneries ... Ils ont quitté la maison avant que Mirko ne soit abattu. Il va falloir s’en occuper rapidement. Ce soir, si certains de tes hommes sont encore suffisamment sobres pour s’en charger. Sinon au plus tôt. »

Dans une lenteur nerveuse, il passa ses doigts sur sa barbe, se frottant le menton et les lèvres, comme pour garder tues les pensées qui se pressaient pour sortir. Las, éreinté par cette foutue soirée qui lui semblait durer des années, Camenko soupira. C’était sale. Laisser deux hommes partir avec l’information qu’on avait tenté de tuer Mirko. C’était une erreur immense, pourtant nécessaire. Il n’avait pas vu d’autre solution pour se sortir de ce bourbier vivant, mais il regrettait amèrement à présent.

« Ça ne change pas grand chose. Jelenko a ordonné qu’on lui ramène Mirko en vie, récita-t-il, automatique. Malheureusement, nous avons appris la mort de notre père alors que nous interpellions notre oncle. Il s’est défendu, il en a payé le prix. C’est aussi simple que ça. »

Mon frère n'était pas un soldat, c'était un espion, très doué dans sa partie (trop diraient certains), capable de manipulation, de stratégie et d'un sang-froid extraordinaire, mais ce n'était pas comme moi un soldat. La perte d'un homme - et même de six - était plus qu'acceptable pour éliminer Jelenko Drazavic et son frère, et récupérer Tomas. De mon point de vue la mission était un succès. Je savais nos objectifs difficiles et que nous ne les atteindrions pas sans ces pertes nécessaires. A cet instant, je savais me contenter d'un verre de vodka et de cette victoire qui paraissait mitigé à mon cadet. De plus Camenko se projetait déjà dans un futur tumultueux, en quoi il était sans doute plus prudent et réaliste - mais parfois il est bon de réjouir - encore que ce ne soit pas le terme exact, je venais de tuer mon propre père - d'un succès avant d'envisager les ennuis à venir.

"Ils sont à Banja Luka ? J'ai quelqu'un là-bas qui peut s'en occuper." Au fil des années, j'avais développé quelques contacts utiles surtout dans le milieu des mercenaires avec qui j'avais une affinité naturelle. C'est une vie que j'aurais aimé, pouvoir choisir ses contrats et ses combats indépendamment de la morale, de la loyauté et du devoir. Mais je n'étais pas tout à fait de cette étoffe, mon père y avait savamment veillé même lors de ses années de prison. Même aujourd'hui, je ne me posais pas encore la question de ma loyauté au Klan. Paradoxalement, même en prévoyant d’exécuter des tigrovi, j'en restais un. ce n'était qu'un élagage dans les rangs.

Je hoche la tête à l'explication "très bien." La trahison de Mirko était donc actée, et Jelenko passerait pour celui à qui son propre frère avait planté un couteau dans le dos. A mes yeux, ce n'était pas faux puisque tout découlait de la décision de mon oncle de ne pas dire à mon père que Saskia n'était pas sa fille. Ce jour là il l'avait trahi et la punition n'arrivait que trente ans après. Je me lève. "envoie moi l'adresse des deux cibles, je m'en occupe, mais il faut que j'aille rejoindre Nina. Elle est...bouleversée. J'ai besoin de quelques jours, deux ou trois. Si tu as besoin de moi dans l'intervalle, appelle-moi. Et... Camenko ? C'était du bon boulot, on savait que ce serait pas facile, surtout avec Mirko."

Camenko avait eu tout le loisir de peaufiner une version modifiée de l’histoire durant le trajet de retour. De toutes les solutions alambiquées qui s’étaient pressées dans son cerveau en alerte, la simplicité avait finalement gagné. Du reste, les frères n’avaient pas besoin d’entrer dans les détails. Personne n’oserait en demander de toute manière. Pas ouvertement en tous cas. Pas les premiers temps. Le trentenaire comptait sur le respect et la discrétion des hommes du Klan pour éviter d’avoir à donner de plus amples explications.

« Très bien, commenta Slavenko. »

L’aîné se leva sans demander son reste, déjà prêt à partir. Camenko le dévisagea l’air grave, les sourcils froncés. Il crut mal entendre quand Slavenko lui annonça qu’il avait d’autres choses à faire, visiblement plus importantes.

« Envoie moi l'adresse des deux cibles, je m'en occupe, mais il faut que j'aille rejoindre Nina. Elle est...bouleversée. J'ai besoin de quelques jours, deux ou trois. Si tu as besoin de moi dans l'intervalle, appelle-moi. Et... Camenko ? C'était du bon boulot, on savait que ce serait pas facile, surtout avec Mirko. »

Le cœur du Slave déchargea dans ses veines une dose de venin. Pour la première fois depuis le début de cette conversation, le trentenaire congratula son frère d’un regard noir quand il faisait jusqu’alors de son mieux pour ravaler l’angoisse, la colère et la déception qui le rongeait sans qu’il ne sache comment l’expier. De toutes les phrases de circonstances ridicules que Slavenko aurait pu choisir pour ponctuer leur échange, il avait fallu qu’il parle de bon boulot. Bon ? Et qu’il se permette en plus de songer à rentrer chez lui quand ils étaient loin d’avoir terminé leur mission ?

Le brun se redressa à son tour, trop brusquement pour que ses nerfs ne se réveillent pas en faisant éclater la douleur qui irradiait dans ses côtes. Il siffla entre ses dents serrées, descendit sa vodka pour faire passer la brûlure, et claqua le verre sur la table.

« Ce qu’il faut, c’est que nous allions au Pussynight pour régler les affaires qui vont nous tomber sur le coin de la gueule. Oublie Nina une seconde, j’ai besoin de toute ta concentration. Notre commandant et notre capitaine ont été abattus, l’information va se savoir bientôt. Les hommes du Klan devront l’apprendre de notre bouche, pas de celle des flics ou du premier péon venu qui s’en donnera à cœur joie pour déformer l’histoire. D’autant que ton retour d’entre les morts risque de faire du bruit. Si le moindre doute plane sur nos agissements et notre implication, on est foutus. Il est hors de question d’avoir fait tout ça pour terminer six pieds sous terre ; comme il est hors de question que quelqu’un d’autre se mette en tête de récupérer la direction du Tigrovi parce qu’on nous aura jugé inaptes à le faire. Tu pourras prendre deux ou trois jours après ça si tu le souhaites, tu pourras même tirer ta révérence si tu en as vraiment ras-le-cul et que tu penses pouvoir te satisfaire d’une vie civile. Mais en attendant, fais ce pour quoi tu es payé et ce que les gens attendent de toi : prouve que tu es le digne fils de Jelenko Drazavic. »

Le regard noir de Camenko me fait hausser un sourcil. Je ne savais pas mon frère capable d'une colère si pointue, ou au moins si visible, lui toujours si froid et maître de lui. Et en toute sincérité, je ne sais même pas ce que j'ai dit pour m'attirer un tel regard. Je viens de le féliciter non ? Ma phrase n'avait pas une once d'ironie.

Mais tout s'explique, mon frère ne veut pas que je rentre chez moi. J'ai un geste de frustration et d'impatience. Comment ne peut-il pas comprendre que je veuille rentrer auprès de Nina et de mon fils après ce qu'ils ont vécu cette nuit. Il y a deux heures, j'étais à l'hôpital à me demander si Tomas allait s'en sortir. Ma femme est dans un état d'hystérie et de paranoïa tel que je ne sais pas si elle s'en remettra un jour. Mon mariage est au bord de l'implosion. Je fronce les sourcils parce que nous n'avons jamais réellement parlé du devenir des Tigrovi après ... Désire-t-il garder l'organisation, et pourquoi ? Je suis bien persuadé que nos idéaux lui ont toujours paru absurde. Sa mère est croate et il en a toujours été très proche. Il a étudié à Londres, il est bien trop intelligent pour croire en ce rêve d'un autre temps. Nos dirigeants, n'agitent ce spectre que pour justifier et poursuivre leurs activités criminelles. Les Tigrovi sont du même acabit, en tout cas j'en suis persuadé pour mon oncle. Quant à mon père... Avoir fait 18 ans de prison avait pu ancrer son idéal en lui, parce que faire de la prison pour quelque chose en lequel vous ne croyez pas aurait pu le rendre fou.

Je mords ma lèvre inférieure à la dernière phrase de Camenko. Elle me heurte et je commente sèchement. "ce serait bien la première fois." Je me lève d'un mouvement de corps économe, sec. "Alors on y va. Inutile de traîner ici. J’appellerais mes hommes en route."

N'était-ce pas pour ça que Jelenko l'avait dressé toutes ces années ? Pour être le successeur parfait. Le portrait craché d'un tyran ancré avec une telle ferveur dans le passé qu'il était capable du pire, pourvu que ses idéaux n'en soient pas bafoués ? Comme il devait être déçu aujourd'hui, de savoir que son fils aîné, en plus d'être un échec éthique ne sachant obéir aux ordres dès lors que sa vie privée était concernée, avait eu la bassesse de lui planter une balle entre les deux yeux. Même refroidi et brûlant en enfer, Camenko doutait que leur géniteur puisse remettre en question le moindre de ses agissements. Arracher Tomas à sa mère devait lui sembler naturel, faire abattre son premier-né parce qu'il avait le culot d'aimer les hommes autant que les femmes bien normal, orchestrer des massacres à tout va un droit comme un autre, …

Le balayement d'air criant d'agacement du quadragénaire manqua faire tomber le plus jeune des Drazavic à la renverse. À nouveau il fixa son frère, ses prunelles assombries par une envie lancinante de l'assassiner sur place - réflexe par ailleurs récurrent depuis le mois d'août. Le Slave descendit un nouveau verre de vodka pour ravaler les mots trop durs qui risquaient de lui échapper s'il ne s'occupait pas les lèvres.
Au fond, il lui tenait rigueur d'avoir cherché à remuer le passé. Rien de tout cela ne serait arrivé s'il avait laissé les morts et disparus où ils se trouvaient. Ou plutôt : la situation n'aurait pas dégénéré à ce point si, en prime de vouloir retrouver sa sœur, il avait su se comporter en bon Tigrovi plutôt que d'aller retrouver un ancien amant dans un lieu pour le moins équivoque. Ne pas contrarier Mirko au risque de le voir agiter des dossiers handicapants comme celui d'une bisexualité mal gardée était une épreuve en soi ; Slavenko n'avait fait que lui donner une excuse crevante pour les incapaciter, son aîné et lui. Et pour ne rien arranger, il n'avait fait que démontrer, en prime, son entêtement héréditaire.

Aujourd'hui encore, Camenko était incapable de dire ce qu'il s'était passé dans ce foutu hammam. Qu'importe le faux témoignage d'un Kosovar supposé rassurer Nina, qu'importe la parole de l'enfant prodige, il y avait toujours une chance, une infime, minuscule, ridicule petite chance, que Slavenko ait préféré mentir. L'officier traitant la gardait bien en tête.

« Ce serait bien la première fois. »

Sa mâchoire se crispa. Ils avaient tous une croix à porter. Celle de ressembler un peu trop aux hommes qu'ils venaient de tuer n'en était qu'une parmi tant d'autres.

« Alors on y va. Inutile de traîner ici. J’appellerais mes hommes en route.
- Tu roules. »

Lui n'était pas en état.

Une fois que c'est décidé, la frustration s'envole et la colère avec. J'ai une tâche à accomplir, et mon objectif relègue le reste en arrière plan. Je regarde mon frère d'un air curieux tellement il est grincheux. "Bien sur que je conduis, tu croyais quoi ?" Je le raille gentiment, conduire étant mon privilège d'aîné, il ne croyait quand même pas que j'allais y renoncer ?

On descend de la planque pour prendre sa bagnole que je préfère à la camionnette. En m'installant, je fais remarquer à Camenko. "Qu'est-ce que t'as Jebote ? T'en fais une gueule. Ça s'est pas passé si mal que ça, on savait que y aurait des pertes. On est en vie oui ou non ? Et mon fils aussi. Il va bien et il est pas orphelin, j'te jure que ça me réjouit." Oui, j'ai de quoi me réjouir et j'espère que Camenko aussi. Quant au reste, on avisera au fur et à mesure. Je suis très doué pour la réaction, et l'adaptation. La guerre m'a appris ça, m'adapter et survivre. Et mon père. Merci papa. "Allez détend-toi, ça va bien se passer." S'il a peur que je fasse une boulette, il se trompe, je tiens à la vie moi aussi. Plus que jamais.

En chemin, j'appelle mon contact à Banja Luka pour passer le contrat sur les deux hommes dont Camenko m'a parlé et à qui je demande brièvement les détails nécessaires. Nom et adresse, c'est suffisant. Je conduis souplement, sans excès de vitesse, je n'ai pas envie qu'on se fasse arrêter par les flics même si ironiquement, ils doivent avoir d'autres chats à fouetter ce soir. Il nous faut plus ou moins quinze minutes pour arriver au Pussynight et en route, j'en profite pour griller une clope en entrouvrant la fenêtre de la caisse. Quand on approche, les néons bleu électrique de l'enseigne détachent le nom du QG dans la nuit. Je me demande s'ils sont déjà au courant de l'attaque à la maison de mon père, ou s'ils ne savent seulement que pour Mirko... Les deux hommes de Camenko auront prévenu ici, et ils auront cherché à joindre Jelenko... qui n'est pas en mesure de répondre. Abonné absent. Je me gare en face de la boite, sous un réverbère cassé. Je jette mon mégot avant de remonter la vitre et j'adresse un sourire à mon frère, sourire qui tient plus du rictus. "Il est temps de ressusciter !"

La légèreté dans laquelle semblait se complaire le quadragénaire laissait Camenko terriblement mal à l’aise. S’il comprenait que son frère puisse se féliciter du succès de la mission, il ne parvenait pour autant à savourer leur réussite de la même manière. Peut-être - sans doute - était-ce parce qu’il n’avait pas l’avenir d’un fils ou d’un couple pour lequel se réjouir, quoi qu’il aurait pu se sentir moins inquiet quant à sa propre situation si son esprit avait été capable de lui rappeler l’Italienne à cet instant précis. Mais les pensées du Slave couraient vers d’autres priorités que son bonheur personnel ou celui de son aîné. La sale manie de voir toujours trop loin pour profiter pleinement des petites victoires du quotidien ne le quittait jamais vraiment.

« Bien sur que je conduis, tu croyais quoi ?
- Que tu serais trop saoul pour prendre le volant. »

Des deux, pourtant, il était celui que l’alcool avait le plus attaqué ce soir, probablement pour rincer le goût amer de tâche bâclée qui lui restait en travers de la gorge.

Ils claquèrent la porte d’entrée de la planque sans plus de cérémonie et dévalèrent l’escalier jusqu’à la Cayenne, toujours moins notable dans le décor sarajévien qu’une camionnette qui risquerait de les trahir. Chaque à-coup sur les marches se répercuta en une onde violente jusqu’à la cage thoracique du trentenaire, et il siffla silencieusement entre ses dents pour évacuer la douleur que la chute d’adrénaline avait réveillée.

« Qu'est-ce que t'as Jebote, lança Slavenko lorsqu’ils s’installèrent. T'en fais une gueule. Ça s'est pas passé si mal que ça, on savait que y aurait des pertes. On est en vie oui ou non ? Et mon fils aussi. Il va bien et il est pas orphelin, j'te jure que ça me réjouit. Allez détend-toi, ça va bien se passer.
- Je sais, répondit-il sobrement à son dernier encouragement. »

Ce n’était pas de cela qu’il avait peur. En dépit des apparences, il savait Slavenko trop conscient de la complexité de la situation pour commettre le moindre faux-pas.

La voiture s’élança, filant sur l’asphalte sans grande considération des limitations de vitesse. Il n’y aurait de toute manière aucun flic pour les interpeller et leur faire remarquer avec sarcasme qu’ils roulaient peut-être un peu trop vite ; nul doute que la plupart des hommes en poste avaient été appelés hors de la ville pour se charger du cas Drazavic qui dérangeait la tranquillité de la nuit.

L’enseigne criarde du Pussynight ne tarda pas à fendre l’horizon, et Slavenko immobilisa la voiture dans un coup de freins suffisamment souple pour ne pas faire hoqueter son passager sur le siège du mort. Il lança d’une voix claire et enjouée :

« Il est temps de ressusciter !
- Ouais … J’en avais franchement assez d’entendre les politicards me couvrir de miel en grinçant quelle perte terrible ta disparition faisait pour notre famille. »

Son ton railleur avait une note moins salée que les précédentes. Camenko ne put pourtant s’empêcher de se pincer l’arête du nez en songeant que leurs partenaires commerciaux et politiques s’en donneraient à cœur joie avec la mise en bière du Janus du Tigrovi. Il soupira lourdement, une main sur la poignée de la portière, se retenant au dernier moment pour interpeller son frère, sérieux et grave.

« Je sais que tu as d’autres choses à faire, d’autres choses auxquelles penser, d’autres plans d’avenir … Mais je vais avoir besoin de toi. Pour les semaines, les mois qui viennent, peut-être les années, même. On a une chance de sortir le Klan de la merde dans laquelle Jelenko nous a fourrés et de faire évoluer la situation à une échelle plus importante. Ça ira à l’encontre de tout ce qu’on nous a appris et ça va être difficile à faire avaler aux Tigrovi. Ce sera plus simple si tu ne te retires pas du jeu. Les gars ont confiance en toi. »

L’expérience militaire et les années passées à se battre ouvertement pour l’idéologie serbe aidaient grandement. Slavenko était un frère pour les hommes de l’organisation, ce dont le trentenaire ne pouvait clairement pas se vanter. Son rôle de gratte-papier impliqué en politique doublé d’ombre dont il fallait se méfier de peur qu’elle ne vous perce à jour ne lui laissait pas autant de crédit.

Mon trop sérieux frère a du mal à se dérider. Je note toutefois ses mouvements parfois gourds et douloureux, et je sais déjà que l'opération à Banja Luka a été bien plus musclée que celle menée ici. Aussi, je n'insiste pas faisant juste remarquer avec ironie que je peux conduire même bourré contrairement à lui.

Quand je me gare, je retrouve mon frère dans son commentaire ironique et acerbe à la fois. Je me fends d'un vrai sourire. "C'est sur, vanter mes mérites a du t'être difficile. Allons mettre fin à cette comédie." Je vais sortir quand il me retient par le discours que je redoutais et qui efface tout ombre de sourire. J'ai toujours su que les rêves échafaudés avec Nina dans la planque, n'étaient que des fantasmes mais j'aurais voulu y croire encore un peu. Mon air se fait aussi sérieux et grave que celui de Camenko, accentuant la ressemblance qu'il y a parfois entre nous, en demi-frères que nous sommes. Je retiens un soupir en commençant. "Je veux juste sauver mon mariage."

Après une seconde de flottement, j'ajoute sans qu'il y ait l'ombre d'un doute sur ma sincérité. Ma loyauté a toujours été absolue à ce jour, il a fallu que mon père tente de me faire assassiner pour que je riposte. "Tu es mon frère. Tu sais bien que je ne te laisserais pas tomber. Tant que tu auras besoin de moi, je serais là pour t'épauler et couvrir tes arrière." Par ces quelques mots, nous venons de signer notre avenir dans le sang. Nous venons de reformer une hydre à deux tête, de poursuivre l'oeuvre de Mirko et Jelenko : deux frères Drazavic à la tête de Tigrovi.