Let justice be done though the heavens fall - Yusie

Dissimulée sous le porche d’un vieil immeuble délabré, écrasée contre la porte en verre comme si je cherchais à me fondre en elle, je peine à décrocher mon regard de la rue. A cette heure, il n’y a ici que peu de passage, mais le Pussynight non loin rend l’endroit peu fréquentable. Les phares de voitures, à intervalles réguliers, éclairent l’angle dans lequel je suis blottie, forçant mes traits tirés, striés de larmes séchées, à se baisser pour éviter d’être ébloui. Mes doigts fins fébrilement accrochés au bas de ma robe, je tire nerveusement sur le vêtement, chaque fois que le vent glacial me rappelle que les lambeaux de mes collants sont restés quelque part dans cet appartement inconnu. Le froid s’insinue jusque sous mes os, je peux voir la chair de mes jambes, de mes bras se hérisser en chair de poule, mes mains trembler et mes doigts rougir… Mais je ne le sens pas réellement. Quelque chose en moi s’est comme éteint, anesthésié à l’instant où j’ai laissé Yulian raccrocher, remettant ma survie entre ses mains.

Le temps s’étire d’une étrange manière, et j’en ai amplement perdu la notion lorsque la voix du Russe, curieusement familière, résonne dans mes tympans. Je lève le museau en clignant des yeux, surprise de l’élan qui le porte vers moi, et m’attire dans ses bras. Longtemps je reste inerte, incapable de lui rendre son étreinte, ou même de fondre en larmes dans ses bras. Les miens restent ballants le long de mon corps, mon regard vague se perdant sur la rue derrière lui, qui continue de vivre. Il efface de mes joues des larmes dont je n’avais pas même conscience qu’elles coulaient encore, et je me laisse entraîner vers sa voiture. Il est bien la seule personne dont je ne me méfierais pas en cet instant, et j’ai pourtant, malgré tout, un vague instinct de panique quand il verrouille les portières.

Je lève sur lui un regard hagard, secoue doucement la tête en ramenant mes bras autour de mes épaules pour tenter, vainement, de me réchauffer, ou de me protéger. « Je veux rentrer… » C’est la seule chose qui importe réellement, les seuls mots qui parviennent à franchir la barrière de mes lèvres. La sensation de froid s’éveille peu à peu, comme si le corps chaud de Yulian contre le mien, durant ces quelques instants, avait fait office d’interrupteur. Je frissonne, baisse les yeux sur mes jambes nues. « J’ai froid… »

Mon instinct me dicte de nous éloigner rapidement de cette ruelle sombre qui ne me donne pas une bonne impression, il me commande aussi de verrouiller les portes de la caisse immédiatement et quand je regarde Elsie, tout m’indique que quelque chose de grave s’est passé. Ma poitrine devient machinalement douloureuse, mon cerveau s’anesthésie doucement sous la rage qui commence à s’envenimer en moi et les jambes nues de la rousse me paraissent irréelles. Je réprime ma colère en écoutant la jeune femme, retire immédiatement ma veste pour la lui coller sur les jambes et démarrer la voiture pour activer le chauffage qui met un certain temps avant de réchauffer réellement l’habitacle. -Il n’avait d’ailleurs déjà pas eu le temps au moment de ma ruée vers le pussynight-.

Je réprime un soupir et reste complètement silencieux, sans jamais parvenir à retirer l’air inquiet qui m’assassine la gueule. Je démarre péniblement, ne sais pas quoi dire et si j’avais eu quelques mots à prononcer, n’aurais de tout façon pas su par où commencer. Je n’ai pu voir aucune blessure sur la rousse et l’idée que quelqu’un ai pu la toucher me heurte d’une violence que je n’ai jamais connue. Mes doigts sont crispés autour du volant et je tente de conduire aussi rapidement que possible en essayant de réunir toute ma concentration qui s’envole à chaque fois que j’imagine ce qui a pu arriver à l’étudiante.

Nous parvenons à mon appartement et garé, je ne coupe pas tout de suite le moteur, attends quelques instants en me tournant vers Elsie, cherchant dans son regard quelque chose qui pourrait me rassurer quand j’ai l’impression de mourir en y décelant finalement que de la terreur. Je déglutis, mort de peur à mon tour, et glisse ma main sur la sienne dans un geste tendre, emprunt de douceur.

« Je voulais pas te ramener chez toi… Je mords l’intérieur de mes joues, nerveusement. Tu vas rester avec moi, ok ? » L’idée de l’abandonner m’est insoutenable et il me semble que sa colocataire est loin d’être la présence dont Elsie ait besoin à cet instant.

J’abandonne mon siège conducteur, fais le tour de l’automobile avant de réceptionner la rousse de l’autre côté. Je ne la quitte pas des yeux et son air fatal me fait extrêmement peur, pas seulement parce que je ne sais pas ce qu’il lui ait arrivé -bien que je crois en avoir un idée-, mais aussi parce que j’ai l’impression d’être incapable de la consoler.
Je garde une main contre son dos, comme si je craignais de la perdre et nous dirige vers l’appartement.

Arrivés en haut, j’invite Elsie à s’asseoir sur le canapé avant de m’installer à côté d’elle. Je déglutis, meurs d’envie de lui poser plus de questions mais me ravise, préférant que la discussion vienne d’elle même si l’envie lui prend.

« Tu veux… Boire quelque chose ? Mon ton est évidemment hésitant et je me sens terriblement con. Attends, bouge pas. Me relevant, j’attrape sur un fauteuil plus loin un plaid que je dépose sur ses genoux, ma veste plus tôt donnée sur ses épaules. Un thé ? Ça te réchauffera… »

En d'autres circonstances, la prévenance de Yulian me toucherait, j'en serais sans doute émue, amusée peut-être, légèrement gênée sans doute... Je rougirais, me blottirais sous sa veste pour tenter d'imprégner ma peau de son odeur, et au détour d'un virage je poserais ma tête sur son épaule, tentant un rapprochement ridicule pour renouer le contact entre nous. En cet instant, pourtant, le moindre contact me fait tressaillir d'angoisse, et je ne peux réprimer les pensées inquiétantes qui envahissent mon esprit, chaque fois que je réalise que je suis enfermée dans une voiture avec un homme. Je tente d'apaiser les battements chaotiques de mon cœur, insufflant à mon cerveau les souvenirs joyeux sereins, que j'ai eus avec le Russe. 

Je laisse mon regard dériver sur la route qui défile, me demandant étrangement où il est, ce qu'il fait. Est-il déjà retourné à son quotidien, comme si rien ne s'était passé ? Gardera-t-il le moindre souvenir des coups que j'ai tenté de rendre ? Les questionnements sont encore flous, douloureux lorsqu'il gare la voiture devant son immeuble, cherchant mon regard pour me poser des questions auxquelles je ne sais pas répondre. Je me laisse guider, activant le pilotage automatique jusqu'à ce qu'il m'indique de m'asseoir sur le canapé.

Je me recroqueville sur moi-même, incapable de savoir réellement quoi faire de moi, incapable même de savoir sur quoi fixer mon regard. Je secoue la tête, chassant une larme importune qui roule sur ma joue. « Non j'ai... Pas soif... » J'enroule mes bras autour de mon corps, me ramasse contre le dossier du canapé, mes membres commençant à trembler. 

Le chemin jusqu’à l’appartement me semble interminable et le silence insoutenable tandis qu’un chaotique scénario se déroule dans mon cerveau. Je sais ce qu’il s’est passé, je le sens et la preuve se trouve sur les jambes d’Elsie, affreusement nues. Au moment où je me rends compte que je viens d’en prendre conscience, mon coeur se serre douloureusement et je souffre plus que je n’ai jamais souffert. Nous n’avons pas grandement avancé dans notre histoire avec la rousse, mais je sais d’ores et déjà qu’elle compte bien plus pour moi que beaucoup de femmes que j’ai connues.

Ma conduite est approximative, les limitations m’importent peu et je dois dire que je n’y pense même pas tant mon esprit s’est transformé en épais brouillard que j’essaie de dissiper en vain. Sortis de la caisse, je guide Elsie sans attendre un mouvement de sa part, bien qu’un signe me serait bien plus rassurant que tous les mots du monde. Nous arrivons rapidement chez moi et instinctivement je l’installe sur le canapé et malgré tout, absolument tout est bien loin de ce qui nous a rapproché il y a quelques temps.

Un air douloureux stagne sur mon visage et je finis par m’échouer également contre le dossier du canapé, les yeux rivés sur la rousse sans parvenir à savoir ce que je suis censé faire.
Autrefois, je fuyais ce genre de situation, évitais de me trouver là au moment où la personne que je considérais la plus chère de mon monde souffrait mais maintenant, tout est différent, je ne peux pas fuir et je n’en ai de toute façon pas l’envie.

Les larmes qui façonnent les joues de la rousse me reviennent en pleine gueule, me plantent un couteau acéré en plein coeur et je finis par dérouler un bras que je passe derrière elle pour rapprocher son corps du mien, en ayant l’espoir que ce rien puisse amortir sa douleur.

Les secondes passent et nous restons silencieux alors qu’une de mes mains s’est instinctivement logée contre son crâne dont je parsème l’étendue de caresses frêles comme apeuré de l’amocher un peu plus. Je déglutis difficilement avant de murmurer, le plus faiblement possible. « J’suis là Elsie… » Un soupir déconcerté me traverse les lèvres sans que je puisse le retenir et en serrant les dents j’ajoute: « Qui que ce soit, il s’en sortira pas, je te le promets. » J’embrasse d’une manière appuyée le haut de son crâne, fronce les sourcils et resserre mon étreinte pour tenter de stopper les tremblements qui parcourent son corps froid, les yeux dans le vide.

Mon instinct premier, le réflexe qui me tord les tripes, me pousse à me dégager de l'emprise du Russe dans un sursaut. Mes sensations, mes émotions s'éveillent peu à peu et je ne suis pas convaincue que ce soit une bonne chose. Je lève sur lui un regard inondé de larmes, brillant de cette culpabilité que je ne sais pas formuler, quand tout en moi voudrait pourtant se confondre en excuses. Je sais, au fond de moi, qu'il ne me veut pas de mal, et que je ne risque rien dans ses bras. Pourtant à cet instant précis, le contact physique m'est encore difficile à supporter, même celui de Yulian. Je ferme les yeux, inspire et expire longuement, pour tenter d'apaiser les battements chaotiques de mon cœur, appliquant enfin sur moi-même les techniques de relaxation que je me tue à répéter à tous les patients qui ont un jour fait une crise d'angoisse devant moi. Je peux donc constater que la réussite de cette méthode est toute relative, mais je parviens malgré tout à laisser les doigts du slave démêler mes cheveux sans avoir envie de mourir sur place.

Sa promesse pleine d'assurance me tire une répartie amère, qui me surprend moi-même. « Bien-sûr que si, il s'en sortira... » Les hommes dans son genre s'en sortent toujours, surtout dans une ville telle que Sarajevo, parce qu'ils sont au-dessus des lois. Je ne suis pas la fille ou la femme d'un riche homme politique, je ne suis pas la favorite d'un patron de la mafia serbe, personne ne viendra à mon secours et je n'attends de toute façon pas que quiconque le fasse.

Je réalise, avec un long temps de latence, que je frotte mes bras frénétiquement depuis plusieurs minutes déjà, et je finis par balbutier, en baissant à nouveau les yeux sur mes jambes nues. « Il faut... Est-ce que je peux emprunter ta salle de bain...? J'ai besoin de... prendre une douche. » Nettoyer ma peau de l'odeur mâle qui s'y accroche, et qui me donne la nausée.

Je suis d’abord surpris par la réaction d’Elsie quand je m’aurais voulu plus rassurant qu’effrayant mais une demi-seconde de réflexion me suffit pour raviser le sentiment qui me prend au ventre. Il me semble que tout en moi est en train de sombrer, de mes fondations jusqu’aux barrières qui me permettaient de garder la tête froide. Les larmes de la rousse m’inondent de la douleur qu’elle ressent et je m’éloigne légèrement, de peur de l’incommoder plus qu’elle ne l’est déjà. Un mélange de sentiments plus durs les uns que les autres grouille en moi. Une haine incommensurable fait bouillir mon sang alors que je sais pertinemment qu’exploser maintenant ne servirait à rien, si ce n’est effrayer Elsie davantage. Puis il y a aussi la douleur que je puise inconsciemment chez elle, comme pour amortir la violence de ce qu’elle a dû vivre, sans visiblement y parvenir réellement.

Je la laisse respirer en mettant de la distance entre nous et secoue légèrement le crâne à ses mots d’ores et déjà défaitistes. Je soupire, l’air grave. « Nan, je le laisserai pas. » Mes mots paraissent sûrs mais à ce moment précis, je n’ai aucune idée de la manière dont je vais orchestrer la moindre vengeance mais je sais qu’il est plus qu’hors de question que je laisse cette pourriture faire sa vie tranquillement après en avoir détruit une autre.

Regarder Elsie m’est difficile, voir les larmes dans ses orbes encore plus. Malgré tout, je ne la quitte pas des yeux, crains qu’elle ne défaille à tout instant et finis par me relever quand la question de la salle de bain se pose. « Evidemment. Je vais te passer des vêtements, viens. » Mes gestes accompagnent les siens, l’aident à se relever sans que le contact entre nous ne s’effectue trop longtemp. Je l’accompagne jusqu’à la salle d’eau puis me dirige dans ma chambre pour y récupérer un sweat, un pantalon de jogging et un boxer, le tout bien trop grand pour le petit bout qu’elle est mais certainement beaucoup plus chaud et rassérénant que ce qu’elle porte actuellement. Je l’apostrophe en posant le tout sur le coin du lavabo, fébrile, hésitant: « Elsie… Tu m’appelles, si… Enfin, si tu as besoin d’autre chose… » Je déglutis en regardant l’étudiante, les bras ballants, ne sachant ce que je suis censé faire et jette un regard à la douche à côté de nous. « Je te laisse alors… » Perdre Elsie de mon champ de vision m'est compliqué mais je me fais une raison, me persuadant que la nécessité pour le moment est qu’elle se retrouve seule, surtout pas accompagnée d’un mec bien que nous soyions plus que proches.

Je me retrouve seul dans le salon, scrutant les moindres bruits provenant de la pièce d’eau, tournant en rond comme un lion en cage, énervé, les traits tirés par la haine qui s’anime davantage en moi  au fur et à mesure que le temps passe. Mes mains se tripotent entre elles alors que l’envie d'éviscérer ce pourri me trotte dans l’esprit. Mon regard se jette sur la fenêtre, ausculte la nuit noire et un plan se tisse doucement dans ma tête.  

Si je vois bien le malaise que je crée, à me dérober ainsi à ses mains, je ne suis pour autant pas capable, pour le moment, d’agir autrement. J’oscille pourtant, étrangement, entre l’angoisse oppressante de le laisser poser les mains sur moi, et le besoin irrépressible de me blottir dans ses bras pour m’y sentir en sécurité. C’est pour l’heure la première émotion qui l’emporte, sans doute parce que je ne peux pas supporter ma propre chair, parce que les marques rouges laissées par les doigts du patient s’impriment encore sur ma peau, parce que le parfum entêtant s’accroche à mes vêtements, que mes cheveux sentent encore trop fort la cigarette… Pourtant, l’idée de rendre Yulian malheureux, l’impression d’être en train de le décevoir ne participent qu’à me faire me haïr plus fort, et la culpabilité me ronge tant que je suis sans doute à deux doigts de m’étouffer avec.

Je me lève, le laisse me guider vers la salle de bain, que je connais déjà pour y l’avoir utilisée lorsque j’ai dormi chez lui. Dieu que les choses me paraissaient simples, alors. Mon regard vide suit les moindres de ses gestes, et j’avise pourtant sans vraiment les voir les vêtements qu’il prépare pour moi, tissus amples qui me permettront sans doute de dissimuler ce corps qu’il me faut désormais cacher. Et je m’accroche à ses gestes, à son souffle, à ses mots, comme si ma vie en dépendait. Parce qu’ils me permettent de tromper un instant le flot douloureux de mes pensées, de remplacer les images qui voudraient hanter mes paupières par des consignes simples, des paroles rassurantes.

Et je me retrouve démunie, lorsqu’il sort finalement de la pièce, me laissant seule dans la salle de bain. Un instant je reste là, les bras ballants, à ne pas savoir quoi faire, avant de réaliser que je suis tout bonnement incapable d’ôter mes vêtements. Je fronce les sourcils, tends une main tremblante vers le mitigeur, pour ouvrir l’eau et la laisser couler, espérant que la vapeur me donnera le courage de me glisser sous la douche. Mais les minutes s’égrènent, et je ne parviens pas à bouger. Les jambes flageolantes, mes genoux cognant l’un contre l’autre, je finis par balbutier, sans être certaine qu’il m’entende. « Yu… Yulian ? »

Les secondes me paraissent devenir des heures quand la rousse est isolée dans la salle de bain. Je m’entête à marcher pour maintenir mon esprit en éveil, pour éviter de devenir complètement fou. Je ne veux pas sombrer, pas temps qu’Elsie est dans cet état et je sais que mon rôle est d’être fort à sa place sans jamais décrocher. J’entends l’eau de la douche couler au bout d’un long moment et je me frotte machinalement le visage, essayant de maintenir ma tête en dehors du néant vers lequel tout ça me tire.
Je me tourne instantanément puis me dirige vers la salle d’eau quand la voix faible de la jeune femme perce dans la pièce jusqu’à mes oreilles; je suis d’ailleurs assez attentif pour l’entendre. J’ouvre précautionneusement la porte pour découvrir la rousse, toujours au même endroit, toujours habillée. Un froncement douloureux passe sur mon front et je m’approche de la jeune femme sans jamais oser m’installer trop près.

Mon regard se perd dans le sien, toujours embué de larmes qui ne cessent de se renouveler à chaque fois qu’elles atterrissent en bas des joues bombées d’Elsie. « Je suis con, je t’ai pas sorti de serviettes… » Je me déplace, déroule mon bras pour piocher hasardement deux serviettes dans l’armoire et les dispose tout près des vêtements de fortune prêtés juste avant. Je finis par observer à nouveau l’étudiante, suffoque difficilement tant je retiens mon souffle, tant il me semble qu’être en apnée guérira mon coeur qui s’affole un peu trop.

Elsie ne bouge pas, mis à part les tremblements de son corps entier et je fronce les sourcils, déglutis péniblement pour bégayer: « Tu as besoin d’aide…? » Machinalement, je remonte les manches de mon sweat shirt tout en patientant face à la rousse, que je n’ose toucher, la peur viscérale de la briser comme on briserait une porcelaine.

J'ai beau l'appeler, j'ai pourtant un sursaut, incontrôlable, lorsque le Russe ouvre la porte pour me rejoindre dans la salle de bain. Je tressaille, quand il me frôle pour récupérer les serviettes auxquelles je n'avais pas pensé un seul instants, mes préoccupations et mes craintes ne se portaient pas si loin. Je tremble si fort que c'en est douloureux, comme si mon corps était pris de spasmes, et à chaque instant mes muscles se crispent un peu plus, pour tenter de maîtriser les tremblements qui m'agitent. En vain.

Mes joues s'empourprent, la honte me soulevant la poitrine, quand je pose le regard sur l'eau de la douche, qui coule depuis déjà trop longtemps alors que je n'ai même pas trouvé le courage de me déshabiller. En plus de me sentir salie, je me sens ridicule de ne pas parvenir à prendre sur moi devant Yulian. Je devrais être capable de garder la tête haute, j'aurais dû lui demander de seulement me ramener chez moi, ou trouver un moyen de rentrer seule. J'aurais dû attendre d'être à l'abri des regards, et surtout du sien, pour craquer.

Pourtant je suis là, en larmes dans sa salle de bain, incapable de trouver la force de me glisser sous sa douche pour laver mon corps de la sueur et du stupre qui s'y accrochent. Je voudrais parler, mais les mots restent à nouveau bloqués dans ma gorge. Mes prunelles noyées de larmes se lèvent vers lui, et je joins mes mains, les serrant l'une dans l'autre, étouffée par la gêne. Le menton tremblant, les lèvres plissées pour retenir un sanglot, je me contente de hocher timidement la tête, pour toute réponse à sa proposition.

En entrant dans la pièce où se trouve Elsie, je remarque immédiatement ses tremblements, son corps prostré comme si elle était un animal blessé, comme si la moindre secousse allait la faire mourir. Mon coeur s’emballe douloureusement à cette constatation mais j’inspire profondément avant de m’approcher, de retirer les serviettes et les poser avec précaution. Je me sens con, ne sachant quoi dire ni quoi faire jusqu’à ce qu’elle accepte mon aide. Ses larmes persistent mais la toucher reviendrait à la battre un peu plus et j’ai l’impression que même moi, je n’ai plus le droit de la toucher. J’inspire à nouveau, tente de calmer l’ouragan qui se précipite sur moi et attrape le vêtement de la rousse avec toute la précaution du monde. L’eau coule toujours à flot en laissant s’évaporer de la fumée, signe qu’elle est brûlante. « Je t’aide à enlever ta robe, d’accord ? » Je suis gauche mais la prévenir de mes gestes me semble ce qu’il y a de mieux à faire à cet instant bien précis et même si mes yeux accompagnent mes mains, j’évite de les poser sur son corps, déjà meurtri par une honte que je peux palper. Je soulève le tissu, le plus doucement possible, les sourcils froncés avec la volonté de faire les choses bien et retire finalement le vêtement pour le laisser s’échouer par terre.

J’ai remarqué l’absence de culotte mais je garde mon regard contre son visage d’accoutumée blême qui s’est empourpré à mesure que le temps est passé. Je suis fébrile et silencieux durant un moment, le traits tirés comme je ne les ai jamais eu, les sourcils froncés du plus qu’ils le peuvent et je ne sais plus où poser mes mains maintenant. « Je t’enlève ton soutien-gorge, ok ? » Ma voix est presque tremblante alors que je me glisse dans son dos pour dégrafer le dit soutif et je n’ai jamais pris autant de temps pour retirer ce genre de sous-vêtement. Après l’avoir déposé, je passe à côté de la rousse, lui tourne un instant le dos pour toucher l’eau qui est effectivement brûlante puis règle le mitigeur pour éviter qu’elle ne s’ébouillante. « Voilà… Tu peux y aller… » Je pose ma main contre son épaule pour l’inviter à y aller, sans être insistant.

Je ne sais pas pourquoi mes mains refusent de se décrisper pour s'accrocher à mes vêtements et les ôter. Ce n'est pas le regard du Russe que je crains, puisque j'en ai été incapable même en étant seule dans la salle de bain... Mais malgré ma gêne, je suis rassurée qu'il accepte de m'aider à me déshabiller, parce que je serais absolument incapable de trouver cette force maintenant. Je hoche, donc, doucement la tête, et me décide à décroiser les bras, pour permettre à Yulian de me défaire de la robe abîmée que je porte. Mes cuisses, mon ventre et mes flancs se dévoilent, bleuis par endroits, rougis à d'autres, et j'évite scrupuleusement de croiser le regard du slave, pour ne pas lire le dégoût, la pitié ou la colère qui doit se peindre sur son visage. Je frissonne, quand il ôte le dernier vêtement qui me recouvre, et règle pour moi l'eau de la douche.

Hochant doucement la tête à nouveau, je consens à me glisser sous le jet, dans un mouvement hésitant et mal assuré. Ma main se pose sur la sienne, et je demande tout bas, dans un souffle inaudible. « Reste avec moi... S'il te plaît... » Je ne pousse pas l'affront à lui demander de m'accompagner sous la douche, je crois que rien ne m'angoisserait plus que son corps nu près du mien en cet instant, mais j'ai besoin de sa présence à mes côtés. Je crois que l'épreuve de la salle de bain me rend trop vulnérable, me dépouille de ma carapace et je ne suis pas capable d'affronter ça toute seule. Je laisse, d'abord, l'eau chaude ruisseler sur ma peau, rincer la sueur, avant de tendre la main vers le gel douche pour en verser une dose généreuse dans le creux de ma paume.

Mon ventre commence à devenir douloureux et je n’arrive plus à refouler les spasmes qui l’assassinent, provoquant une nausée qui me retourne complètement. Je suis consciencieux, précautionneux aussi quand je retire les vêtements de la rousse et ose espérer que mes gestes, que je veux lents et délicats, ne la heurtent pas davantage. Quand elle se retrouve nue, j’évite de poser mon regard sur son corps, essentiellement pour ne pas la déranger mais les couleurs qui s’y trouvent n’ont pas échappées à mes yeux furtifs. Je suffoque mais n’en laisse rien transparaître et accompagne la jeune femme jusqu’à ce qu’elle entre dans la douche. Et mon coeur se déchire en écoutant ses paroles tandis qu’une expression douloureuse traverse mon visage, la seule que je laisse passer depuis le début. « Je comptais pas te laisser… T’inquiète pas. » Je referme doucement la vitre de douche pour garder la chaleur dans la cabine et m’appuie sur un coin de cette dernière, dos à Elsie parce que je crois qu’il vaut mieux ainsi. Je passe une main lourde contre mon visage, ferme les yeux un instant et soupire sans laisser s’évanouir un bruit, perdu entre les pensées qui s’entrechoquent dans mon crâne. Je sais que je ne suis pas en mesure de connaître le nom de cette pourriture tout de suite et je suis inlassablement frustré de ça. Je sais que je suis capable du pire quand il s’agit des personnes que j’aime et fatalement, si je suis dans cet état, c’est qu’Elsie prend une place très importante dans ma vie.


Je n’ai pas tué mon père quand ses coups ont enterrés la femme la plus précieuse de toute ma vie et pourtant, j’aurais pu mais quelque chose me retenait, peut-être l’envie de ne pas finir totalement seul. Seulement, maintenant tout est différent, je regrette de lui avoir laissé la vie sauve et je sais que je ne ferais pas deux fois la même erreur.

Au bout d’un long moment, je tourne le visage vers Elsie en restant silencieux et observe son corps en m’assurant qu’elle ne peut pas me voir. Je me crispe en découvrant les bleus et les rougeurs, me tend alors que la nausée s’intensifie davantage. Je ne supporte pas cette vue, ne supporte pas l’idée même que quelqu’un ait pu déchirer ce corps qui ne mérite que d’être embrassé, qui mérite toute la douceur du monde. Je repasse une main contre ma barbe, soucieux, endolori et frustré.

L’utilisation de l’eau m’est complètement égale et Elsie peut bien rester des heures sous le jet du pommeau que je ne m’en inquiéterai pas. Le temps me semble s’étirer et mes pensées s’entremêlent, oscillent entre la rage qui sommeillait en moi depuis longtemps et la tristesse que je puise chez Elsie sans forcément m’en rendre compte. Lui faire du mal revenait exactement à me planter un couteau dans la poitrine et je n’arrive plus à calmer la douleur que ça implique. Mes yeux restent plantés contre le sol, vitreux et immobiles, perdus. Il n’y a que la main reflétée par le miroir que je vois entrer dans mon champ de vision qui me permet de me réveiller de ce sommeil étrange et sans un mot, je donne à Elsie la serviette qu’elle me demandait de façon complètement mutique. J’attends encore quelques secondes, reste dos à la rousse toujours dans le souci de ne pas lui imposer mon regard et me tourne uniquement quand j’entends sa voix percer. Je déglutis, avise son visage et serre les poings avant de répondre: « Bien sûr… ».

Et dans une envie irrépressible de prendre la rousse dans mes bras, je collecte son corps pour le coller au mien et passer une main sur ses cheveux mouillés. Je suis conscient de la difficulté que cela représente pour elle et certainement que c’est une très mauvaise idée que de me rapprocher de cette manière mais je ne peux décemment plus rester ainsi sans lui donner une étreinte qui se veuille rassurante -et peut-être pour me rassurer moi-même un peu aussi-. Je me décale ensuite en tournant le visage, apeuré de ce qu’elle pourrait y déceler et jette un oeil aux vêtements déposés là plus tôt. J’attrape le boxer en premier pour mieux me glisser aux pieds de la rousse, sans un mot. Je suis complètement fermé attends les gestes de la jeune femme sans lui donner de consigne et je me sens défaillir en constatant les bleus sur ses genoux. L’impression qu’une boule aussi grosse que mon poing se loge doucement au fond de ma gorge et que ma témérité n’est plus nécessaire pour m’aider à faire face. Je remonte fébrilement le sous vêtement sur ses jambes frêles et marbrées par le froid qui la tient aux os, puis finis par attraper le sweat que je reboule pour qu’elle n’ait plus qu’à passer sa tête et ses bras dedans.

Mes gestes sont lents et peu assurés mais je parviens à aider Elsie à s’habiller avant de constater: « Je… J’ai pas de sèche-cheveux, ça ira ? ». J’ai l’impression de perdre le contrôle, d’avoir une envie soudaine de pleurer avec la rousse mais il n’y a qu’une expression terrible qui se matérialise sur mon visage et tout en prenant une inspiration, j’ajoute: « Viens… » Je l’accompagne jusqu’au salon et l’incite à s’asseoir avant de me diriger jusqu’à la cuisine depuis laquelle Elsie peut toujours me voir. J’hésite un instant à verser dans nos verres un alcool fort qui pourrait nous permettre d’oublier toute l’étendue de cette catastrophe mais me ravise rapidement et rempli les contenants avec de l’eau fraîche avant d’attraper une plaquette de médicaments. Je ne suis pas en mesure de me calmer, ni même de réfréner les sentiments chaotiques qui se jouent jusque dans mon âme et je ne trouve qu’une seule manière de mettre fin à tout ça. Autrefois, j’aurais certainement pris un joint et une seringue, doublés d’alcool, parfaitement incapable d’ordonner à mon cerveau de cesser de me faire mal à ce point mais ce temps révolu, il me fallait autre chose pour dompter mes sentiments anarchiques. J’avale deux comprimés à la volée et reviens vers Elsie pour m’asseoir tout près. « Tiens, ça peut t’aider. » que je déclare, lui tendant la plaquette avant le verre d’eau.

Cette fois, si je sursaute, je ne me dégage pas des bras du slave lorsqu'il m'attire contre lui. Je crois qu'au fond de moi et malgré ma peur évidente, j'ai besoin de sentir ses bras autour de moi. De me sentir contenue et protégée. Je ne suis pas encore capable de lui rendre son étreinte, de le serrer contre moi comme il le fait, mais le fait que je ne cherche pas à me défaire de ses bras parle sans doute de lui-même.

Je me fige, en revanche, surprise lorsqu'il s'accroupit devant moi, pour m'habiller, de la même façon qu'il a, un peu plus tôt, ôté mes vêtements. Ma peau se remet à frissonner, mais ce n'est pour une fois ni de froid, ni de désir, ce qui s'avère pourtant rare sous les mains du Russe. Ce n'est que l'appréhension, qui s'exprime. La crainte qu'il ne s'éloigne en constatant de plus près quels hématomes ornent ma peau. Je refuse de lire, dans son regard, une quelconque forme de pitié, ou pire, de dégoût. Ma gorge se noue, douloureusement, les larmes envahissant mes yeux à nouveau lorsque je réalise que ses gestes sont maladroits, hésitants. On ne se connaît pas depuis suffisamment longtemps pour imposer une telle épreuve à notre relation naissante. Yulian me rejettera, c'est une certitude qui s'imprime dans mon esprit. Peut-être pas ce soir, ni demain, parce qu'il n'aura pas le coeur à me mettre à la porte... Mais il finira par me rejeter. Comment pourrait-il rester, maintenant qu'il sait ? Maintenant qu'il a vu ?

J'ai à nouveau les yeux baignés de larmes, quand il se redresse après m'avoir habillée, et je secoue la tête en mordant ma lèvre au sang, pour signifier que je n'ai pas besoin de me sécher les cheveux. Je le suis dans le salon, passant en pilote automatique sans bien savoir ce que je fais, alors je me contente de faire comme Yulian, tremblante. A nouveau, je me retrouve assise sur le canapé, mais les larmes roulent sur mes joues lorsqu'il revient avec un verre à la main. J'avise les cachets, et comme je ne sais pas ce qu'il me tend, je secoue la tête. « Non, je veux pas... Je veux juste... Je voudrais juste dormir... »

Rassuré par le fait que la rousse ne se dégage pas de mes bras quand je l’y enserre, je garde Elsie contre moi un instant, juste le temps que son corps se réhabitue au mien, juste le temps que je puisse me convaincre que tout ira bien quand je sais pertinemment que ce n’est que le débuts des problèmes.

J’habille Elsie machinalement, croyant que la nudité lui est difficile à supporter, que présentement, elle est incapable de faire quoi que ce soit par elle-même et même si je me crois fort, je me raidis face aux marques laissées par l’inconnu sur sa peau que je croyais n’appartenir qu’à moi. J’essaie néanmoins de ne rien en laisser transparaître mais ma contenance à des limites et je crois avoir atteint le point de non retour, face à ses jambes. Je parviens tout de même à terminer l’assemblage des vêtements sur son corps et à l’amener jusqu’au salon, difficilement.

Là, il me semble pratiquement naturel d’avaler des comprimés qui m’aideront à calmer mes nerfs, à adoucir la réalité pour que je parvienne m’extirper des griffes de cette douleur lancinante qui me prend la poitrine depuis maintenant plus d’une heure. Je n’insiste pas face au refus de la rousse, me ravise en posant le tout sur la table basse et m’assois tout près d’elle, déglutinant douloureusement. « Ok, on va aller se coucher alors… » J’observe son visage trempé de larmes avant de passer un bras derrière elle, rapprochant son corps vers le mien pour poser une main contre son crâne. « Je suis là Elsie… C’est fini, ça va aller. » Mes mots n’ont aucun sens et je n’ai rien d’autre de plus rassurant à sortir que cet impossible. Mes doigts s’immiscent jusqu’à ses joues dont je supprime les larmes d’un revers du pouce et redresse le visage de la rousse vers le mien. Puis à cet instant je ne trouve pas les mots, aurais aimé lui dire tout ce que je ressentais et que je ne la laisserai pas mais l’expression sur son visage me coupe le souffle et la respiration dans un maelstrom de sentiments plus puissants les uns que les autres. J’embrasse finalement son front et rapproche une nouvelle fois son visage de mon torse tout en la serrant contre moi.

Je retiens mon souffle, attendant la réponse du Russe comme j'attendrais mon salut, parce qu'il me semble en effet que ma survie en dépend. Et je ne reprends une inspiration que lorsqu'il accepte de m'emmener dormir, sans insister. Bien-sûr la tentation de prendre des cachets est grande, mais je ne sais pas ce qu'il essaie de me donner et je crois que j'ai trop peur de ne plus être en totale possession de mes moyens pour avaler quoi que ce soit. Je ne pense pas que je parviendrais à dormir, mais j'ai l'impression que je ne peux ni rester debout, ni rester assise. Mon corps ne me porte plus, et mon esprit n'aspire qu'à s'évader. Tenir un semblant de conversation m'est trop compliqué, et le simple fait de boire un peu d'eau m'est impossible, alors je ne sais pas quoi faire d'autre.

Mon regard est toujours noyé de larmes, quand Yulian m'incite à lever les yeux sur lui, et je mords l'intérieur de ma joue jusqu'à la douleur, tant je peine à soutenir son regard. Mon ventre se creuse, ma gorge se noue tant j'ai peur qu'il m'embrasse. Je ne crois pas être capable de lui rendre son baiser, mais je suis terrifiée à l'idée qu'il s'en aille. Mes mains tremblent, et je suis à deux doigts d'éclater en sanglots quand il pose, finalement, ses lèvres sur mon front, dans un baiser tendre qui me tire un hoquet de soulagement. Je me niche contre lui, presse mon visage contre son torse et balbutie tout bas : « Je suis désolée... »

Mes bras sont chauds autour du corps de la rousse, se veulent rassurants, forts et puissants, forment une barrière autour de son corps malingre que j’aimerais pouvoir lui restituer alors qu’un autre se l’ait approprié. Je n’arrive décemment pas à imaginer la douleur qu’Elsie peut ressentir et la culpabilité qui en découle me scie les entrailles. J’aurais aimé le meilleur pour elle, une vie simple, facile et heureuse, sans embûches. Le destin n’est pas mieux qu’un coup de crosse derrière la nuque, revient à bouffer le sol de temps à autre sans se soucier de la personne que l’on compose.

Mes lèvres sur son front chaud se résorbent presque instantanément et je recule doucement pour apercevoir les orbes sombres de la belle dans lesquels je ne vois plus que des larmes, perçant mon coeur de leur pointe acérée. Ses lèvres s’entrouvrent, j’attends la sentence, les mots durs qui me couperont à nouveau le souffle et serre les dents à son écoute. Je ne peux pas imaginer une seule seconde qu’Elsie s’excuse pour ça et j’aimerais la secouer pour qu’elle se rende compte que c’est moi qui suit désolé, qui aurait dû insister lorsqu’elle m’a parlé de son projet de rejoindre les hommes blessés chez eux. Je m’en veux à mourir tandis que la haine devrait se rediriger vers l’enflure qui a posé ses mains sur elle.


Je presse mon corps contre celui d’Elsie, appose une de mes joues contre le haut de son crâne et laisse le temps s'égréner lentement jusqu’à ce que je reprenne conscience de l’instant dans lequel nous nous trouvons. J’inspire sans le moindre bruit, écarte doucement nos peaux recouvertes et plonge les yeux dans ceux de la rousse avant de murmurer: « Allez, viens… » Je me redresse tout en emportant la jeune femme avec moi et nous dirige jusque dans la chambre. Là, je la laisse s’installer comme bon lui semble avant de déclarer, hésitant. « Tu préfères que je reste, ou bien… » La fin de ma phrase s’essouffle alors que je ne ressens plus qu’une tristesse insoutenable des images fictives qui se jouent dans mon esprit présentement.

Le silence s'installe à nouveau, la conversation prenant un rythme étrange, si tant est qu'on puisse parler de conversation, mais je ne fais rien pour le rompre. Je commence seulement à apprécier les bras du brun autour de moi, à pouvoir me nicher contre lui sans avoir aussitôt envie de fuir, et j'ai envie d'en profiter encore un peu. Je hume l'odeur du Russe, me rassure de sentir son parfum, si différent de celui de l'autre, si apaisant en comparaison de la fragrance qui hantera mes nuits durant des semaines. 

Je le laisse impulser le mouvement, pour qu'on se lève ensemble afin de rejoindre sa chambre. Je ne suis pas venue ici très souvent, finalement, Yulian et moi n'avons partagé que peu de nuits, trop peu pour le supplice que je lui inflige en cet instant. Pourtant, je ne voudrais être nulle part ailleurs. Je m'accroche soudainement à son bras, mes doigts crispés sur sa chair, quand il me demande s'il doit s'en aller. « Non ! » Je me mords la lèvre, réalisant que je me suis exclamée, et baisse les yeux, gênée, en répétant pourtant, la voix brisée comme celle d'une enfant perdue. « Non, s'il te plaît, reste avec moi... » Il n'en a sans doute pas l'envie, pourtant, mais je ne peux me résoudre à le laisser partir, pas quand je sens poindre une nouvelle crise d'angoisse.

Alors doucement, je noue mes doigts aux siens, pour l'entraîner avec moi sur le lit, dont je tire la couverture pour nous permettre de nous glisser dessous. Je n'ai pas l'intention de me déshabiller, et pour être franche je préférerais que lui non plus ne le fasse pas. Je m'assieds, un peu gauche, lève le museau vers lui. « Je voudrais que tu restes... »

Mon regard miroite la torture que les suppliques de la rousse m’inflige mais je parviens, sans doute très difficilement, à esquiver les yeux d’Elsie pour éviter qu’elle n’y décèle la moindre défaillance. Je noue ma main à la sienne, accrochée à mon bras comme si sa vie en dépendant et, prenant l’air le plus rassurant que je puisse trouver, déclare: « Oui, oui… T’en fais pas, je reste avec toi, je m’en vais pas. » Elsie n’en a certainement pas conscience, doit sûrement penser à la seule chose qui hante maintenant son crâne mais elle me fend le coeur et si j’arrive à me contenir, c’est uniquement parce que je sais que je n’ai pas le choix, pour elle.

Je laisse Elsie faire en suivant ses mouvements des yeux pour essayer de comprendre ce qu’elle désire sans qu’elle n’en émette le moindre mot et serre mes doigts quand les siens viennent s’y nouer. Puis je lui assure, dans un murmure: « Je te lâcherai pas… » S’asseyant sur le lit, je reste quelques instants debout tout en gardant la main de la rousse dans la mienne, logeant mes yeux dans les siens. « Vas-y allonge toi… » Je la laisse faire en première pour m’installer à sa suite. Je ne me déshabille pas et l’intention ne m’a pas non plus effleuré l’esprit. Chacun de mes gestes est réfléchi, pensé et uniquement basé sur ce que peut percevoir Elsie, c’est donc avec précaution que je me mets sous les couvertures, le corps quasiment en retrait alors que mes bras viennent se nouer autour du corps de l’interne. Je ne me rapproche pas immédiatement, attend qu’elle s’habitue à notre proximité et lance, dans un souffle: « Essaie de te reposer, El’. Tu n’as plus rien à craindre. »

Il promet, une nouvelle fois, de ne pas partir, et il me semble reprendre mon souffle comme après une longue apnée. Je ne le lâche pas des yeux, tandis qu'on s'allonge tous les deux, gauchement, l'un à côté de l'autre à ne pas savoir de quelle façon se toucher. Je me contente de tendre un bras pour atteindre l'interrupteur, et éteindre la lumière trop agressive qui baigne la pièce, nous plongeant ainsi dans une obscurité bienvenue. Là, il ne peut plus voir les larmes rouler sur mes joues, ma peau pâlir ou mes lèvres trembler. Il ne peut pas voir que je garder les yeux ouverts, même dans le noir, et que je ne trouverais sans doute pas le sommeil. Et moi, je ne vois plus cette colère rentrée dans son regard, cette tristesse infinie qui me brise le cœur et qui me laisse à penser que tout est gâché entre nous. 

Après quelques instants à retenir mon souffle, j'ose me rapprocher de lui, poser mon front contre son torse, me laisser envelopper du cocon de ses bras qui, après un temps d'adaptation, s'avère plus rassurant qu'étouffant. Yulian n'a rien en commun avec mon bourreau, j'essaie de m'en souvenir à chaque instant. Le silence s'étire un long moment entre nous, avant que je n'ose le rompre, d'une voix mal assurée. « Je sais pas ce que je vais faire... »

Être dans le noir est plus rassurant que je ne le pensais et bien qu’il m’il me semble impossible de trouver le sommeil, l’obscurité a au moins le mérite de camoufler nos visages sombres, hantés de pensées aussi dures les unes que les autres. Nous parvenons, sans doute un peu maladroitement, à trouver une position aussi confortable pour Elsie que pour moi et je resserre l’étreinte dès qu’elle se retrouve contre moi. Le silence qui nous entoure finalement n’est pas vraiment pesant, ressemble plus à ces silences qui sont utiles pour se permettre de réfléchir, de trouver un peu de paix dans ce maelstrom d’idées noires.

« Je sais pas ce que je vais faire... » Un soupir m’échappe sans que je puisse le contrôler vraiment. Elsie n’a foutrement rien à faire, si ce n’est porter plainte si elle le souhaite, malgré un système des plus corrompus. Je passe une de mes mains dans ses cheveux, dans de caresses un peu plus appuyées. « Faut que tu me dises qui t’as fait ça, c’est tout ce que t’as à faire, j’t’assure… » Qui que ce soit et peut-être malgré tout le mal que j’aurais à me venger pour Elsie, je sais que je ne laisserai pas cette enflure indemne.

L'idée de porter plainte ne m'effleure pas l'esprit, pas un seul instant. Il me faudrait, déjà, expliquer ce que je faisais chez cet illustre inconnu, et prendre le risque de dévoiler mes activités illicites puisque je ne déclare pas les soins que je fais en-dehors de l'hôpital. En plus, n'étant pas encore diplômée, je n'ai pas le droit de les pratiquer. Dans tous les cas, vu la mentalité dans ce pays, on s'empresserait de me demander ce qu'une jeune-fille faisait seule chez un homme en pleine nuit, si elle n'avait pas l'intention de passer à la casserole. On m'accuserait, c'est certain, de l'avoir cherché, d'avoir été consentante, de chercher à lui causer des ennuis. Mais au-delà de ça, l'homme qui m'a agressée trempe dans trop d'affaires louches pour ne pas avoir le bras long, et je sais déjà que la justice est ici corruptible au possible. Je ne parviendrais à rien, sinon à m'humilier publiquement, et à m'attirer de possibles représailles.

Je secoue doucement la tête, en me serrant un peu plus étroitement contre Yulian, en quête de sa chaleur à présent que l'appréhension semble s'être dissipée. « J't'en prie, reste en-dehors de ça... Je ne supporterais pas qu'il t'arrive quelque chose par ma faute... » Il faudrait être aveugle, pour ne pas comprendre qu'il a l'intention de me venger, même si ça signifie embaucher quelqu'un pour le faire à sa place, et je refuse qu'il prenne le moindre risque. « J'ai seulement besoin... De rester près de toi... »

Je comprends les réticences d’Elsie, encore plus ses craintes et le fait que nous ne nous connaissions encore que maladroitement ne peut aider au fait qu’elle me fasse pleinement confiance. « Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive ?... » Un silence nous sépare finalement de la réalité et je resserre mon étreinte quand les mots de la rouquine me heurtent plus que je ne l’aurais voulu. « Tu restes autant que tu veux El’... » Un soupir passe la barrière de mes lèvres mais pas parce que je suis ennuyé ou excédé, seulement parce que la situation anime en moi des sentiments que je n’arrive pas à contrôler et qui, autrefois, m’auraient obligé à me défouler. Là, les médicaments font leur effet et je garde à l’intérieur ce qui aurait été bénéfique que je sorte.

Loin de trouver le sommeil, j’évite de bouger, croyant naïvement que la rousse pourrait trouver grâce entre les bras de Morphée et je me contente de rester silencieux, resserrer mon emprise autour de son corps maigre et appuyer quelques caresses sur le haut de son crâne, comme pour la bercer, envieux que le cauchemar s’arrête pour elle.