The air around me still feels like a cage (Nïkolaus)

Les yeux perdus sur les courbes anguleuses d'une gamine qui se trémousse, il avala une nouvelle gorgée de vodka. L'alcool coulait dans sa gorge, il pouvait sentir avec exactitude le trajet que ce dernier traçait dans son œsophage. Autour de Nïkolaus, ses amis riaient. Les bouteilles se vidaient peu à peu, suivies par de nouvelles, puis encore pas d'autre. Le vieux leva les yeux vers la scène, en entendant quelque chose de différent. Il ne laissa pas traîner son regard: des hommes sur scène, fussent-ils jeunes et désirables, c'était prendre le risque de dévoiler un pan secret de sa vie à ses amis. Pan qui ne devait pas être percé à jour. Il versa une nouvelle dose de vodka dans son verre, fermant les yeux quelques instants pour se soustraire au bruit et à l’atmosphère mondaine. C'était presque un dîner d'affaire, avec beaucoup d'alcool. 

Lorsqu'il rouvrit les yeux, Nïk découvrit que la scène avait été désertée. La musique avait laissé place à autre chose, une piste enregistrée, sur laquelle de nouvelles pimbêches avaient commencé à se déhancher pour le plus grand bonheur de ces messieurs. L'une d'elle, agitait son cul sous les yeux du patron de la Feria, qui n'y portait pas vraiment attention. Il n'était pas d'humeur ce soir, pas alors qu'elle était là pour le fric. Il n'avait pas envie de mettre la main au portefeuille, pas ce soir. 
Alors qu'il tournait la tête vers le bar, il vit l'un des types du groupe sortir, un verre à la main, une clope dans l'autre. Le goût du tabac se réveilla dans sa gorge. - Je reviens. Sa silhouette se fondit dans la foule, et il gagna la sortie, son shooter de vodka à la main. Il le chercha des yeux, quelques secondes, avant de le voir. De sa voix rauque, le vieux troubla le silence: - Vous auriez une cigarette?

L'air déjà frais s'engouffrait dans les poumons fatigués du vieux qui remonta les yeux vers l'horizon mauve du soir. Son costume hors de prix, trop bien coupé, sur le dos, il ne savait plus bien ce qu'il faisait là. Il se souvenait, à chaque fois qu'il mettait les pieds dans ce genre de soirée, de ce qu'avait pu être sa vie auprès d'elle. Il se souvenait qu'elle aimait le tirer sur la piste de danse, car elle savait qu'il aimait danser. Il le tenait de sa mère. Elle avait passé des heures à le prendre pour partenaire de danse, alors qu'il n'était encore qu'un tout petit garçon. Il l'avait fait danser sa femme, et il était certain qu'elle aurait aimé la musique de ce soir. Elle avait toujours préféré le charme du live au son éteint d'une bande son. 

La main du plus jeune tendit une cigarette, et les yeux bleus de Nïk se plantèrent dans les siens. Son regard était éteint, face à l'éclat rieur de celui du musicien. Il attrapa le batonnet de nicotine dans un sourire mondain. Sourire un coin, fatigué d'être porté en société, sur le visage, il fit glisser la cigarette entre ses lèvres asséchées par le froid: - S'il vous plait. Le vieux plaça sa main libre autour de la clope pour la tenir à l'abris du vent, permettant à la flamme du briquet de l'autre de venir en enflammer le bout, se penchant vers lui.

Le visage de l'homme fut traversé par une vague de surprise. Il n'avait pas l'habitude qu'on s'adresse à lui avec tant de naturel, sans doute parce qu'il avait l'habitude qu'on le voit comme le fils Andreij, patron de la Feria. Il esquissa un sourire: - Plutôt. Vous êtes à la guitare c'est ça? Un éclat vint éclairer le regard bleu du mafieux. A l'intèrieur, auprès de ses amis, il était le prisonnier d'un carcan social, fait de rumeurs et d'illusions. Ici, il était un peu plus libre.

Nïkolaus sentait l'air empoisonner se frayer un chemin jusqu'à ses vieux poumons probablement fatigués. Pourtant, il respirait bien mieux ici qu'à l’intérieur. Là bas, il avait l'impression qu'un de ces hommes allait finir par l'étouffer, l'étouffer jusqu'à ce qu'il tombe, s'écroule, meurt. La chute. Il chassa ce souvenir triste de ses pensées en relevant les yeux vers le plus jeune. Il esquissa un sourire, amusé, et passa la main dans ses cheveux avec l'habitude de l'homme mûr qu'il était. - Ne vous dévalorisez pas. On le fera bien à votre place. Ainsi avait grandi Nïkolaus Andreij, avec la certitude d'être le meilleur, parce qu'il l'était pour ses parents. Puis le monde avait moqué son manque de culture, et sa maladresse. Le monde avait médit sur les raisons de son mariage.
Le monde ne savait rien.

Il ferma les yeux quelques secondes, opérant une rupture entre l'azur frappant de son regard et le gris de la nuit. Il inspira une nouvelle bouffée de fumée et rouvrit les yeux en entendant la voix de l'inconnu venir fouiller dans des souvenirs qui firent serrer la mâchoire au vieux Russe: - C'est possible. Je suis gérant d'un casino en ville. La Feria. Les invitations sont nombreuses. Nïkolaus Andreij. Vous êtes? Il redoutait d'avoir à faire tinter son nom dans l'air, le vieux, parce que dans les milieux mondains, Andreij, c'était la brute qui cognait sa femme, qui l'avait cogné si fort qu'elle était tombée. Morte.
Les os de sa mâchoire anguleuse restaient crispés, serrés à en être douloureux, alors qu'il remontait ses yeux clairs dans le regard du musicien, comme pour le mettre au défi d'oser penser à ces rumeurs dégueulasses.