If time would stop the moment we met - Slavina

Je secoue la tête. Non, il m'a pas fait d'ennuis. Une partie de moi songe que de toute façon, Slavenko était là... Mais ça ne dure que quelques secondes avant que je me souvienne que l'époque où il me protégeait est révolue depuis longtemps, il n'est plus là pour veiller sur moi... En fait si j'y réfléchis, je crois même que sa présence me met plus en danger qu'autre chose. Dans un pur élan masochiste mon esprit a tendance à oublier qu'il est parti, qu'il a fait un choix, les Tigrovi plutôt que moi. Et les Tigrovi avaient pour ordre de protéger Javic. Si les choses avaient mal tourné, si le député avait été trop insistant, Slavenko l'aurait plutôt laissé faire que de prendre mon parti. Le réaliser m'est douloureux et je m'efforce de ne pas le montrer... Quand on s'est mariés j'y ai cru pourtant, j'étais convaincue de passer avant le reste, qu'il prendrait soin de moi, qu'on se blesserait encore mais qu'il serait toujours là. Il m'a tellement manqué que sa présence tend à me faire oublier la réalité, mais ce petit jeu auquel on se prête est terriblement malsain.

Mon visage s'est assombri et je garde le silence quelques secondes, désemparée. Je secoue la tête. Non, tu m'avais pas dit. Et les hommes, les vrais, ils quittent leurs femmes en face, je crois, plutôt que de prouver leur courage en bouffant du piment. Ouais, j'avais remarqué la pizzeria... Je me doute que tu peux te faire livrer, mais j'étais pas sûre que y ait de la bouffe chinoise dans le coin. Je hausse les épaules, reporte mon attention sur mon assiette mais je n'ai plus très faim. Je suis bien trop perturbée. Il y a moins d'une minute je crevais d'envie de l'embrasser, de ses bras autour de moi... Maintenant je me demande juste à quoi je joue, pourquoi je le laisse croire que ce n'est pas grave, qu'on peut faire semblant, que ça ne compte pas. C'est un jeu pour lui, un divertissement, il ne s'est pas excusé (non pas que ça changerait quelque chose), n'a pas tenté de s'expliquer autrement que par de fausses excuses ridicules... Il fait semblant, encore, et je suis cinglée de le laisser faire. Je fouille dans mon sac en tire mes lunettes de soleil à la fois parce que j'ai le soleil dans la gueule et parce que j'ai les larmes aux yeux et que je ne veux pas qu'il le voit.

J’ai un sourire qui n’est pas que de convenance vu que j’aurais été bien embêté si le député avait réellement insisté. J’aurais du lui faire comprendre d’une autre manière, ça aurait dérapé parce que mon niveau de diplomatie se situe au niveau des poings, ça serait remonté à ma hiérarchie et mon oncle se serait douté de quelque chose sans compter que j’aurais mécontenter mon père, bref que des emmerdes en perspectives. Alors que ce soit Javic et qu’il ait été conciliant m’arrange bien. “Tant mieux. C’est ces élections aussi, tout le monde est sur les nerfs en ce moment…”
Ma blague ne la fait visiblement pas rire et mon sourire s’évanouit. Je suspends mon geste de manger en la dévisageant d’un air interrogatif. Je ne suis pas bien sur de la connerie que j’ai dite pour que son visage se ferme comme une huître comme ça. C’est le paprika ou la bouffe chinoise ? Je reprends l’entreprise de vider mon plat méthodiquement sans me cramer la gueule. C’est très bon et je vois bien que pourtant elle boude son plat, mais je n’ose pas lui demander si ça va. Autant ne pas poser des questions dont on connaît la réponse et qui vont déclencher un cataclysme. “Non y a pas une très forte communauté chinoise même si on a pas mal de business avec eux. Ils nous vendent même des centrales électriques ! Bah, les pizza c’est bien aussi... Et puis sinon je mange au QG ou dehors. On a des Mc Do aussi t’sais. On est pas des sauvages. ” Je préfère rester dans la raillerie gentiment moqueuse que de devoir m’expliquer ici et maintenant. Que de devoir m’expliquer tout court en fait. Parce que je ne suis pas sûr de pouvoir tenir un discours rationnel et de toute façon, aucune explication ne sera satisfaisante. Ca ne servira qu’à nous déchirer davantage. “Il est grand ton appart’ à Brooklyn ? Est-ce que tu es au dessus d’une pizzeria ?” Elle ne cuisinait pas beaucoup non plus quand on s’est connu et on était des adeptes de la bouffe à emporter.

Je ne sais pas trop comment réagir quand elle répond aussi sérieusement à ma blague. Ou alors c’est une contre-blague que je ne comprends pas ? Une nouvelle fois je la dévisage d’un air d’incompréhension en cherchant à percer le sens profond de cette phrase banale. Je crois que je deviens complètement taré (qui a dit que je le suis déjà ?) Enfin bref, comme elle recommence à manger j’esquisse un léger sourire toujours hésitant et interrogatif mais aussi un peu rassuré je crois. Je ne sais pas trop sur quel pied danser avec Nina mais je sais que c’est normal et je ferais tout pour rester en sa présence. Même s’engueuler ou me faire engueuler me permettrait de rester en sa présence alors je prends le risque. Tant qu’on est l’un en face de l’autre, je peux la regarder, la caresser du regard, chercher à deviner sa vie, ses pensées. J’oscille toujours entre le fait de vouloir qu’elle soit heureuse dans cette nouvelle vie et le fait de vouloir égoïstement qu’elle m’aime encore malgré tout. J’essaye de me focaliser sur le premier point en étouffant le second. C’est dur quand j’ai seulement envie de caresser sa joue et de goûter ses lèvres à nouveau.

“une boulangerie, c’est cool pour toi.” Elle a toujours aimé les gâteaux, sucreries et tartines. C’était à peu près le seul moyen de lui faire manger quelque chose quand ça n’allait pas, c’est à dire 80% du temps. Et après on s’étonne que j’ai pensé qu’elle serait mieux sans moi. Les overdoses, les engueulades, ma violence aussi dont elle a porté les stigmates, les aléas de mon taf qui la mettaient en danger, et la note finale. Le bébé. Le bébé dont je n’ai pas le droit de parler. Sur mon visage courent les ombres nuageuses du passé et l’assombrissent. Je suis toxique pour elle, c’est ça l’évidence. Elle n’a jamais été plus belle qu’aujourd’hui, libre, autonome. Elle resplendit dans son pull clair, ses cheveux longs ondulant sur ses épaules, elle mange, je vois bien que physiquement elle n’affiche plus l’air hâve qu’elle avait avec moi. Elle gère très bien son affaire et ses filles. Elle est juste merveilleuse et j’ai un soupir douloureux de désir et de renoncement. Je continue à jouer le jeu, peu importe, je veux me réchauffer encore un peu de sa présence, je veux encore sentir les bouffées d’amour qui me traversent quand je la regarde et sentir mon coeur s’affoler au moindre de ses regards. J’esquisse un sourire ébloui par sa beauté, je crois que je suis grave amoureux et taré. Les deux. “Deux chambres ? Whou ! C’est grand. Tu es plus douée que moi en déco, je suis sur que c’est très bien.”   Plus douée que moi c’est pas dur. J’ai pris les clefs de l’appartement, j’ai posé mon sac de fringues dans l’armoire et ah si, j’ai acheté une cafetière. Voilà. “Est-ce que c’est près de l’endroit où on peut faire du roller ?”

C'est sûr que c'est plus grand que chez toi. J'assure dans un sourire. Je ne prends pas la peine de préciser que la deuxième chambre ne me sert que de bureau, je le laisse s'imaginer ce qu'il veut sans le détromper... C'est comme lorsque j'ai parlé de Dimitri, tout à l'heure, je ne voulais pas le laisser croire à un mensonge en m'imaginant avec lui, mais je n'ai pas précisé pour autant qu'il n'y avait personne dans ma vie. J'ai bien trop peur qu'il me trouve pathétique, quatorze mois après son départ je suis toujours célibataire, je n'ai rien eu de plus que des aventures sans importance, je ne me suis posée avec personne, je n'ai rien construit en-dehors de ma boîte... C'est un peu triste de songer que c'est tout ce que j'ai, finalement. Alors il peut bien imaginer ce qui lui plaît, que la seconde chambre est pour fonder une famille, peu importe. Il a toujours imaginé à ma place la vie que j'étais censée vouloir, il n'a jamais compris que c'était lui que je voulais. C'est encore lui que je veux.

Je dodeline de la tête. Non, pas vraiment. C'est pas loin, mais c'est pas juste à côté. J’essaie de trouver des points pour qu’il visualise, me demande ce que je peux lui dire ou pas. Y a une salle de sport juste à côté, ouverte quasiment tout le temps alors je peux y aller même quand je rentre tard… Et puis c’est… Enfin c’est bruyant mais pas de la même façon que le Bronx alors… Je hausse les épaules, l’air de dire que c’est pas trop mal. Je triture un morceau de viande du bout de la fourchette avant de demander : T'es jamais... Enfin t'es jamais revenu à New-York ? Je prie intérieurement pour une réponse négative, je crois que ça me tuerait de savoir qu'il est venu mais qu'il a quand même trouvé la force de ne pas m'appeler, de ne pas chercher à me voir.

Je sais que je cherche la justification que j'avais raison, je ne suis pas dupe que c'est parce que ça apaiserait mes remords, mes regrets. J'assume mon choix mais ce n'est pas pour autant qu'il ne me pèse pas tous les jours et particulièrement depuis que je l'ai revue. Quand elle me parle de sa vie je me demande pourquoi on n'a pas réussi à faire ça à deux. Mais j'ai la réponse. C'est moi, je crois bien que j'ai un vice de fabrication quelque part, un truc qui cloche profondément et qui fait que je ne peux pas être de ces gens heureux dans ce genre de vie. J'aime la violence, j'aime appartenir à un groupe, j'aime les missions que je fais et j'aime obéir aux ordres. C'est ma place naturelle. Mais de cette place j'aspire à autre chose, à ce que Nina a toujours voulu m'offrir, me donner - être capable de faire mes propres choix, d'avoir mes propres désirs - et je me languis de ça dans l'ambivalence qui est la mienne. C'est pour ça que je ne peux que la faire souffrir, parce que ce que je veux est en opposition avec ce que je suis et que ça ne peut pas fonctionner.

"Ah oui, je crois que je vois la salle dont tu parles ! Elle fait un angle non ? C'est un chouette quartier." Je l'imagine à la salle, se faire aborder, draguer. Dans son quartier à faire ses courses, aller à la boulangerie acheter un de ces petits pains dont elle raffole. Et puis sur sa terrasse le soir, Tigar sur ses genoux venant quémander des câlins. "A New-York ? Non bien sur que non, je n'ai pas refoutu les pieds aux États-Unis, tu penses..." Alors déjà je n'aurais pas voulu, mais en plus je ne pense pas que ma famille me laisserait aller là-bas après que j'ai décliné le poste de liaison avec le Klan, poste qui est donc revenu à Goran. Je crois qu'ils ont compris le risque qu'il y avait que je retourne aux USA et mon père n'a pas franchement envie de me perdre à nouveau. On s'entend bien, mais c'est parce que je ne discute pas ses ordres et que je suis présent pour les Tigrovi. C'est comme ça que ça marche. J'obéis quand il faut, et du coup je peux faire ce que je veux ici. J'ai un léger rire en l'avouant tant ça doit lui paraitre ridicule à mon âge "Mon père voudrait jamais. Mais Goran fait la navette entre Sarajevo et New-York." Je n'arrive pas à venir à bout du copieux caquelon et je repose ma fourchette sur le coté avant de m'étirer à moitié. "ça cale"

Je sirote la fin de mon coca et finalement je la pose cette question qui me démange et je le fais sans me rendre compte que je triture machinalement mon alliance. C'est une question posée calmement, gravement, avec ce sérieux de la réflexion que j'ai fini de ruminer "Tu as quelqu'un dans ta vie ? Je veux dire...les papiers, ça urge pour ça ?"

J'opine du chef. Oui, c'est la salle qui fait l'angle. Une grande salle avec pas mal de machines à disposition, des cours collectifs... Beaucoup de gens qui viennent seulement pour se montrer et ça a le don de m'agacer mais c'est près de chez moi et les horaires me conviennent alors je m'en accommode. Ma vie ne ressemble pas vraiment à ce qu'il imagine... En tout cas j'ai beau aller à la salle et à la boulangerie, je passe surtout mes nuits dehors, je ne suis que peu chez moi, en-dehors du boulot rien n'est vraiment stable dans mon univers mais c'est sans doute mieux ainsi.

Je suis soulagée quand il me dit qu'il n'est jamais revenu. En tout cas je suis soulagée au départ, jusqu'à ce qu'il explicite et je relève sur lui un regard... Empli de pitié, je crois bien. Heureusement, les lunettes de soleil le dissimulent. Ton père voudrait jamais ? Je répète avec incrédulité. Il a raison, je trouve ça absurde mais pas d'une façon qui soit amusante. Je ne comprends pas comment il peut faire une chose pareille, laisser ces hommes régir sa vie à ce point-là. Qu'il veuille vivre à Sarajevo, faire des missions dangereuses, violentes, je peux le comprendre. Mais qu'il accepte d'être privé de son libre-arbitre, de dépendre encore de la volonté familiale comme si c'était un môme, de répondre à leurs désirs malsains d'héritage... Je trouve ça aberrant. J'ai à peine mangé la moitié de mon assiette mais ça me coupe définitivement l'appétit.

Non, je n'ai personne dans ma vie. Voilà, c'est dit, je suis incapable de lui mentir. Ça urge parce que ça me rend malade d'être encore forcée de porter ton nom alors que tu t'es barré, parce que c'est toi qu'on appellera s'il m'arrive quelque chose, parce qu'aux yeux de la loi tu restes ma seule famille et que toutes les décisions importantes passeront par toi alors que tu te donnerais jamais la peine de sauter dans un avion pour me venir en aide, papa serait pas d'accord. Je lâche brusquement toute l'amertume que je ressens, mais c'est quelque chose que j'ai déjà vécu. En cure de désintox, notamment, c'est en partie parce qu'il n'était pas là que j'y suis restée si longtemps, parce qu'il ne pouvait pas signer, parce que personne n'aurait pu s'occuper de moi pour que je finisse ma rémission chez moi. Je repose ma fourchette, secoue la tête, les larmes aux yeux.

Alors je vois bien dans quel quartier elle habite et ça me fait plaisir de le savoir. Ça apporte des images aux rêves que je fais d'elle. Ceux censés me dire que j'ai fait le bon choix.

Évidemment le sarcasme surgit concernant mon père. Je rougis et proteste doucement "moi non plus j'ai pas envie d'y aller à NY..." Mais c'est sur que ça tombe bien puisque comme ça je ne contrarie personne. Mais ça ne me pèse pas. Et je sais déjà qu'elle ne peut pas comprendre. On est à l'opposé sur ce point. Complètement. Elle est indépendante et libre, elle n'a jamais eu de famille, elle n'a toujours compté que sur elle-même. Moi j'ai souffert d'être un exilé, d'avoir été arraché à ma patrie et mon groupe, à ma famille fut-elle étrange. Et ici dans mon groupe, je suis juste quelqu'un de normal, personne ne me traite de putain de psychopathe comme à NY ! (ou ceux qui le font perdent rapidement la capacité de le redire)

Et puis ma seconde question et toute rougeur me déserte quand à l'inverse je pâlis méchamment à sa réplique acerbe. Mon cœur a d'abord fait un bond inutile en apprenant qu'elle était seule mais la suite a étouffé cet élan et j'ai juste une bouffée d'angoisse qui m'oppresse. Je crispe les mâchoires, pose mes mains sur mes cuisses sans pourtant baisser les yeux. Face à l'angoisse il n'y a que deux réponses possible, l'agressivité ou le sexe... "Ne t'en fais pas, je les signerais les papiers avant que tu partes." j'ai un drôle de sourire, indéfinissable "De toute façon ici, je suis un Drazavic - ouai le fils de papa tu peux le dire. - et toi tu as déjà repris ton nom de jeune fille je crois ? Non ? Nina Sykes, patronne de Come With Me." Je hausse les épaules et pour me donner une contenance je tire une clope de mon paquet avant de lever la main pour appeler le serveur.

Ce qui importe, ce n'est pas qu'il ait envie ou non d'aller à New-York, c'est le fait de savoir qu'il ne pourrait pas le faire même s'il en avait envie. J'ai trop souffert, toute ma vie, d'être privée de libre-arbitre pour y renoncer aujourd'hui. D'abord dans les foyers où tout m'était interdit puisque je ne comptais pas, et puis ensuite au Red Manor où je n'étais pas même autorisée à sortir sans escorte... Et encore, j'avais intérêt à avoir une sacrée bonne raison d'aller dehors. Slavenko a passé neuf ans en taule, il sait parfaitement ce que c'est que d'être privé de liberté et pourtant il se plie à cette mascarade. Pire, elle semble lui plaire. Il a seulement choisi la facilité, obéir était plus simple. Il peut jouer les durs parce qu'il fait partie de ceux qui ici sont respectés, à mes yeux il reste lâche, il faut du courage pour rester et imposer ses choix, du courage pour se battre. Il ne s'est pas battu, il s'est contenté de fuir.

Mon regard est noir sur lui, j'ai soudain l'impression qu'il joue avec moi comme un chat avec une souris. Ce qui est bien c'est qu'au moins il n'essaie pas de mentir, de dire qu'il viendrait si j'avais des ennuis, je crois que c'est le genre de phrase qui me rendrait littéralement folle de rage. Non, c'est officieux, on considère ça comme un pseudonyme. Aux yeux de la loi je m'appelle toujours Kovacs. Et maintenant que je sais qu'il ne porte plus ce nom, je le trouve encore plus cruel de n'avoir pas signé les papiers avant. Putain, c'était une mauvaise idée de venir ici, je le savais ! Comment est-ce que j'ai pu l'épouser ? Comment est-ce que j'ai pu accepter de me laisser traiter comme ça ? Puisqu'il appelle le serveur, je secoue la tête, rassemble mes affaires. Ecoute, je vais prendre un taxi pour rentrer.

Ce qu'il y a c'est que je n'ai jamais prétendu être courageux. Je me contente en général de faire ce qu'il faut, c'est tout. Et je me laisse porter par le courant c'est vrai. Je m'adapte toujours à ce qu'on attend de moi. Sauf avec Nina parce que ce qu'elle attendait de moi c'est que je sois libre, capable de choix, d'indépendance. Or ce n'est pas dans ma nature profonde, ça demande trop d'efforts, une lutte constante contre moi-même. Ne serait-ce que choisir si un pull me plait - en dehors des habituels que j'achète sans me poser de question - ça demande chez moi un effort. Parce qu'en vérité, je m'en moque, ça me passe au dessus de la tête. Comme pour mon appartement. La seule chose que j'ai voulu réellement, que j'ai été sur d'aimer réellement, c'est Nina, et pour quel résultat ! Elle me foudroie à présent avec la haine dans le regard. Encore une chose que j'ai gâchée. Le libre-arbitre, c'est vraiment de la merde.

Quand je suis rentré ici, j'ai tout de suite repris mon nom et surtout ma vraie identité. Serbe de Bosnie. 100%. Je dois déjà faire oublier ma moitié hongroise (ça, ça va encore) et mon exil aux USA. Et surtout j'ai repris le patronyme de mon père, de mon oncle, de ma lignée. Une fois encore ce n'était pas un choix, ça s'est imposé de soi-même. J'ai un mouvement d'humeur désespérée parce que je réalise qu'il n'y a rien à arranger. J'enrage de l'aimer et de ne pas pouvoir. "Ne sois pas ridicule, je vais te ramener c'est à quinze minutes. Appeler un taxi prendra deux fois plus de temps !" Je suis déjà debout quand je paye en cash le serveur pour les deux plats et les coca. Il a l'air un peu effaré de notre départ précipité mais je laisse un généreux pourboire.

Je me lève et il fait de même presque aussitôt, déclarant qu'il va me raccompagner chez moi. Je pointe un doigt dans sa direction, secoue la tête. Non. Tu ne me ramènes nulle part. Je désigne la table, lui, puis moi. Tout ça, c'est ça qui est ridicule. Je sais pas... Je sais pas quel jeu tu joues, je sais pas ce que t'essaies de faire, si ça t'amuse de foutre ma vie en l'air mais je te laisserais pas faire ça deux fois. Il n'a pas le droit, ça suffit, la mascarade a assez duré. Qu'importe que je mette trois heures à regagner l'hôtel, je ne veux plus le voir, jamais. Je répète : Je vais prendre un taxi. Je n'aurais pas dû accepter de le voir, je n'aurais déjà pas dû boire ce verre avec lui quand je l'ai croisé au Pussynight. Pire, je n'aurais pas dû venir à Sarajevo, Dimitri aurait dû s'en charger à ma place. Quelle conne.

Je tourne les talons en le foudroyant du regard une dernière fois pour m'assurer que surtout, surtout il ne me suive pas, et je m'éloigne.

Et où compte-t-elle trouver un taxi ici ? Peut-être bien vers le Bastion là où est garée ma caisse. C'est le seul lieu touristique où elle a une change d'en chopper un. Enfin elle peut toujours en appeler un de la ville si elle a du temps à perdre. Je jure entre mes dents et fait un geste grossier et furieux avant de partir à grands pas, la doublant puisque nous allons dans la même direction. Je carre mes épaules raidies et je ne la regarde pas en la dépassant. Qu'elle fasse ce qu'elle veut, elle préfère la guerre, soit. Je n'ai même pas chercher à me justifier, à quoi bon, elle a déjà jugé et tranché, peu importe ce que je peux dire. Elle faisait toujours ça, ça n'a pas changé.

Je m'efforce de ne pas me retourner pour voir si elle me suit, si elle a bifurqué. Ça m'est égal ! Je ne veux plus penser à elle, je veux faire comme si elle n'était pas à Sarajevo. Je n'ai qu'à me dire qu'elle est à NY avec son Dimitri...Putain de prénom de russe, elle a toujours aimé les russes. Je m'efforce de la haïr moi aussi mais je ne suis pas très doué pour l'exercice. Je peux être en colère contre elle, il n'en reste pas moins que je suis dévoré d'amour. C'est pathétique, tu es pathétique Kovács, aaaaah Drazavic putain ! "JE-BO-TE"

Je suis furieuse. Contre lui, contre moi surtout parce que je ne sais pas à quoi je m'attendais, parce que depuis le temps je devrais avoir compris qu'il n'y a rien à espérer de lui. Je le disais pour rire mais je mets bien trois heures à rentrer à l'hôtel. Parce que je me perds dans ce quartier de merde, que je galère à trouver un endroit où choper un taxi, parce que celui que je trouve décide qu'il ne parle pas anglais et que je ne parviens pas à lui expliquer l'adresse... Je suis rincée, à bout de nerfs quand je retrouve ma chambre et surtout je vais être à la bourre pour mon rendez-vous !

21 septembre - 3h25

Je regarde par-dessus mon épaule pour la centième fois, angoissée à l'idée d'avoir été suivie. Je tiens fermement contre ma poitrine le pan arraché de ma robe, où les taches de sang ne se voient que peu sur le tissu noir. Le talon de mon escarpin a sauté dans la bataille et le trajet a été compliqué... Ouais, comme si mes pompes étaient le seul problème. Ma cheville bleue ne doit pas aider non plus.

Je pourrais maudire l'immeuble qui n'a pas d'ascenseur si je n'étais pas à bout de souffle, au bord de suffoquer, entre sanglots contenus et grondements de rage. Je passe une main sur ma joue pour essuyer les traces noires de maquillage, grimace parce que j'ai pris une sacrée beigne et que c'est douloureux, avant de tambouriner contre la porte. Faites qu'il soit là, bon sang faites qu'il soit là.

Ce qu'il y a de positif, c'est que je rentre tôt, plus tôt que prévu et que je ckeche mes message. Ça tombe bien parce que je suis attendu en fait. Humm je n'ose pas imaginer comment j'aurais galéré à expliquer mon silence. Je vais me défouler à une manif comme il y en a beaucoup en ce moment. Et puis je vais au Pussynight, je me tape une pute pour tenter sans succès d'oublier le goût de la peau de Nina et je fais le service d'ordre, ce qui me défoule encore plus. Je rentre entre deux et trois heures du mat' chez moi et je m'affale dans le canapé avec une bouteille de vodka. Je zappe sur les chaines d'info sur ma petite tv qui trône dans un coin du salon, coincée dans un meuble dont il faut que j'ouvre la porte pour pouvoir mater. Je somnole à moitié, les mégots se sont entassés dans le cendrier, quand on frappe à ma porte violemment. Je râle en me levant imaginant que c'est Damir ou un collègue qui vient m'emmerder chez moi "Ah mais putain c'est pas un hôtel de passe ici ! " J'ouvre quand même la porte à la volée.

Mon visage se fige et mon regard accuse le choc, pupilles trop dilatées déjà d'alcool, en voyant l'état dans lequel se trouve Nina. Je peine à rassembler les éléments, sa présence chez moi, notre dispute, sa soirée..."Jebote ! Srce ! " Je la récupère par les épaules pour la faire entrer en l'attirant dans l'appartement. Chaque détail de son apparence m'horrifie. Le sang, les bleus, les larmes, sa robe déchirée. La colère flambe autant que l'inquiétude dans un mélange détonant que je n'ai pas connu depuis longtemps. Je gronde avec une fureur froide qui ne présage jamais rien de bon "qu'est-ce qui c'est passé, qui t'as fait ça ?" Je la fais asseoir sur le canapé, moi accroupi devant elle, prenant son visage entre mes mains pour inspecter les dégâts.

J'ai un hoquet de soulagement lorsque la porte s'ouvre sur lui, et qu'il est seul ! Je ne me fais pas prier pour m'engouffrer à l'intérieur, rassurée dès qu'il referme derrière moi. Je crois que c'est moins grave que ça en a l'air. Le sang sur ma robe n'est pas le mien, les larmes sur mes joues ont séché et je ne pleure plus à présent, je suis clean, fortement alcoolisée mais je tiens debout ce qui est plutôt bon signe... Et contrairement à ce qu'on pourrait s'imaginer en me voyant comme ça, personne n'a abusé de moi.

​Ce qui ne veut pas dire pour autant que je sois au top de ma forme, aussi bien physiquement que psychologiquement. Je me laisse asseoir, tressaille violemment de ses mains sur mes joues, autant à cause de la douleur que du choc électrique qui me traverse. Je lève sur lui un regard désemparé, déboussolé. Je suis désolée... Je savais pas où aller... Retourner à l'hôtel dans cet état était tout bonnement hors de question, je ne tiens pas à ce que Maxim et surtout les filles me voient comme ça. Je ne suis même pas sûre qu'on m'aurait laissée entrer de toute façon, peut-être que le type de la réception aurait appelé les flics ou les pompiers, mieux valait éviter. Je fronce les sourcils, essaie de rassembler mes esprits mais les mots qui passent mes lèvres ne sont pas très cohérents : On était... Il m'a emmenée dans un club et... Je sais pas... Ça a dérapé. Je tremble, de douleur, de froid, de trouille aussi je crois parce que j'ai beau faire genre je n'ai plus l'habitude de ces déferlements de violence, mes doigts se crispent sur ma robe et je balbutie : Je crève de froid.

Comme toujours, j'oscille entre la volonté (le besoin !) d'aller foncer péter la gueule à celui qui est responsable de ça, et celui de m'occuper de Nina. Ce dernier besoin prime, mais c'est dur de tenir la bride à mes pulsions de violence. J'écarte son désolé d'un geste impatient, et d'un froncement de sourcil, parce que ça ne me parait pas aberrant qu'elle soit chez moi. Ça devrait me paraitre bizarre, c'est sur, surtout après notre "balade" de cet après-midi, mais non, il y a en moi profondément ancrée la certitude que je suis là pour elle et que malgré tout elle le sait.

Ses propos ne sont pas très cohérents, mais vu son état c'est normal. A sa plainte, je me relève aussitôt pour aller prendre une couverture dans la chambre, et mettre me chauffage. Je lui pose la couverture sur les épaules en la ramenant sur ses jambes et je vais mettre de l'eau à chauffer pour du thé. Je fouille dans un placard pour trouver la grande trousse à pharmacie. La Tv va en fond et je l'éteins en revenant m'asseoir à coté de Nina. Je déballe une compresse et j'attrape le liquide désinfectant en grande bouteille (il sert beaucoup) "Laisse moi regarder, on va soigner ça et tu me racontes en détails ce qui s'est passé. C'est dans quel club ? C'est qui ?" Parce que je suis borné. J'ai besoin d'un nom, de réponse. Je crispe les mâchoire, regard sombre "il t'a violé ?" Autant savoir.

Comme il se lève pour aller chercher une couverture, j'ôte mes chaussures -de toute façon pétées- du bout des pieds et je ramène mes jambes sur le canapé, m'enveloppant dans le plaid dès qu'il le pose sur moi. Je peux me couvrir et arrêter de m'accrocher à ma robe comme une forcenée. Oui, il m'a déjà vue à poil, dont une fois il y a peu, mais c'est quand même foutrement différent dans ces circonstances-là. Je me ramasse dans le canapé, me recroqueville sur moi-même comme je peux en resserrant la couverture autour de moi.

Je hoche la tête doucement quand il dit qu'il va s'occuper de mes blessures, pourtant ma voix proteste un peu : C'est presque rien... Sa question, qui tombe pourtant sous le sens, me fait ciller violemment et je secoue la tête. Quoi ? Non ! Une chose est sûre, c'est que je ne me serais pas pointée ici si j'avais été violée, certainement pas. Non, non, c'est... Je passe une main sur ma tempe, essaie de trouver mes mots, de retracer le fil de la soirée. J'ai été à ce... Ce cocktail avec le client, Jovan, mais après il a voulu aller dans un endroit plus... Décontracté. Je ne suis pas sûre que ce soit le terme que je cherche. J'crois que ça s'appelait... Silver & Smoke, ouais. C'est après que ça devient confus. Il a beaucoup bu, il a pris des trucs, il voulait me sauter dans les chiottes et c'est parti en couilles... Je me suis défendue, y a des types qui sont intervenus, c'est parti en baston générale et j'ai pu me barrer.

Je ne sais pas pourquoi la question la surprend, c'est mon quotidien, je n'en aurais pas été étonné si elle avait été abusée, mais je suis soulagé que ce ne soit pas le cas. L'alcool et le machisme de mon pays donnent aux hommes - principalement ceux de pouvoir - une notion très très flou du consentement. Les femmes sont faites pour être prises, ce qu'elle me raconte confirme cette vision. Je hoche la tête pour la calmer, j'ai bien compris qu'elle n'a pas subi cette violence. Ok. Vraiment tant mieux ! Le fait qu'on l'ait frappée me fout déjà assez les nerfs. Personne ne touche Nina. Je soupire intérieurement parce que durant quatorze mois, je ne me suis pas soucier de ce détail. Elle a raison. Mais je ne peux quand même pas rester indifférent à ce qui se passe sous mes yeux !

Je prends son visage entre mes doigts, le tourne un peu "bouge pas, je nettoie pour y voir plus clair." Avec la compresse, j'enlève les traces qui le peuvent, maquillage qui a coulé, sueur, noirceur de poussière. Se révèlent celles qui ne peuvent l'être d'un coup de tissu. "Bon, t'as un hématome sur la mâchoire, il est pas gros mais il est pas fini d'être sorti... " Je finis de désinfecter et je prends la pommade de contrecoups. J'étale doucement la pâte sur son visage, avec un soin méticuleux, du bout des doigts pour ne pas appuyer et lui faire mal. "c'est rien, ça va vite partir, hum ? Je connais le Silver & Smoke, il est à la mode... Jovan tu dis ? Jovan comment ? Tu as mal autre part ? " Je suis rusé, je mêle les questions importantes à d'autres et à des commentaires. J'endors sa méfiance parce que je suis bien persuadé qu'elle ne voudra pas que j'intervienne sinon.

Je serre les dents par anticipation mais il ne me fait pas mal, ses gestes sont un peu plus brusques qu'autrefois, sans doute parce qu'il a perdu l'habitude mais il parvient malgré tout à ne pas me faire mal... Presque pas en tout cas. Je me laisse docilement faire, parce que je suis épuisée, parce que j'ai eu peur, parce que je suis lasse des montagnes russes qui se jouent dans mon bide depuis que je suis arrivée à Sarajevo. Je grogne entre mes dents : Génial, ça va être du plus bel effet devant les clients. Un hématome en pleine face, sérieusement... Addison pourra reprendre le boulot dès demain alors je n'aurais plus à la remplacer mais il n'empêche que sans être escort moi-même, pour rencontrer les clients ça craint !

Jovan Dragovic. Je me souviens parfaitement de son nom, c'est toujours moi qui gère les contrats ! Honnêtement c'est sans doute très naïf mais je n'imagine pas du tout qu'il puisse vouloir se venger. Justement parce qu'il ne s'est pas soucié de moi pendant plus d'un an, parce que ça lui attirerait probablement des ennuis ici, parce que je l'ai envoyé chier dans les grandes largeurs tout à l'heure aussi... Je baisse le nez, écarte légèrement le plaid. Je crois que je me suis foulé la cheville... Elle est gonflée mais pas cassée, sinon je n'aurais pas pu marcher jusque chez lui, je le sais. Mon regard hagard ne cesse d'aller de la porte, au canapé, à la fenêtre et puis à Slavenko. Je m'empare soudainement de son poignet. Slavo ? Je n'hésite sans doute pas suffisamment avant de demander : Je peux... Je peux rester ici cette nuit ? S'il te plaît...

Je ne peux pas m'empêcher d'avoir une lueur de victoire dans le regard assorti d'un léger sourire quand elle me lâche le nom. Ça va être tellement facile comme ça...Il faut que je me renseigne sur sa faction, mais peu importe de toute façon. Je termine d'étaler la pommade "la crème va atténuer ton bleu et avec du fond de teint, ça passera." Oui je m'y connais assez bien parce que c'est un truc courant pour les putes du Pussynight. Les clients (et les macs) ne sont pas toujours très tendres.

Elle attrape ma main et je lève le regard vers elle, surpris de sa requête, surpris qu'elle doive pose la question. C'est ça qui fait mal. Qu'elle se sente obligée de poser la question. Je tapote sa main d'un geste gentil en tenant bien à distance mes émotions furieuses et tumultueuses que j'ai solidement empaquetées "mais bien sur." J'ai un sourire entre le triste et l'ironique en ajoutant. "on appellera un taxi demain. Y a pas le feu au lac."

Je vais chercher de la glace au congélateur et au passage je verse l'eau bouillante dans une tasse par dessus un sachet de thé qui traine là depuis que j'ai emménagé. Je présume que le thé ne périme pas... "J'ai pas de miel." dis-je en posant la tasse sur la table avant de m'asseoir en tailleur au sol pour poser la glace sur sa cheville et la tenir. "désolé." C'est froid et ça fait mal, je sais bien. Je précise, parce que je pense avoir compris les règles implicites "On va te faire un petit bandage. Ça n'a pas l'air cassé. T'as qu'à dormir quelques heures dans mon lit, je squatterais le canapé, et tu peux prendre une douche si tu veux." J'essaye franchement de ne pas me focaliser sur la sensation de sa peau (un mollet c'est fichtrement érotique parfois) sous mes doigts ni sur son air désemparé qui me retourne le cœur. "Tu vas te reposer et ça ira mieux tout à l'heure. J'ai des antalgiques si tu veux ? "

Je hoche la tête sans rien dire, j'ai l'habitude d'utiliser le maquillage pour dissimuler les bleus, je l'ai fait pendant des mois au Red Manor, on n'imagine pas les fonds de teint qui se vendent aujourd'hui ! Je n'en ai pas pris, je n'en mets jamais, mais les filles auront bien ça dans leur valise, je leur demanderais en rentrant, demain... Quand j'aurais meilleure mine. Je suis soulagée qu'il accepte de me laisser dormir ici, et cette fois je n'essaie même pas de me mentir à moi-même. Je sais parfaitement que si je veux rester là, ce n'est pas seulement pour ne pas rentrer à l'hôtel dans cet état. C'est surtout parce que même si je ne devrais pas, je me sens plus en sécurité quand il est là, tout proche... Parce que le temps où il prenait soin de moi me manque, parce que chaque fois qu'on me blesse, chaque fois que j'ai la trouille c'est à lui que je pense. Parce que j'ai envie de ses bras, de son inquiétude, de ses attentions... Et je n'avais pas le choix à NY que de taire ces désirs, mais je ne peux pas les étouffer en étant ici.

Je récupère la tasse brûlante en me penchant en avant, la couverture glissant un peu au passage sans que je m'en soucie. Je veux bien prendre une douche... Et les cachets aussi. Plus pour la cheville que pour la mâchoire en fait. Je dois avoir quelques bleus ailleurs parce que j'ai pris des coups de coude qui ne m'étaient pas vraiment destinés, mais rien qui nécessite de la crème je crois. Je bois mon thé doucement, me brûlant la langue sans broncher, parce que ça me réchauffe et que j'en ai besoin. Je prends une profonde inspiration pour tenter de me calmer et demande : Je pourrais te piquer un tee-shirt ? Je n'ai pas l'intention de pousser le vice jusqu'à dormir à poil dans son pieu.

Je hoche la tête en me décidant à lâcher sa cheville, la glace toujours en place. Garde là encore un peu" C'est plus facile quand je m'occupe d'elle et qu'elle m'en laisse le droit. Au moins je suis dans l'action, je m'exécute, je lui donne un cachet et de l'eau, je vais chercher ce qu'il faut dans l'armoire pour qu'elle puisse prendre une douche, serviette, tee-shirt. Je refais le lit au passage, vaguement, en ajoutant une couette dont je ne me sers jamais. Je pose les affaires sur le lit, traine un peu en me demandant ce qui manque, inquiet de ne pas faire assez. J'enclenche le chauffage électrique de la chambre et je reviens dans le salon.

Je lui laisse le temps de boire son thé en fumant une nouvelle clope, à la fenêtre e la cuisine pour essayer de ne pas empester l'appart' plus qu'il ne l'est déjà. J'essaye de mettre un peu de distance physiques dans la mesure du possible parce que près d'elle, j'ai envie de la touche, de la prendre dans mes bras, de la bercer, de lui faire l'amour aussi. C'est ennuyant ! "Tout est dans la chambre. Y a un tee-shirt et une serviette pour toi. Je ferais ton bandage après. Tu as besoin d'aide pour aller jusqu'à la salle de bain ?"

J'acquiesce doucement, tiens la glace contre ma cheville pendant qu'il fait je ne sais quoi dans le reste de l'appartement... Sans doute prépare-t-il le lit ? J'essaie de ne pas trop penser à son lit, d'ailleurs, à ce qu'on y a fait ensemble... Je suis bien moins en colère que cet après-midi. Je lui en veux toujours pourtant mais ce soir c'est un autre sentiment qui prédomine, le besoin de lui, de le retrouver, le manque aussi qui se fait bien plus présent, qui me ronge de l'intérieur. Non ça va aller, merci. J'assure dans un sourire mal assuré avant de quitter enfin son canapé pour aller dans la salle de bain.

Je mets un peu de temps parce que je n'appuie pas mon pied gauche par terre, mais ça se fait. Je me surprends à rêver d'une douche avec lui, et tandis que l'eau brûlante me réchauffe, je me demande combien de femmes, combien d'hommes se sont douchés ici... Combien l'ont fait dans ses bras ? Dieu qu'il me manque, j'en ai le souffle coupé tant c'est douloureux, avoir retrouvé sa peau ne fait qu'empirer les choses, les souvenirs sont revenus en force, violents. Je ne sais pas ce que je fais ici, chez lui... Ou plutôt si je le sais, et ça me fout une peur bleue. Je coupe l'eau, me sèche sommairement, mes cheveux mouillés dégoulinant sur mes épaules quand j'enfile son tee-shirt. J'ai les larmes aux yeux quand je retourne dans le salon, et je serre les mâchoires pour ne pas craquer. Plus que de pleurer devant lui, j'ai peur de parler, de dire ces mots que je n'ai pas dit depuis qu'on s'est revus, que je ne veux pas dire... Et qui pourtant me brûlent la langue.

La tension retombe quand elle sort de mon champ de vision pour aller se doucher. Reste le bruit de l'eau, comme c'est étrange de la savoir dans ma douche ! Troublant comme l'autre jour, mais au moins l'autre jour, on venait de baiser, c'était moins ... tentant. Elle m'a fait comprendre cet après-midi de rester à l'écart et maintenant elle est chez moi, et je suis déboussolé. Je comprends que seule la situation l'a amenée ici, je suis partagé sur le fait d'en saisir l'opportunité, je sens confusément que ce serait mal, qu'elle m'en voudrait surement. Elle a confiance en moi et aucun de ses gestes ne laissent supposer qu'elle veuille autre chose qu'un endroit-refuge.

Je téléphone à un contact pour avoir des infos sur la bagarre au Smoke et aussi des infos sur ce Javan qui s'est cru autorisé à poser ses sales pattes sur elle. Je m'en occuperais, mais j'ai le temps. De toute façon, Nina ne devra rien savoir, je ne veux pas qu'elle se sente redevable ou pire qu'elle m'engueule en me disant de me mêler de mes oignons. Elle est toujours ma femme et je me sens très concerné.

Quand elle revient, Je vois bien qu'elle est bouleversée. Ses yeux humides de larmes me poignent brutalement et je la regarde avec désarroi de ne pas savoir quoi faire. "Hé, c'est rien, ça va aller sr...Nina. Je peux te faire ton bandage ?" Je reprends la trousse à pharmacie sur les genoux, fouille dedans. "on va mettre un peu de pommade et une bande. Je ne peux rien faire de plus. Si t'as besoin d'un médecin, je connais une bonne clinique privée. Tu devrais au moins faire des radios. Juste pour être sur." Une nouvelle fois je parle beaucoup, pour meubler, pour cacher le trouble qui m'envahit parce qu'elle est dans mon appartement, dans mon tee-shirt et que je touche sa peau pour étaler la pommade. Je préfère baisser les yeux comme si ma vie dépendait de la façon dont je vais faire ce foutu bandage !

Avant, il m'aurait prise dans ses bras. J'aurais pu m'installer sur ses genoux, me blottir contre sa peau, enfouir mon visage dans le creux de son épaule pour tout oublier. J'aurais pu pleurer sans avoir honte jusqu'à ce que la tension retombe, j'aurais pu réclamer son réconfort, me bercer de ses mots d'amour, de ses mains dans mes cheveux, de son souffle sur ma peau... Aujourd'hui il se contente de me regarder d'un air désolé et je réalise une fois de plus tout ce que j'ai perdu, ce qui ne fait que me faire monter les larmes aux yeux plus fort encore.

De nouveau assise sur le canapé, je le regarde agenouillé devant moi, s'occuper de ma cheville avec les gestes de l'habitude... L'habitude de celui qui prend souvent des coups, qui s'occupe peut-être de ses frères d'armes lorsqu'ils en prennent. J'ai pas besoin de radios... J'en ferais peut-être à NY, si d'ici mon retour la douleur n'est pas passée et me paraît suspecte, dans tous les cas je suis quasiment sûre qu'un peu de repos suffira. Ce n'est pas ça qui me fait le plus mal, la douleur physique n'est rien en comparaison des troubles qui m'agitent. Je me mords l'intérieur des joues à m'en faire mal, mes mains crispées sur mes cuisses. Je ne sais pas si ce sont les restes d'alcool, de l'herbe que j'ai fumé, si c'est le contrecoup du choc, de la trouille que j'ai eue, ou bien si c'est seulement moi qui suis folle quand je souffle d'une voix à peine audible : Tu me manques... Tu me manques tous les jours, toutes les heures...