Slavenko - [Leo Jovanovic]

Un premier claquement se fait entendre sur le pavé, puis un deuxième et je m’extirpe finalement de la voiture, me redressant enfin pour allonger ma silhouette de son mètre soixante-dix passé. Je réajuste ma -fausse- fourrure sur mes épaules et m’avance pour enfin entrer dans la salle bondée de monde. D’accoutumée, ce genre de réception ne m’impressionne pas le moins du monde mais là, c’est différent, je suis angoissée et stressée d’avoir dû laisser encore une fois mon petit-frère. Aussi, l’estomac vide, je me sens nauséeuse et étourdie. Alors que rapidement, la foule me donne le tourni, je finis par sortir dans la cour arrière afin de prendre un peu l’air frai. J’allume une clope que j’insère entre mes lèvres, croyant naïvement qu’elle ferait baisser la tension en moi. J’observe ici et là ce qu’il se passe, les gens qui viennent et qui repartent pour finalement me laisser aller à m’asseoir sur un muret, le temps de griller le bâtonnet enfumé d’entre mes lèvres. Mes yeux s’arrêtent sur cet homme en uniforme, me rappelant inévitablement mon père et c’est drôle parce qu’il avait ce même regard dur et froid. Je me perds sur sa tenue puis nos regards se croisent; je baisse finalement les yeux instinctivement, par habitude, pour ne pas m’imposer face à cet homme. Je me perds tellement que j’en oublie de me tenir et pouf, je dégringole de ce petit piédestal, emportant dans ma chute mon petit sac qui se déverse au sol. Quand j’ouvre les yeux, ce ne sont qu’un milliard d’étoiles que je vois, une voix méconnue résonnant dans ma caboche vide de tout contenu.

Ma fourrure s’est étalée par terre me laissant l’air glacé tirer sur ma peau frissonnante et pourtant chaude comme la braise. D’ailleurs, je sens mon front fondre en sueur et c’est le signe que j’ai trop tiré sur la corde, qu’elle était si raide qu’elle s’est rompue après avoir été trop brusque avec mon organisme. C’est seulement quand je sens des doigts sur mon cou que je reprends un peu de mes esprits et que mes yeux s’ouvrent pour tomber sur le même homme que j’observais il y a quelques minutes ou peut-être bien une heure, la notion de temps s’est complètement envolée au moment même où j’ai fermé les paupières. Je me redresse pour m’asseoir quand il essaie de m’aider et cligne plusieurs fois des yeux avant de poser mes mains à terre, manière d’avoir un peu plus d’équilibre. “Ca va.” Même si j’ai toujours cette nausée désagréable et que se répand dans ma bouche un goût de fer rouillé. J’essuie d’ailleurs cette dernière tout en me rendant compte qu’une trace de sang orne mes doigts. “Je me suis mordue en tombant...” Dis-je, l’air agacée. Je fronce les sourcils et rassemble mes affaires tombées sur le sol pour enfin les ranger dans mon sac et me redresser avec l’aide de l’homme. “Merci monsieur… Je suis un peu honteuse, excusez moi de m’être évanouie comme cela…” Je soupire, toujours aussi livide, l’esprit toujours aussi embrumé dans ce mal de mer alors que pourtant, mes pieds touchent la terre ferme. “Je n’ai pas dîné avant de venir, c’est sûrement ça.” Et pas déjeuné non plus. Quant au petit-déjeuner, je ne suis plus sûre d’avoir pensé à me nourrir. J’essaie d’esquisser un léger sourire rassurant alors que ma main reste inconsciemment accrochée à la veste épaisse du brun qui me fait toujours autant penser à mon père. Je retire brusquement ma main quand je me rends compte de la proximité que ça implique. “Pardon, je vais vite rentrer pour avaler quelque chose.” Dis-je juste au même moment où ma main désigne l’entrée de la salle, alors que je chancelle de nouveau.

J’ai seulement un petit mouvement de tête quand l’homme m’explique qu’il doit prévenir. Encore trop fébrile pour réfléchir véritablement et je suis à deux doigts de m’accrocher à nouveau à son veston. J’esquisse un sourire quand il dit avoir besoin d’un remontant lui aussi sans vraiment prêter plus d’attention à ce que nous faisons ensuite, toujours embrumée, grisée de mes neurones vides. Je m’assied là où il me semble y avoir une place et garde ma veste sur mes jambes, encore trop en sueur pour avoir froid. “Peu importe, franchement je mangerais n’importe quoi.” Et je n’ai même pas remarqué le tutoiement qui m’importe peu aussi,

Cinq minutes plus tard, il revient avec une assiette pleine de petits fours et un verre dont je ne connais pas encore le contenu. “Merci.” Je souffle simplement, en m’emparant de la nourriture que je commence à dévorer avec un appétit gargantuesque, contrastant avec l’attitude que j’arbore d’accoutumée. Je regarde de nouveau l’homme avant de boire l’intégralité du contenu de mon verre et ajoute: “Merci beaucoup !” Au bout de quelques autres courtes secondes, il ne reste plus rien des mets apportés par l’homme et je finis par mettre l’assiette à côté. J’essuie ma bouche avec délicatesse, tapotant juste un peu pour éviter de rouvrir la blessure faite par mes propres dents quelques minutes auparavant. “Comment dois-je vous appeler, monsieur ?” Manière de mettre un nom sur sa tête, rien de plus, je n’oserai jamais essayer de me trouver du travail auprès de la cavalerie.

Je réprime aussi un rire après lui; d’une part parce que je comprends que ma façon de lui parler puisse paraître particulière et d’une autre part je me rends compte que je suis un peu ridicule parfois, avec ce respect qui taille mes propos. “J’ai du respect pour tout le monde.” Même les gardes, même les gens qui ramassent les poubelles; je suis trop vieux jeu peut-être mais c’est ainsi que grand-mère m’a éduquée. J’ai le regard attendri vers Slavo parce que j’ai rarement vu quelqu’un d’aussi attentionné envers moi alors qu’on ne se connaît pas; à moins que ce ne soit que son boulot ? J’hoche la tête de droite à gauche à sa question. “Non, je suis seule.” Techniquement c’est le cas, je ne compte pas mes collaboratrices. “Je suis escort en fait.” J’ai un sourire léger à l’évocation de mon boulot, comme si l’information passerait mieux avec cette gueule d’ange.

Mes yeux se figent sur le collant effilé qu’il me désigne et je soupire un grand coup avant de rire à nouveau. “Merde ! Un collant tout neuf.” Pourquoi la durée de vie des collants est toujours aussi courte ? Doit vraiment y avoir un complot là-dessous. “Je ferais mieux de les enlever maintenant.” J’ai un petit coup de tension qui me pousse à retirer mes chaussures puis décrocher les collants des portes jarretelles afin de les tirer rapidement de mes jambes qui se dénudent petit à petit, laissant apparaître la blancheur de mes jambes et le joli marbre qui les orne. Je fais attention à ne rien dévoiler d’autre, même si honnêtement, je suis très peu pudique.  “Voilà, c’est réglé.” Dis-je, tout en posant les deux jambières sur le banc avant de renfiler mes talons. “Bon, c’est pas tout mais… Je dois gagner ma soirée…” Dis-je à regrets parce que rester là à parler avec lui ne m’aurait vraiment pas dérangée, ça m’aurait peut-être même beaucoup plus arrangée. “Qu’est-ce que je pourrais faire pour te remercier ?” Je conçois que ce que je viens de dire puisse être interprété de manière peu subtile, mais je jure devant Dieu que je n’ai aucune arrière pensée et que la seule chose qui me vient en tête est un verre ou un café en tout bien tout honneur.

Je souris timidement. C’est qu’il pourrait m’intimider le Slavo ! Je ne me laisse pas aller à la flatterie, je reste distante bien qu’une once de sympathie avec lui ne me ferait pas de mal. D’autant plus que pour une fois, avouer que je suis escort ne me met pas plus mal à l’aise que ça et je me demande si c’est parce que Slavo est plutôt avenant. “Oui, je pense aussi.”

“Bah quand même, de nos jours j’suis pas sûre qu’y ai beaucoup de gens qui auraient fait autant, en fait.” Y’a comme une lueur qui brille sous mes yeux, une lumière qui se réfléchit quelque part et en regardant un peu mieux, je découvre un anneau à la main gauche du garde. Je souris intérieurement, je trouve ça mignon. “Nouvelle ? Non, pas vraiment. Je dirais même que ça commence à faire un moment que je fais ça. J’ai commencé pour payer mes études et finalement… J’ai continué parce que ma famille a besoin d’argent.” Je pense surtout à Miro qui ne pourrait pas se soigner sans ça et qui serait très mal en point si je n’avais pas décidé d’aider grand-mère financièrement. Je remonte le regard sur Slavo, précédemment posé sur mes mains qui s’agitaient, tout en espérant bien camoufler le fait que tout ça me donne mal au coeur. Je passe des doigts frêles et allongés dans les mèches qui retombent devant mon visage et finis par me relever avant de prendre les collants et les fourrer au fond de mon sac. “Ca va mieux.” Je déclare en esquissant un léger sourire, assez pour faire saillir ma mâchoire carrées. “Je n’aimerai pas être à ta place, rester dehors à surveiller les alentours doit être terriblement ennuyant quand on sait que tout le monde s’amuse à l’intérieur. Je viendrais partager une cigarette avec toi, si j’ai le temps.” Dis-je tout en posant une main sur son épaule lorsque ma stature s’approche de la sienne alors que mes pieds m’amènent vers la sortie.

Je m’enfuis et laisse Slavo pour rejoindre la foule. Je croise Nina, on discute et je me livre bizarrement; tout comme elle d’ailleurs. Cette soirée tourne vraiment étrangement, je n’y comprends plus rien, tout change du tout au tout. Autrefois, je serais restée de mon côté, aurais essayé d’éviter la jeune femme du plus que je pouvais et mystérieusement, j’ai trouvé en elle quelque chose d’interpellant, presque intéressant.

Plus tard, je la quitte, cherche du regard un homme d’âge mûr, des poches bien remplies et de l’assurance dans le regard. Quand un poisson a enfin mordu à ma ligne, je me fais désirer, joue des sourires et des regards pour faire durer la soirée. Pourtant, dans mon esprit il n’y a que la cigarette offerte de Slavo qui m’appelle et le deal conclu plus tôt. Je sais désormais qu’il est l’époux de Nina et ça ne change rien au fait qu’il apparaît pour moi comme un ami. Alors, je m’éclipse prétextant devoir prendre l’air et sors après avoir attrapé un verre d’alcool lambda.

“Hey.” Je m’exclame, quand j’arrive à sa hauteur. “Tiens.” Dis-je tout en tendant le verre à l’homme. “Ca va depuis tout à l’heure, Slavenko ?” J’insiste sur son prénom parce qu’il ne m’a pas donné son intégralité tout à l’heure et ça me fait rire. D’ailleurs, je ne donne jamais mon véritable prénom non plus, alors peut-être qu’on est quitte.