Distant memories are buried in the past forever - Slavina

J'ai un sourire amusé. Tu es prudent, et moi je m'inquiète pour toi. Voilà. C'est dans l'ordre des choses. Je suis aussi bornée que toi. Je me fends d'un large sourire fiérot avant que la question de mon aptitude à être aussi entêtée que lui ne me fasse penser à quelque chose. Je n'ai pas eu l'occasion de lui en parler, en fait je n'y ai pas pensé mais je ne sais pas pourquoi, ça me revient subitement. Tu sais, tu disais toujours que j'étais bornée comme une slave. Depuis j'ai fait des recherches, sur ma mère biologique entre autres... Il s'avère que t'avais pas si tort que ça. Je crois qu'éclaircir ces zones d'ombre m'a aussi aidée à me reconstruire, ne pas avoir la moindre idée de mes origines avait toujours été très compliqué pour moi. Difficile de se construire sans savoir d'où on vient, en ayant comme seule donnée celle d'avoir été abandonnée.

Je hausse les épaules à la mention du mec d'Addison. Ouais, il est plutôt sympa en plus. Et contrairement à ce qu'il pense, il a toujours su pour son boulot, ce qu'il ne sait pas c'est qu'il arrive de temps à autre à sa copine d'accepter des extras. Je ne juge pas, avant Slavenko je n'étais pas fidèle. Après lui je ne l'ai plus jamais été. J'acquiesce à ses explications que je trouve un peu bancales sans encore poser la question qui me bouffe, à savoir qu'est-ce qu'il se passera lorsque les Drazavic décideront que je suis de nouveau un problème ? Parce que ça arrivera forcément. Ça fait partie des choses qui m'empêchent de dormir la nuit. D'ailleurs je fronce les sourcils parce que je le trouve un peu tendu soudain et je me demande si c'est parce que j'ai eu le malheur de parler de sa famille...

Je hoche la tête, un peu triste de sa façon de s'éloigner ainsi de moi mais je ne dis rien. Je m'habille puisqu'il fait de même, j'enfile ma nuisette qui traîne encore dans le lit avant de le rejoindre. J'approche de la cuisinière, esquisse un sourire. Ca sent bon ! Mais en me retournant je constate qu'il est sorti sur le toit. OK, nos retrouvailles ne se passent pas vraiment comme je l'avais imaginé. Il semblerait qu'hors du pieu on ait du mal à s'entendre et une bouffée d'angoisse m'étreint soudain. J'enfile des chaussures pour le rejoindre, approchant d'un pas hésitant. Slavo...? Tout va bien ?

J'ai passé l'après-midi à tout bien préparer pour son retour, nettoyer l'appartement, ranger, faire la bouffe, j'ai été cherché des fleurs pour le vase qu'elle a acheté ce jour où elle partie fâchée ou triste, ou les deux, je ne saurais pas dire. Je voulais lui faire plaisir, qu'elle se sente attendue parce que c'est le cas, je l'ai attendue avec une sourde angoisse qui fissure à présent mes murs de protection que je m'efforce pourtant de maintenir érigés.

Je tire une bouffée de nicotine avant de me tourner vers Nina qui m'a rejoint. Je montre ma clope d'un air un peu coupable. "Heu, oui ... J'avais besoin d'une clope." J'esquisse un sourire, trouve une excuse bidon "Excuse moi je suis un peu crevé." Ce n'est pas faux, après cinq ou six jours non stop je ne suis pas contre deux jours de repos, mais ce n'est pas la raison de mon accès de morosité. Seulement je ne veux pas déverser sans cesse mes angoisses sur nous, la première fois, ça ne nous a pas réussi, ça ne fait que créer une spirale dans laquelle on se noie tous les deux. Je me force à sourire une seconde fois et je reviens sur la question qui m'est passée par la tête tout à l'heure avant que le sujet de m'échappe.

Je ne sais rien de ses recherches parce que j'ai passé quatorze mois loin d'elle et ça me désespère un peu plus tout ce que j'ai raté par ma faute. Je me sens brutalement éloigné de sa vie, comme tenu à l'écart avec un gouffre que je ne saurais combler. Pourtant j'essaye, avec ce même entêtement auquel elle fait référence. "Pourquoi tu dis que j'avais pas si tort que ça ? A propos de ta mère ? " J'esquisse un sourire en reprenant notre vieille plaisanterie d'un air faussement catastrophé "t'es russe c'est ça ?" Ça aurait été dramatique dans le Bronx, ici ce sont nos alliés, même ça a changé !

Une fois de plus, je fronce les sourcils, forcément inquiète. Parce que j'ai peur qu'il me cache quelque chose, sur son état qu'il soit physique ou émotionnel, sur ce qu'il ressent, sur ce qu'il s'est passé en mon absence. Je vois bien que quelque chose cloche et pourtant je suis incapable de mettre le doigt dessus. J'ai cru, le soir des élections, qu'on parvenait à mieux communiquer qu'autrefois, mais aujourd'hui je ne suis plus certaine que ce soit le cas. J'ai l'impression de secrets éternels entre nous, de murs infranchissables quels que soient nos efforts et bien-sûr que je lui en veux parce que c'est lui qui est responsable de ça. Je hoche doucement la tête. Oui, moi aussi... Le décalage horaire. La distance entre nous me tue, elle ne s'efface que lorsqu'on baise mais ça ne me suffit pas, on sait bien tous les deux que ça ne m'a jamais suffit.

Moi aussi, je m'efforce de sourire, et je secoue la tête à ses suppositions. Non, même pas ! Il m'a expliqué, brièvement, qu'ici les russes n'étaient pas leurs ennemis et je réalise une fois de plus qu'il va falloir que je me tienne vraiment au courant des relations entre les différentes nationalités ici. Ne serait-ce que pour éviter les impairs, il ne faudrait pas que deux clients potentiellement en conflit se croisent par exemple. Je grossis le trait bien-sûr mais c'est l'idée. Je laisse volontairement flotter un léger silence pour maintenir le suspense avant d'avouer : Croate. J'ai appris que ma mère était croate. Pour mon père, je ne sais pas encore, je n'ai pas trouvé le courage de faire les recherches. Il m'a fallu 24 ans pour chercher ma mère alors un peu de patience, hein...

Je suis ébahi par la révélation. Bien sur Nina est très têtue, mais je plaisantais en la traitant de slave. Parfois on s'amusait à chercher pourquoi elle était si frileuse, d'où lui venait sa peau immaculée et ses yeux sombres. J'aurais parié sur la Pologne ou un pays de conte fée peut-être ? "Croate ! Ah...comme la mère de Camenko ! " Encore une chose qui a changé, je suis moins vindicatif à l'égard des croates que je ne l'étais durant la guerre. Les alliances se font et se défont et aujourd'hui certains sont des soutiens dans notre but puisqu'ils aspirent au même de leur coté. Une Grande Serbie et une Grande Croatie, après on pourra se foutre sur la gueule, n'est-ce pas ? Je m'exclame assez naïvement "Mais...Croate de Croatie ou d'ici ? De Bosnie ?"

Je suis au fond très amusé de la situation mais la surprise prime. J'ai un rire silencieux, le regard et le ton pleins d'ironie quand je commente "On devrait le dire à Mirko. Il adore Camenko, il pourra faire moins que t'adorer !" Je crois que Cam remplace un peu mon cousin mort au combat. Après tout, mon père en taule, c'est Mirko qui a veillé à l'éducation de mon demi-frère. Il lui a payé les meilleurs écoles, les meilleurs professeurs, il l'a pris avec lui sur le terrain. Tout ça malgré le fait que sa mère soit croate, oui les temps changent et mon oncle est quelqu'un qui s'adapte très vite.

Je fronce légèrement les sourcils en apprenant que la mère de son demi-frère est croate également. Je pensais que le nationalisme forcené des Drazavic les empêchait de s'enticher de l'ennemi, m'enfin au bout d'un moment comme ils sont ennemis avec plus ou moins tout le monde s'ils veulent une chance de baiser quand même hein... Je secoue la tête dans un sourire en réponse à sa question. Non, Croate de Croatie. Je me suis renseignée correctement, par contre je ne comprends pas grand chose aux subtilités et à ce que ça implique. Je crois que je serais toujours un cas désespéré aux yeux de Slavenko. Je fronce les sourcils. Tu sais j'crois que je pourrais être la fille de Dodik que ça changerait rien aux sentiments de Mirko. Non parce que je veux bien fermer les yeux sur les travers de son oncle mais mieux vaut éviter quand même de me tendre des perches. Je sais très bien que le fait que je sois américaine n'est pas la seule raison de sa... Méfiance envers moi. Méfiance, oh que je suis gentille ce soir.

Je tends la main pour piquer son paquet de clope et m'allumer une cigarette à mon tour. J'ai besoin de m'occuper les mains pour éviter de me focaliser sur le fait que... Putain je crève de froid en nuisette sur le toit bordel ! Je tire une longue taffe avant de commenter : Elle s'appelle Elena. Elena Ivanovic. Le nom ne me parle pas spécialement, je ne me suis pas encore décidée, je ne sais pas si je le trouve joli ou non. Je souffle la fumée en me tortillant d'un pied sur l'autre pour tenter vainement de me réchauffer. Elle a 42 ans aujourd'hui. Presque son âge en somme, c'est fou quand on y pense. S'il fait un rapide calcul, elle avait seize ans quand je suis née, disons qu'on peut comprendre qu'elle n'avait pas envie d'élever une môme alors qu'elle en était encore une elle-même.

Je réprime un sourire quand elle m'affirme être croate de Croatie, je sais bien que pour elle c'est compliqué mais maintenant qu'elle est slave, il va bien falloir qu'elle s'y mette surtout en habitant à Sarajevo. Sa remarque concernant mon oncle me fait de la peine. J'imagine qu'elle pense ça de toute ma famille. J'admets que nous sommes extrêmement clanique et que l'intégration d'une personne extérieure est compliquée. Pour mon oncle et mon père, une femme sert à s'occuper de la maison et faire des mômes, elle n'a pas à intervenir dans les affaires. Je crois que mon oncle considère que ma passion pour Nina m'empêche de faire mon devoir, en toute cas c'était le cas dans le Bronx. Mais ici, je n'ai donné aucune raison qu'il continue à le penser. J'ai même mis les bouchées doubles pour "gagner" tout le temps que je passe avec Nina. Moi je crois que ça va se tasser, mon oncle ne peut pas être aussi obtus que Nina veut le bien le croire.

Je reprends une clope en même temps que Nina et je hoche la tête. "ça tu pouvais pas te gourer sur les origines slaves ! Moi j'avais parié que tu étais polonaise. Est-ce que tu l'as rencontrée. Ta mère ?" Heureusement, je ne percute pas sur l'âge, je crois que je m'étoufferais sinon ! J'évite déjà de penser que le fils de Nell - dont je suis le géniteur - a seulement un an d'écart avec Nina...

Je hausse les épaules dans un sourire. Croate, polonaise, même russe, au final ça ne change pas grand chose pour moi. Dans tous les cas ma génitrice vient d'un autre continent, et je ne sais toujours pas ce qu'elle faisait en Amérique puisqu'elle n'y vit plus aujourd'hui. Je secoue la tête à sa question en tirant une nouvelle latte de ma cigarette. Non, je me suis renseignée sur elle, mais je ne l'ai pas rencontrée... Elle est retournée vivre en Croatie. Je fouille progressivement, toujours perturbée par ce que je découvre et je n'ai jamais eu la force de tout me prendre dans la gueule d'un seul coup. Je crois pas qu'elle ait envie de me voir débarquer dans sa vie. Elle est mariée maintenant. Elle a deux mômes. La plus âgée vingt ans, elle l'a donc quand même eue assez jeune... Ça remue trop de trucs douloureux dans mon bide. Je finis par hausser les épaules en prétextant que ça ne m'atteint pas alors que c'est tout le contraire. Finis ta clope tranquille, je vais mettre la table.

Je regagne l'intérieur de l'appartement et le choc thermique est assez rude, je dois l'admettre ! Je grommelle, retire de nouveau mes pompes avant de passer aux toilettes. Je récupère aussi ma trousse de toilette dans ma valise, pour la reposer dans la salle de bain, prendre mon éternel bonbon pour dormir, et je retourne dans le salon. pour mettre la table. Il faudra que je vide ma valise et que je range mes affaires...

"C'est pas très loin la Croatie..." En tout cas carrément moins loin d'ici que de NY.  Je n'insiste pas, je connais assez Nina pour savoir qu'au fond ça ces découvertes la bouleversent et je la comprends aussi pour savoir qu'elle doit d'abord digérer pour voir si elle veut en savoir plus ou pas - en tout cas moi je fonctionne ainsi. Je termine ma clope avant de rentrer à mon tour et d'aller vérifier que ça ne crame pas, heureusement que j'avais mis à feu très doux ! Je remets une buche dans la cheminée allumée avant l'arrivée de Nina et on peut passer à table. Je n'ai pas vraiment faim mais je sais déjà que si je ne mange pas, elle ne le fera pas non plus alors je me sers raisonnablement du sauté de veau au paprika aux légumes et du riz - un plat très simple. "J'ai acheté un stère de bois, je l'ai stocké à moitié sur l'espèce d'avancée en béton du toit - je ne sais pas si tu as vu - et à moitié dans le garage. Je ne peux pas en prendre plus à la fois on aurait pas la place mais on en rachètera quand on aura épuisé celui-ci.."

Je m'efforce de manger, avalant une cuillerée après l'autre, machinalement. C'est chaud et épicé, et finalement la faim se rappelle à moi au bout de quelques bouchées. "Demain, qu'est-ce que tu veux faire ? On a deux jours, on peut bouger si tu veux..." Je sors mon smartphone pour vérifier la méto "15° risque d'averses. Est-ce que tu as tout ce qu'il te faut pour survivre au froid bosnien ?"

Je lui suis reconnaissante de ne pas insister pour que je la rencontre. Je ne suis pas encore prête pour ça et je ne suis pas sûre que je le serais un jour. Elle a refait sa vie. Je suis l'élément perturbateur de son passé qu'elle tente à tout prix d'oublier, j'en suis certaine. Ses enfants ignorent sans doute mon existence, son mari aussi... Je ne sais pas pourquoi j'irais remuer la merde.

Je fronce les sourcils parce que je le sens tendu, bien plus que lorsque je suis arrivée et j'imagine qu'il s'est passé quelque chose, que j'ai dû dire un truc... Mais je ne sais pas quoi. Je hoche distraitement la tête à la mention du bois, je ne sais pas trop combien de temps celui-là nous durera, je ne me préoccupe pas vraiment de ça... Je me contente de dire que j'ai froid et d'attendre qu'il me réchauffe, ça a toujours plus ou moins fonctionné ainsi. Avec le temps j'ai appris moi aussi à me forcer à manger, je ne suis pas encore aussi douée que lui pour l'exercice mais j'avale quelques fourchetées malgré le manque d'appétit dû à l'inquiétude que je ressens. J'ai ramené plein d'affaires chaudes et de pluie aussi, oui... Tu avais quelque chose en tête ?

Nous voir distants me tue, je ne sais pas comment faire. Autrefois, au tout début de notre relation, ça me rendait dingue et en général je basculais dans la brutalité, l'autoritarisme violent. Aujourd'hui, je sais que ce n'est pas la bonne solution - on s'est assez déchiré et j'ai failli la perdre plus d'une fois à cause de ça - et je suis juste désemparé parce que je n'ai visiblement pas encore trouvé une autre solution! Alors je me contente d'être là, présent et de tenter de converser pour montrer que j'essaye d'être proche. Je ne sais même pas si c'est concluant, je n'arrive pas à la décrypter sur ce nouveau mode qui est le notre. Avant elle aurait mangé sur mes genoux et cette simple constatation me fait reposer ma fourchette à moitié de mon assiette.

"Je ne sais pas vraiment. Je n'ai pas d'idée en tête sauf qu'on peut bouger si tu veux. Visiter le coin... S'il ne fait pas trop moche, on peut aller faire du vélo au parc Vrelo Bosne ou aller se promener aux anciennes pistes olympiques de bobsleigh, c'est plutôt sympa comme coin. Ou je sais pas... A deux heures d'ici y a le parc national de Sutjeska ou plus près les grottes de Bijambare, au moins c'est couvert." Je grimace avec un léger geste de dépit. "C'est pas tellement la bonne saison pour le tourisme. Y a plein de trucs à faire mais c'est plutôt en extérieur."

Autrefois c'était toujours moi qui revenait vers lui, qui faisait le premier pas pour tenter de réduire la distance entre nous. Contrairement à tout ce que les psys ont voulu nous faire croire, j'ai toujours aimé ce besoin perpétuel de contact entre lui et moi, cette relation fusionnelle, passionnelle qu'on avait. Et je n'aspire qu'à la retrouver depuis le jour où il est parti. Mais c'est justement là que le bât blesse. Il est parti. Je ne peux plus aller vers lui, me montrer câline, me montrer vulnérable, le réclamer. Je ne peux plus faire le premier pas, j'ai déjà du mal à seulement le laisser faire. Pour l'instant je me demande sans cesse si je ne suis pas en train de faire la plus grosse erreur de ma vie. Parce qu'il ne m'a rien prouvé, parce que même ses excuses murmurées une fois du bout des lèvres m'ont à peine atteint. Je ne sais pas ce qu'il a à m'offrir aujourd'hui de plus qu'autrefois, je ne sais pas pourquoi je devrais le croire quand un an plus tôt ça ne lui suffisait pas. Je ne lui fais plus confiance, il ne m'a toujours donné aucune raison d'avoir confiance en lui. Je lui en veux trop, pour trop de choses dont on ne peut pas parler, et il n'a rien fait pour se racheter auprès de moi... A part peut-être déménager, mais c'est une bien piètre preuve à mes yeux. Je ne peux rien faire d'autre que souffrir en silence parce que c'est à lui de trouver les solutions cette fois, et je doute que seul le temps suffise à nous réparer.

Je l'écoute énumérer ces activités qui ne me font pas vraiment envie, à cause du contexte, de l'ambiance, des conversations de la semaine passées qui tournoient dans mon esprit. Je pose moi aussi ma fourchette, finis par hausser les épaules. Les grottes, ça me dit bien... C'est loin ? Je ne me sens pas vraiment d'attaque pour deux heures de bagnole après le vol que je viens de faire.

J'ai peur qu'elle refuse, qu'elle trouve un prétexte, son associé qui est ici et qu'elle ne veut pas délaisser, ses filles, son boulot, ou juste qu'elle est fatiguée, n'a pas envie, autant de raisons valables de me garder à distance. Je suis presque surpris quand elle accepte, qu'elle choisit une balade dans les grottes. Mon visage s'éclaire, perd un peu de sa morosité. "ah, ok... On ira dans l'après-midi, je pense que tu vas vouloir dormir et faire la grass' mat'. Je t'ai acheté de la mélatonine pour le jet lag. Je l'ai mise dans la chambre, sur ta table de chevet."

Je me lève pour nourrir Tigar qui vient miauler et je débarrasse mon assiette, remettant ce que je n'ai pas mangé dans une boite qui va au frigo. Quand Nina a fini, je fais la vaisselle et je range avec ce besoin de m'occuper constamment. Je vais fumer une dernière clope tandis que Tigar décide d'aller explorer Sarajevo by Night après avoir avalé ses croquettes. "Je vais prendre une douche et me coucher, je suis hs" C'est ce que je fais, expédiant la douche en quelques minutes. Je rejoins Nina dans la chambre une fois que je suis propre. Je me coule dans le lit, et naturellement je viens chercher le contact et la chaleur de Nina. Il m'est impossible de rester loin. Je l'enlace avec précaution comme une porcelaine fragile, mais c'est surtout la crainte qui retient mes gestes. Timidement, je murmure contre sa peau, mon souffle chatouillant son cou "Je suis content que tu sois là srce."

Mon regard se plisse de surprise, je trouve ça assez dingue qu'il ne pense pas à m'écrire quand je ne suis pas là mais qu'il pense à acheter de quoi m'endormir pour que je ne souffre pas du décalage horaire. Je ne lui dis pas que j'ai déjà pris de la kétamine et que ça devrait m'aider, il le sait bien, je n'ai jamais caché les pilules, je ne cherche pas à les montrer particulièrement mais je ne dissimule pas pour autant et à mon avis il est au courant. Oh, merci. Je ne sais pas bien ce qui fait que soudain le repas est terminé, mais il se lève sans avoir fini son assiette et commence à débarrasser. J'ai l'impression d'être revenue un an et demi en arrière, quand on se battait froid et que la distance s'installait entre nous, douloureuse. Mais je n'ai plus la force de me battre pour lui, pour nous, comme je l'avais un an auparavant.

J'acquiesce, ravalant ma déception parce qu'il ne tente même pas de me convaincre de prendre une douche avec lui. Il est probable que j'aurais essayé de refuser, mais même ! Pour ma part je suis K.O., alors je me doucherais demain matin, de toute façon j'ai déjà enfilé ma nuisette alors... Pendant qu'il se douche, je range quelques affaires pour éviter qu'elles ne traînent trop longtemps dans la valise, et je vais me couler dans le lit. Je ne suis pas fatiguée, à New-York il est encore tôt, alors je prends quand même les cachets qu'il a achetés pour moi. Je trouve nos relations tellement étranges ce soir que je suis sincèrement surprise qu'il vienne me prendre dans ses bras et je sursaute presque à son contact. Je ferme les yeux, le laisse m'envelopper. Vraiment...? Parce que je n'en ai pas l'impression, je crois.

Sa question me prend au dépourvu, je ne m'attendais pas à ce qu'elle la remette en question et c'est l'effet que me fait son vraiment. Je me crispe sensiblement, blessé sans le dire mais mon corps parle bien trop pour moi. Je me force à laisser couler une nouvelle fois puisqu'il faut bien que je me dise que ce sera mon quotidien, qu'elle doute de moi pour tout et à chaque instant. Pourtant, je ne lui ai jamais sciemment menti, ni prétendu que j'allais bien quand ce n'était pas le cas - je pense notamment après l'avortement. Paradoxalement, j'ai aussi besoin dans ces moments où - dans son attitude - je sens qu'elle remet en cause sa décision de me redonner une chance, de m'éloigner un instant pour reprendre mon souffle et me protéger. La douche me laisse ce répit, ce moment de quiétude nécessaire pour ne pas péter un plomb.

On dit que le temps répare, je ne sais pas si c'est vrai mais je suis cet adage à défaut d'une lumineuse idée. Je prends sur moi et je réponds patiemment d'une voix vibrante "oui vraiment". Du bout des doigts je chipote ses cheveux courts à présent, je caresse son cou avant de m'attarder sur sa mâchoire et puis l'ovale de son visage. Dans la pénombre de la chambre, je ne vois pas ses expressions. Peut-être est-ce plus facile ainsi que de lire la déception permanente, la tristesse et toutes ces émotions dans son regard qui font un écho sourd à ma culpabilité. Dans le noir je peux presque croire qu'elle ne m'en veut pas et je laisse les bouffées d'amour douloureuses faire battre mon cœur plus vite, faire mourir des soupirs réprimés sur mes lèvres. Je la berce de mes caresses amoureuses, de cet amour impossible à éteindre, impossible à tuer, qui s'est entêté malgré moi, malgré la distance physique que j'ai pu mettre. Je la cajole tout doucement, comme un souffle pour ne pas être importun alors qu'elle doit être épuisée du voyage. J'ai juste besoin de m'assurer qu'elle est près de moi et que j'ai le droit de veiller sur elle comme avant, de la vénérer en silence.

Je ne sais pas ce que j'attends de lui, ce que j'espère, ce qu'il pourrait dire ou faire pour alléger le poids qui m'oppresse constamment. Peut-être que j'ai besoin d'en parler au lieu de faire l'autruche comme on le fait toujours, mais j'ai peur que rien de bon ne sorte d'une discussion. Et puis j'ai honte de l'admettre, mais il y a aussi une partie de moi qui n'ose plus se confier à lui. Il est parti parce que c'était trop dur, parce qu'on allait trop mal, qu'il ne pouvait plus m'aider... C'est lui qui m'a demandé une nouvelle chance et pourtant j'ai cette peur constante qu'il me jette à nouveau si les choses deviennent trop compliquées, si je ne lui facilite pas la tâche. Et j'ai beau lui en vouloir, être en colère et encore malheureuse, je ne veux pas qu'il s'en aille. Surtout pas. Mais la nostalgie me ronge et je souffre de ne pas retrouver pleinement notre relation d'autrefois. Est-on censés en faire le deuil pour construire autre chose ? Je n'arrive pas à me résigner, je voudrais reprendre les choses où il les a laissées.

Je tremble sous ses caresses, la pénombre brisant mes défenses parce que comme il le pense si justement, je sais qu'il ne peut pas lire mes états d'âme sur mes traits. Peut-être peut-il le faire grâce aux réactions de mon corps qui se crispé contre le sien, mes mains qui se posent d'un geste hésitant sur ses flancs, mon souffle qui se suspend quelques secondes alors que j'essaie de contrôler les bouffées d'émotions douloureuses qui m'assaillent. Je finis par souffler du bout des lèvres, sans doute aidée par la promiscuité retrouvée (c'est quand même fou qu'il nous faille être dans un pieu pour nous ouvrir l'un à l'autre !) : Tu me manques Slavenko... Je ne sais pas quoi faire pour l'atteindre, ou plutôt comment le laisser m'atteindre. Je sais qu'il est épuisé, qu'il préfère toujours ne pas parler mais il doit bien se souvenir que ça n'a jamais été mon cas ! Je ne veux pas te perdre encore... C'est le meilleur acte de faiblesse que je puisse faire.

Je pensais qu'elle s'endormirait vaincue par le voyage, la fatigue, la kétamine mais elle se crispe sous mes caresses qui se font aussitôt plus aériennes comme pour me faire pardonner de la déranger. Ses mains se posent avec hésitation sur ma peau et j'en frémis de plaisir, le cœur débordant de trop d'amour qui ne sait pas s'exprimer. Et puis elle me confie ses craintes et mon cœur se serre, la boule de stress dans mon ventre se fait plus présente, le poids sur mes épaules plus lourd. J'enveloppe son visage d'une caresse douce, rassurante. "Mais je suis là srce. Je suis là, pourquoi je te manque ? " Je ne comprends pas ce sentiment, comment on peut se manquer en étant si proche, comment annihiler la distance. "Je ne pars plus, mais toi ?" Je suis très confus dans mes paroles, même moi je m'en rends compte. Je soupire en roulant sur le dos. "Viens sur moi srce. s'il te plait."

Je m'offre en coussin à Nina et quand elle est installée, mes bras refermés sur elle, mes mains enveloppantes, caressantes, j'essaye de trouver les mots et s'ils sont hésitants au début, ils finissent par couler. "Moi aussi j'ai peur de te perdre, pas parce que je partirais cette fois, j'ai fait la connerie une fois, je ne vais pas recommencer, mais parce que toi ça t'irait pas. J'ai peur que tu ne te plaises pas ici, que ce ne soit pas suffisant, que ce soit trop douloureux de m'en vouloir, de me redonner une chance. Et puis j'ai envie que tu t'assoies sur mes genoux pour manger, ou que tu te jettes à mon cou en manquant de me renverser, je veux pouvoir prendre toutes mes douches avec toi, je veux m'occuper de toi, te faire à manger, aller me promener avec toi te porter si tu es fatiguée, accéder à peau tout le temps sans devoir me battre contre tes fringues." Je souris dans la pénombre avant de soupirer et poursuivre. " Mais je sais plus comment faire, si j'ai le droit ou pas. J'ai l'impression de te déranger ou que je vais te déranger si je suis trop "collant". Je ne veux pas t'ennuyer avec mes élans. Je veux que tu te plaises ici, avec moi. J'ai besoin de toi srce, je veux que tu sois à moi mais surtout je voudrais que tu sois heureuse.  Qu'est-ce que tu veux Nina, qu'est-ce que tu veux de moi ? " Ça a toujours été mon but, jusqu'au moment où j'ai réalisé ne pas  âtre celui qui pouvait la rendre heureuse. Difficile de dire si c'était la réalité ou le fruit de mon esprit abimé, de toute façon la question d'importance c'est si aujourd'hui j'en suis capable.

Entre la kétamine et la mélatonine, je dois lutter contre le sommeil... Malheureusement pour moi, j'ai aussi avec le temps développé une certaine tolérance à ce genre de cachets, forcément à force d'en abuser... Et j'ai envie de dormir, mais mes yeux ne se ferment pas encore seuls. J'ai trop d'angoisse, de questions, de doutes en moi. Je fronce les sourcils, réprime un tremblement au contact de ses doigts sur ma joue. J'ai l'impression que t'es pas vraiment là... Il voit bien ce que je veux dire, j'en suis certaine, il y a ce gouffre entre nous qu'on ne parvient pas à franchir, cette impression douloureuse d'être à des années lumières l'un de l'autre. Peut-être parce qu'on est seulement à quatorze mois l'un de l'autre.

​En fronçant le nez, je me hisse pourtant sur lui, je ne peux pas dire que je le trouve distant et refuser lorsqu'il m'appelle à lui. Je m'allonge, la joue posée contre son torse où j'écoute les battements de son cœur en frémissant de retrouver la chaleur de ses bras. Je suis triste qu'on ne parvienne à être proches que dans le secret de nos draps. Les mots coulent à flots sans que je m'y attende, parler autant ne lui ressemble pas et je suis d'abord un peu déboussolée avant de murmurer : Mais moi aussi c'est ce que je veux, c'est ce que j'ai toujours voulu... Mais j'y arrive pas... Parce que c'est ce que je faisais avant et tu es parti... Je crois qu'il ne réalise pas bien à quel point j'ai dû tout remettre en question, à quel point je me suis torturée en me demandant ce que j'avais mal fait, à quel moment je m'étais trompée. Le comportement que j'avais autrefois me semble interdit aujourd'hui puisque c'est ce qui l'a fait partir. Je voudrais juste te croire, avoir confiance en toi... Je voudrais te retrouver mais j'ai peur de tout, constamment. J'ai peur que tu partes, que ta famille me rejette, que tu me mentes, j'ai peur de passer après tout le reste... T'as raison, c'est douloureux de t'en vouloir, c'est trop douloureux et je voudrais que ça cesse, je te jure mais je ne sais pas comment faire pour te faire confiance à nouveau.

Je ne nie pas son reproche, je suis là bien sur mais différemment d'avant parce que je n'ose pas quand avant je prenais sans me poser de question. La culpabilité me pèse comme un poids mort devant la tristesse persistance de Nina, ses blessures encore vives. Tant que je n'y étais pas confronté je pouvais gentiment me mentir, me dire qu'elle était heureuse, qu'elle avait refait sa vie, qu'elle avait un môme comme elle le désirait, un chien, trois chats et deux canaris, une maison en banlieue, un mec travaillant dans l'informatique, une maison en bord de mer ou que sais-je encore. "C'est parce que j'ai peur de t'ennuyer, de ... je sais pas ... de te faire encore plus de peine, ou de te fâcher. Que tu t'en ailles. " Qu'elle me rende la pareille parce que c'est bien ce que je mérite, qu'elle me fasse souffrir comme je l'ai fait souffrir.

La confiance, le mot est lâché et je ne sais vraiment pas comment faire mieux pour la regagner, pour qu'elle n'est plus peur - ou moins peur ça serait déjà bien - des élans que nous avons l'un envers l'autre. Les réprimer me fait mal, son hésitation entraine ma distance et vice et versa. Je chipote ses cheveux, j'enroule mes doigts dedans, je glisse sur sa nuque offerte maintenant qu'elle a coupé ses longs cheveux. "Je ne sais pas comment te redonner confiance srce... J'essaye. Je te mens pas, jamais." Je m'arrête de parler avant de réaliser avec une moue "de toute façon même si je te dis que je t'aime, que je veux concilier nous et ma vie ici, que je vais pas partir, comme t'as pas confiance, tu ne vas pas me croire." Je hausse les épaules légèrement, fataliste comme je peux l'être. J'esquisse un demi-sourire en tentant une plaisanterie d'humour noir et corrosif "Est-ce que j'ai une chance que ça entre dans ton crâne têtu de croate si je le répète cinquante fois par jour? Tu sais bien que si je suis parti c'est pas à cause du fait que tu mangeais sur mes genoux. "

Je soupire brusquement et je m'assombris, mes mains sur elle plus lourdes, plus possessives, pleines de désirs et d'envies réprimés (et je ne parle pas que de sexe mais bien d'une situation générale) "Ah Nina, je veux avoir le droit de dire que t'es à moi et de dire que je suis jaloux de ce Dimitri ou que tu me manques quand t'es à NY et que je déteste tes leggings. Je te veux. Ja zelim te, ja zelim te. "

Et comme toujours, ça a exactement l'effet inverse. Tout a toujours fonctionné ainsi entre nous. Chaque fois qu'on s'est disputés, il se tenait sagement à distance parce qu'il avait peur d'aller au conflit en entamant la discussion, mais son incapacité à crever l'abcès me mettait plus en colère encore. J'ai toujours pris ça un peu comme... Comme un manque d'attention je crois et ça me fait bien plus mal que ses colères. Je me fâcherais. Tu le sais. Je me mettrais forcément en colère, comme le jour où je me suis coupé les cheveux ou quand on a visité la citadelle... Je fais de mon mieux, je te jure que c'est vrai, mais parfois au détour d'un mot, d'un geste, d'un souvenir mal placé la colère revient et brouille mon jugement. Je soupire, triste de cet état de fait parce que moi aussi je voudrais que ça passe, vous n'imaginez pas à quel point c'est douloureux, épuisant d'être ainsi en colère contre l'homme que j'aime plus que ma vie. Mais ça ne veut pas dire que je vais partir... Alors que ça, cette distance entre nous... C'est pire que tout. Parce que j'ai l'impression de ne pas pouvoir le retrouver.

Je me serre un peu plus fort contre lui, hume son odeur, profite de cet instant d'accalmie parce que même si on parle de sujets qui fâchent, on est l'un contre l'autre et c'est tout ce dont j'ai besoin. Je grignote sa clavicule de baisers avant de soupirer : Je sais bien... J'ai pas dit que mes peurs étaient rationnelles... Il n'est pas parti parce que je mangeais sur ses genoux mais à cause d'un tout et j'ai forcément peur que ce tout ce soit mon caractère, mon attitude envers lui, profondément ancrés. Je m'en fiche que ça t'agace, que ce soit difficile. J'ai besoin de l'entendre cinquante fois par jour. Qu'importe si c'est un caprice à ses yeux, c'est comme ça. Mais j'ai besoin... Je sais que ça ne veut pas dire grand chose mais j'ai besoin de preuves plus que de promesses Slavo... L'ennui c'est que je n'ai pas de liste (comment est-ce possible ?!) de choses qu'il pourrait faire pour me prouver que je peux avoir confiance en lui. Je ne sais pas quoi lui dire, je n'ai pas la recette magique.

Je relève le nez à son exclamation dramatique, pose ma main sur sa joue en cherchant difficilement son regard dans l'obscurité. Et j'ai besoin que tu le fasses. J'ai besoin que tu me réclames, Slavenko, que tu me revendiques, que... Que tu te battes pour moi, pour nous. Peu importe que t'aies l'impression de pas en avoir le droit, j'arriverais jamais à venir vers toi si tu marches sur des œufs comme ça. C'est pas assez de dire que je suis à toi, j'ai besoin que tu me le montres, de sentir que c'est vrai.

Je ne comprends vraiment pas ce choix du conflit quand à chaque fois nos affrontements tournent aux drames. Je suis quand même capable de lui retourner une baffe ou de lui dire des choses furieusement blessantes si elle m'accule. Je peux rester prudemment en retrait, mais je ne sais pas tendre l'autre joue ! Si elle m'engueule avec colère, je vais forcément partir en vrille. J'ai vraiment peur de ça.

"Non, non je n'ai jamais dit que ça m'agaçait ou que c'est difficile, j'ai juste le sentiment que c'est inutile. Parce que tu ne me crois quand même pas. Mais si tu me dis que tu en as besoin, que c'est pas...vain, ça me suffit, je te le dirais mille fois zlato ! Parce que c'est vrai. Je ne vais nulle part et je te veux avec moi." Je veux qu'on essaye ici ensemble puisqu'à NY je n'ai réussi. Bien sur je n'ai pas toutes les réponses, qu'est-ce qui se passerait si elle voulait rentrer à NY par exemple, si elle me demandait de partir avec elle. Il y a des questions qui me terrifient encore et auxquelles je n'ose même pas penser.

Je frotte ma joue contre sa main, bougonne vaguement en fronçant les sourcils devant la tâche qui m'attend. "Ce n'est pas si facile Nina. Tu sais que j'ai du mal à dire ce qu'il faut, à faire ce qu'il faut, je sais c'est pas une excuse et j'essaye vraiment. Mais je ne l'ai pas fait pendant quatorze mois, je suis un peu rouillé, hein, et je n'aime pas quand tu te fâches même si t'as toutes les raisons du monde pour ça." Je me hisse, pour embrasser le haut de son crâne. "Je vais faire plus d'efforts, je te promets zlato moje. Ti si moj andjeo, moja ljubavi."

Je hausse légèrement les épaules, presque désolée de mes propres réactions contre lesquelles je ne peux de toute façon pas grand chose. Si tu ne le dis jamais, je ne risque pas de finir par le croire. C'est au moins une certitude. Peut-être qu'avec le temps, ses mots me feront moins mal, ses promesses ne feront plus gronder la rancoeur dans mon ventre comme c'est le cas aujourd'hui. Mais je sais qu'il y aura toujours de la colère en moi, parce que j'ai tout sacrifié pour lui, depuis le premier jour. J'ai accepté son boulot, j'ai accepté l'avortement, et aujourd'hui puisqu'il a préféré les Tigrovi à moi j'ai accepté de quitter tout ce que j'avais encore pour le suivre. J'ai tout abandonné pour lui, et c'était une chose que je faisais sans même y penser quand on était dans le Bronx, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas. S'il n'a rien à m'offrir en retour, s'il ne trouve pas un moyen de me prouver que je n'ai pas fait ça pour rien, je sais déjà que ça ne fonctionnera pas. Moi aussi je me demande ce qu'il ferait si je lui disais que ça ne marche pas, si je voulais rentrer à New-York... Je suis convaincue qu'il ne me suivrait pas, et ça me tue. Parce qu'autrefois j'avais cette conviction profondément ancrée que je passais en premier, avant tout le reste, qu'il me défendrait envers et contre tout, qu'il me choisirait toujours, peu importe la situation. Et cette conviction me suffisait, je n'avais pas besoin de lui demander de choisir parce que je savais. Ou plutôt je croyais savoir... Autant dire que je suis tombée de très haut.

Je fronce légèrement les sourcils en répondant, sans agressivité pourtant. Parce que tu crois que ça a été facile pour moi de survivre à ton départ ? Que c'est facile d'accepter de te suivre après tout ça ? Il n'a pas le droit de dire que c'est trop compliqué, qu'il n'y arrive pas, que ça ne va pas assez vite à son goût. Je ne pose pas l'ultimatum à voix haute, mais c'en est un depuis le jour où il m'a demandé de lui donner une seconde chance. Il va falloir qu'il trouve une solution, parce que sinon je ne resterais pas. Je hoche doucement la tête, sans trop y croire encore une fois parce que je n'ai pas l'impression qu'il ait l'envie ou l'énergie d'essayer, ou bien parce qu'il ne l'a pas eue il y a un an et que je ne vois pas pourquoi il l'aurait aujourd'hui. Je crois que ce qui me blesse le plus, c'est qu'il ne se rend pas compte de ce que j'ai pu traverser, en fait il cherche surtout à enterrer le passé je crois, mais je ne peux pas rayer de ma vie et de ma mémoire ces quatorze mois difficiles. Ils sont à inclure dans ce que je suis aujourd'hui. Je ferme les yeux, repose ma joue sur son torse en inspirant longuement. Je voudrais tellement que ça fonctionne...

Est-ce que c'est comme ça que je dois la convaincre ? Par les mots martelés sans cesse même si je n'ai aucun retour. Est-ce que vraiment ça peut marcher ce genre de choses ? Je suis dubitatif sur la question. Je n'y crois pas mais il faudra bien pourtant. Une vague de tristesse me passe dessus, suivi d'une vague de découragement quand elle me fait remarquer que pour elle non plus ce n'est pas facile depuis quatorze mois. Je me tais un long moment après ça parce que c'est exactement ce à quoi je faisais référence. Je n'ai pas le droit de me plaindre ou d'exprimer mon ressenti parce qu'au regard de ce qu'elle a vécu c'est dérisoire et égoïste. Mais si je ne dis rien, alors je lui parais distant. Brusquement, je me dis que je n'aurais jamais le mode d'emploi ! Est-ce que l'amour est pour tout le monde aussi compliqué ou y a que moi qui suis une clinche ?

J'acquiesce avec une note d'amertume dans la voix - bien malgré moi "moi aussi srce, moi aussi..." Je caresse ses cheveux tendrement "dors mon ange, tu dois être épuisée. On verra demain..."

Je suis étrangement triste de la conclusion de cette discussion, et pas certaine que ce soit bon signe. Elle témoigne pourtant de notre envie, à tous les deux, d'essayer d'arranger les choses, mais ce que je retiens surtout c'est qu'il s'agit d'une tâche bien difficile. J'ai peur qu'on n'y parvienne pas. Je suis pétrifiée de trouille à l'idée que ça ne fonctionne pas. J'ai trop besoin de lui pour renoncer, malgré la douleur qui me poigne encore furieusement, j'ai l'impression de vivre pour la première fois depuis presque un an et demi. Je soupire, me laisse glisser à côté de lui parce que je ne pourrais pas dormir dans cette position, et je reviens me blottir contre son flanc. Je t'aime. Je ne le dis pas souvent, ou plutôt je ne le dis plus, mais c'est pourtant toujours aussi vrai. J'imagine que les mots d'amour doivent lui manquer et je m'en veux un peu, mais je me répète que ma présence à ses côtés aujourd'hui prouve bien plus mon amour et mon attachement que toutes les belles paroles du monde.

Je me niche contre lui, l'enveloppe de mes bras, m'enveloppe des siens en enfouissant mon visage contre sa peau. Les yeux clos, je sens la fatigue reprendre ses droits et je souffle juste avant de sombrer : J'ai si mal dormi sans toi...

J'ai un frémissement involontaire à son "je t'aime" Ils sont rares mais à dire vrai, ça ne me dérange pas vraiment. Au début de notre relation aussi ils étaient rares, comme elle le pense, les gestes sont bien plus importants. Si je dois choisir, je préfère quand elle fait un pas physique, un geste tendre dans ma direction qu'un mot d'amour. Un main passée sur ma joue ou dans mes cheveux a bien plus de valeur.

"Je suis là mon ange, dors, je veille sur toi maintenant." Je la berce, parce que moi, je suis incapable de m'endormir. Trop de questions m'agitent, de confusion. Je veux tellement bien faire et l'impression de ne pas y arriver me tue. Mais je veux bien faire, et je me console en me disant qu'à force de persévérance et de bonne volonté, on y arrivera.