Si c'est textotable, s'il vous plaît : ne m'appelez pas. || Legence

Lorsqu’on commence à avoir l’habitude du climat lourd de Sarajevo, et qu’on a conscience de l’existence de certaines zones très sombres de la ville, principalement celles dont les actions se déroulent sous terre, on a tendance à relativiser ; on replace sa petite personne en perspective dans ce monde de requins, et on en revient à sa notion de plancton. Ainsi, certaines journées deviennent calmes ; banales et insipides, même, je dirais. Fort heureusement je suis alors passé maître dans l’art de me satisfaire des petites choses, de pimenter mes journées de petits moments à risques. Mon bureau est fermé, mais ma secrétaire n’attend jamais que je lui dise d’entrer pour le faire.
Je sors ma main de mon froc avec la rapidité de l’éclair, fermant l’onglet de navigation privée correspondant quand Babouchka de son petit surnom pénètre dans mon bureau et me redresse.

« Plaît-il ? » je lui lance, faisant tournoyer un vibro camouflé en stylo plume de basse facture entre mes doigts.

« Quelqu’un veut te voir, Sly. »

« Il n’a pas rendez-vous. » je rétorque ; elle secoue la tête. « Donc il prend rendez-vous et il repasse plus tard. »

« Il vient de la part de Williamson. » Connais pas. « Un certain Pussycat. »

Oh.

« J’arrive. »

Enfin j’arrive ; elle va le chercher et je lisse un costume chamarré de haute couture française avant de me remettre debout pour contourner le bureau pour serrer la main de l’olibrius qui passe ensuite l’encadrement de la porte.

« Un plaisir de vous croiser en cher et en os. » Mdr, pas du tout. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »

La porte se referme ; à clé cette fois-ci.

-À quelqu'un comme vous ? je relève. On va descendre tout de suite de son petit piédestal, Ellroy. À New-York votre sourire de chauve souris c'était quelque chose, ici vous n'êtes pas beaucoup plus que moi.

Je ferme les onglets compromettants sur l'ordinateur, et glisse mon stylo plume qui n'en est pas tout à fait un dans un pot à crayons dont le design abstrait n'évoque pas spécialement quelque chose de classe et de respectueux.

-Je suis ravi de constater ceci dit que vous avez considéré ma missive à sa juste valeur, ce n'est pas tout le monde qui peut se procurer ce que cette petite pétasse vous a transmis. Votre nom commence à circuler dans les quartiers nocturnes alors que vous n'êtes pas ici depuis très longtemps. J'étais curieux de vérifier si vous étiez bien celui que je pensais. Toutefois je ne pensais pas que vous me feriez l'honneur de trimballer votre silhouette jusqu'ici.

Je sors d'un étui métallique une longue et fine cigarette à la saveur largement relevée par un ensemble de produits chimiques létaux sur le long terme, et l'allume d'un coup de briquet habitué.

-Parlons peu parlons bien : vous faites toujours dans le trafic d'œuvres d'art ?

Je laisse échapper un soupir ; ce gamin est méfiant, c'en est terriblement fatiguant. Exactement le souvenir que j'avais de lui, même si New York me semble bien loin dans les nébuleuses de la beuh. Avant que je n'ai pu faire une remarque désobligeante à ce sujet, quelqu'un essaie frénétiquement d'ouvrir la porte de mon bureau en appuyant sur cette pauvre poignée qui a rien demandé à personne.

-Je suis occupé Babouchka, demi-tour ! C'est pour ça que je ferme, pas possible d'être tranquille, j'indique à Ellroy en tirant vers moi un cendrier qui glisse silencieusement sur le verre poli.

Ma secrétaire piaille quelque chose dans un dialecte de cette formidable ville et s'éloigne dans le couloir comme en témoigne le claquement de ses talons.

-C'est agréable de ne pas vous courir après effectivement, je reprends. J'irai droit au but, je ne serai pas celui qui contentera votre soif de risques et d’illégalité, ce n'est pas mon rayon, ou alors un rayon qui ne marche pas vraiment ici.

En atteste la réputation modérée d'Anyway pour le moment. Je cendre ma clope avant de poursuivre.

-Ces fichiers que je vous ai fait parvenir ne sont pas interprétables par quelqu'un qui ne s'y connaît pas, je vois donc que j'ai tapé dans le mille. Anyway a besoin d'un recruteur, de quelqu'un qui attire les gens dans ses filets en leur parlant de jolies choses. Je me charge de ce qu'il se passe ensuite. Vous avez besoin de ce que j'ai par milliers dans mes bases de données, j'ai besoin de vos capacités. Y'a moyen qu'on trouve un arrangement, je pense.

Enfin, ma proposition monte au cerveau du minet qui croit bon de la répéter pour être certain d'avoir bien entendu comme si Anyway pesait lourd dans la balance des commerces de Sarajevo.

-Pour être parfaitement honnête j'étais prêt à sucer pour vous convaincre, mais dans la description que l'on m'a faite de vous, vous étiez plus jeune.

Il n'est pas encore de notoriété publique qu'il faille être particulièrement gamin pour me séduire et d'après ce que j'ai saisi du merveilleux pays qui nous entoure, il vaut sans doute mieux. Je tire une taffe sur ma cigarette pour me rapprocher d'Ellroy, en laissant toutefois entre nous une certaine distance de sécurité propice au raisonnable des affaires.

-Le directeur de cette affaire est une petite chose pleine d'espoir, non dénuée de talent mais qui ne connaît pas grand chose au commercial. En l'occurrence il me fait confiance pour le moment et si je pouvais me délester de certaines responsabilités pour m'occuper de mes affaires ce serait une grande joie.

Je tire sur ma clope avec des airs de propriétaire terrien qui trouvera une solution si celle qu'il étudie en cet instant ne convient pas.

-Vous n'êtes pas obligé de répondre tout de suite, ce n'est pas pressé. Après tout je n'attendais pas retour si vif de votre part.

Même si je l'espérais car j'aime quand les choses vont vite.

« Louable intention. J’espère pour eux qu’ils sont nombreux. »

C’est vrai quoi, quand on a attrapé un bon morceau de viande, l’usage est de le partager avec ses amis et sa famille n’est-ce pas ? Au Texas c’est ainsi que l’on fonctionne et je ne comprends toujours pas pourquoi les formidables mœurs de cet Etat fantastique ne se développent pas plus loin dans le monde.
A l’accord de Legence, je lui désigne la porte d’un souple mouvement du bras.

« A gauche, tout au fond du couloir. Je vous suis. »

Quitte à ne pas coucher avec lui, autant pouvoir mater son cul.
Je me sépare de ma cigarette pour ne pas fumer dans les couloirs et incommoder mon supérieur alors que je viens lui présenter un élément tout en or et en muscles – j’exagère à peine. Je passe devant la véritable montagne de muscles sorties des usines Lindt sans lui accorder un regard, et accompagne ce cher Ellroy jusqu’au bureau convoité.

« Ils sont deux et se relaient. C’est le plus jeune qui est là aujourd’hui. Nous ne devrions pas avoir trop de mal à le convaincre. »

Je frappe à la porte et pénètre avant Ellroy dans le bureau tapissé de tableaux design et meublé de sculptures abstraites qui semblent créer des rangées de gardes jusqu’au bureau de mon supérieur. Seules les boucles brunes – un régal à malmener au lit – de Léon Pendergast rappellent qu’il n’a même pas un quart de siècle. En revanche la manière dont il se tient et le costume dans lequel sa silhouette est sculptée montrent qu’il est là pour une bonne raison, même s’il tient plus son attitude de ses oncles que de sa stupide mère si vous voulez mon avis.

« Qu’est-ce que je peux faire pour toi Sly ? » demande-t-il dans un léger mouvement de hanches qui signifie quand on s’y connaît, l’inconfort froid suppléant une nuit torride.

« Je t’ai trouvé ton recruteur, je crois. Tu vas adorer. »