Behind every angry women is a man that has no idea what he did wrong / Legdre

L’un des superpouvoirs de Deirdre consistait regarder dans le vide en pensant à Dieu sait quoi, hermétique au monde qui l’entourait, et de répondre quand on s’assurait finalement de son attention qu’elle n’avait fichtre rien écouté de ce qui avait été dit depuis le début.

Si le doute persistait encore : Deirdre n’en avait rien à carrer des jérémiades distraites de son comparse. Elle planait dans un autre monde depuis le départ d’Aidan et songeait sérieusement à troquer la pipe qui pendait joliment au coin de sa lèvre dans une courbe polie en point d’interrogation hispanique, pour un joint très fort dont la fumée opaque comblerait dans sa poitrine le vide laissé par l’absence de l’Américaine. Traîner 50 % du temps avec un acolyte dont elle rêvait du cul mais qui n’avait d’intérêt que pour la bite ne facilitait pas la tambouille.

Ce que son oreille écouta beaucoup plus attentivement en revanche, c’était le ronronnement d’un moteur V10 à quarante soupapes dont le grain évoquait l’essence et le bruit des pneus sur l’asphalte quelques mille quatre-cents kilos à vide. Elle n’eut même pas besoin de descendre de la table sur laquelle elle était assise afin d’aller voir la gueule de l’engin, pour comprendre de quel type de bagnole il s’agissait.

« Est-ce que tu as vraiment laissé un de tes bouledogues prendre le volant d’une Gallardo même pour la descendre d’un putain de camion ou est-ce que tu attends la venue d’un abruti qui essaie de la démarrer en seconde ? »

La spontanéité de la réponse de Legence couplée à une réponse parfaitement impromptue de la part d’un gars qui avait déjà reçu sur la gueule en sa présence des nuées de sang et de poussière – et en son absence des nuées d’autre chose, sans doute – faillit faire rire Deirdre. Mais elle n’était pas en condition pour ce genre de réaction émotionnelle très intime, aussi se contenta-t-elle de fixer son comparse, semblant s’attendre à ce qu’il dise – nan, j’déconne.

« Sac à puces. » soupira-t-elle en descendant cette fois-ci de la table.

Elle attrapa son flingue qu’elle glissa dans le holster d’épaule qui se plaquait contre sa peau nue, tombant juste en dessous du tissu de sa brassière, et rabattit sa lourde veste de moto de cuir par dessus tandis que Legence râlait sur l’embrayage. Elle s’apprêtait à aller vers la porte quand Legence lui demanda d’aller chercher la caisse.
Attends, quoi ?

« Depuis quand j’ai le droit de conduire ta bagnole ? C’est au cas où y’ait une bombe dans le moteur ou c’est... » Elle s’arrêta, un doigt en l’air, comprenant. « Ah oui, il pleut, c’est ça. Ok. »

Sans demander son reste, elle s’échappa de la planque de Legence, chat aussi sauvage mais plus Palico que Fantominus, et se retrouva dehors effectivement sous une pluie battante à remonter la rue au bout de laquelle une Lamgorghini de l’exact modèle qu’elle avait identifié venait de s’échapper du ventre d’un putain de kamtar.

« OH HANZ MOLLO SUR L’EMBRAYAGE ! »

Pour Dei les nazi s’appelaient tous Hanz, et même s’ils faisaient la plupart du temps deux fois sa taille et trois fois son poids, ne lui faisaient pas peur.

« Jamais alors ; personne d’autre que moi aura les couilles de te tirer une balle dans la tête. »

Deirdre rangea soigneusement dans sa poche mentale la cape de possessivité qu’elle portait sur elle pour toutes ses relations du monde, et prit place à côté des 120kg de viande allemande – pas folle au point de les virer elle-même, pas déconner - sans prendre le temps d’attacher sa ceinture. L’odeur du cuir neuf traité à mort lui monta horriblement au nez dès qu’elle posa son cul sur le siège, et elle fronça les narines.

« C’toi qu’est pas fiable trouduc’, toutes les caisses du monde » elle passa la vitesse de la main gauche avec une facilité détestable « démarrent en première quand c’est pas des pétasses automatiques. File moi ce volant. »

Elle attrapa le bois cerclé d’or qui devait au moins avoir été vernis à la cyprine italienne et ordonna à Hanz-le-brun de caresser l’accélérateur comme si c’était sa queue ; les cinq cents chevaux du monstre ronflèrent un peu trop vite, faisant sauter deux vitesses à Dei avec une excuse et donc dépasser la planque. Resta à l’Irlandaise à passer la marche arrière et à faire tourbillonner le volant entre ses doigts pour rentrer à sa place le barreau de quatre mètres trente avec la propreté d’une gorge profonde. La tonne et demie fut projetée en avant quand Hanz relâcha l’embrayage et fit donc caler la bestiole et Deirdre fut projetée contre le tableau de bord.

« Sors de là avant que j’te crève abruti de schleuh. » pesta-t-elle en récupérant les clés et sortant.

« LEEEG AMENE TON CUL ! » Elle tendit l’oreille et fit finalement irruption dans la pièce. « Ranafout’ qu’il pleuve dans quel monde tu achètes des caisses BRIDÉES ?! »

Quel était l’intérêt d’acheter une berline à 8000 tours au compteur si c’était pas pour, justement, la pousser à 8000 tours ? Elle grimpa avec sa discrétion habituelle sur la table à laquelle était installée Legence pour passer sa tête au dessus du journal.

« Si tu me refais conduire une voiture bridée je te débride la gueule. »

Elle lui tendit une clé pendue à son petit doigt, avec une ridicule breloque luxueuse pendant dans le vide.

« J’ai pas des idées très arrêtées j’estime qu’on achète pas une voiture à 150 000$ pour rouler à cinquante à l’heure parce que le moteur est bridé à partir de la 4e vitesse. »

Ce doit être au dessus de ses considérations pragmatiques, et donc rentrer parfaitement dans le domaine de Legence ce qui tombait ma foi franchement bien puisque c’était lui qui vendait la fameuse voiture et pas elle. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

« Si t’es bridé de la queue. »

Sinon il coucherait avec elle ; ah !
Elle se laissa délester du fardeau de la clé de voiture de pétasse et redescendit de la table. Elle profita de son moment de liberté pour rallumer sa pipe et tirer dessus jusqu’à ce que son employeur décide qu’il était temps d’assumer le quart d’heure américain. Quand il tira un de ses sourires agaçant en guise de signe de ponctuation à sa question, Deirdre tourna les talons pour sortir.

« J’conduis pas ça de toute façon. »

Deirdre se déposa comme une petite boule de plumes sur le siège passager, encore une fois sans s’attacher (ni au siège ni à la voiture, laisse tomber) ; elle l’aurait fait si Legence avait pu pousser la bestiole aussi rapidement – et mal, elle le maintenait – qu’il le faisait d’habitude.

« De les récupérer ou de les vendre ? » Comme elle savait qu’il était partisant du why don’t we do both, elle glissa un regard par en dessous, ce qui n’était pas bien dur compte tenu de leur différence de taille, à son comparse de toujours – pour les conneries en tout cas. « Ca va te coûter plus cher je trafique plus des armes depuis une éternité. »

Non, c’était Aidan qui faisait ça.
Fuh.
Deirdre n’eut toutefois pas le temps de chialer sur cet état de fait car la boîte de vitesses émit un crissement dégueulasse au passage théorique de la cinquième.

« AH ! Tu vois que c’est chiant, putain ! » Elle tapota le tableau de bord. « Oui je sais titine c’est chiant, je suis désolée pour toi. »

Comme un organe trop plein de tension relié à Dei même, la carlingue s’éventra de l’intérieur. Les flammes léchèrent bientôt les nuages jusqu’à la chute de quelques gouttes de pluie, les plus chiantes, celles qui mouillent sans trop mouiller. Inexplicablement, la transporteuse trouva dans cette violence gratuite et stupide une forme d’apaisement sans nul doute distillé en grande partie par l’adrénaline de la soirée, sans laquelle elle ne savait vivre, apparemment.

« Il faudrait me poser où j’habite en ce moment mais j’ai oublié où c’était. » répondit-elle avec un naturel désarmant, les yeux rivés sur les flammes.

Ses habitudes à troquer la bouffe contre l’alcool, le café et le tabac commençaient à sérieusement entamer ses capacités cognitives, mais maintenant qu’Aidan n’était plus physiquement près d’elle, cette préoccupation descendait dangereusement bas dans le classement vertical de ses priorités.

« J’vais m’promener. » décida-t-elle en se redressant. Elle releva le col de sa veste pour se protéger du vent espiègle qui se levait, rendant la pluie plus froide que jamais et vérifia le nombre de balles restant dans le barillet de son flingue. « Bonne nuit. »