Lonely Hour - Slavina

J'étais à l'appartement plus ou moins à midi parce que vu l'heure, je me suis arrêté chez Flavio pour prendre deux pizzas.. Je suis tellement résigné que je ne m'impatiente même pas du retard de Nina. Il me semble presque normal. Je me suis servi un verre et j'ai mis les pizza dans le four pour les tenir au chaud. Quand Nina rentre, la télé est en marche dans le salon, mais je suis en train de fumer sur le toit. En entendant mon prénom, je jette mon mégot et je rentre dans l'appartement. Je suis surpris de la bouffée de joie qui me saisit à la vue de Nina et je la réprime violemment, préférant rester prudent vu nos derniers échanges. J'ai patiemment érigé une barrière de défense suite à mon appel, simplement pour ne pas devenir fou durant ces jours sans quasiment de nouvelles, pour tenter de ne pas lui en vouloir aussi. "Ouai, je suis là." Quoi dire d'autre ? Je l'examine en l'enveloppant d'un regard, son air fatigué, traits tirés et surtout le même air prudent que le mien sur son visage. En quatre jours, je vais physiquement mieux, les hématomes de mon flanc et mon torse se sont bien résorbés et s'ils restent douloureux au contact, je marche normalement. Se prendre des balles dans le gilet, ça fait mal, mais c'est bien mieux que se les prendre sans !! Je suis resté au repos tout ce temps - enfin j'ai bossé au QG mais pas sur le terrain. Du coup, ça va bien, au moins de ce coté là.

Je ne m'approche pas de Nina, ne cherche pas à l'embrasser. Je n'ai pas du tout envie d'un baiser donné du bout des lèvres ou qu'elle me repousse. Je reste donc entre le hall et le salon où j'ai allumé la cheminée pour casser le froid d'un appartement qui n'a pas été chauffé durant 4 jours. "J'ai ramené de la pizza. Tu as faim ? Comment s'est passé ton voyage ?" Voilà, on va rester sur du factuel, avec un peu de chance comme ça, on s'engueulera pas.

C'est assez incroyable parce que si je devais me décrire, je dirais que je suis une femme assez réaliste, plus habituée aux désillusions qu'aux joies réelles, que je ne crois plus vraiment en grand chose malheureusement... Et pourtant, je réalise que je suis en réalité d'une naïveté affligeante parce que lorsque Slavenko m'apparaît dans le salon, je m'attends à ce qu'il vienne me prendre dans ses bras. On ne s'est pas vus depuis quatre jours, ce n'est pas comme ça que c'est censé se passer ? On devrait se jeter l'un sur l'autre, s'embrasser à perdre le souffle, et entre nous ça a toujours été comme ça ! On se comporte généralement au bout de quelques heures comme si on ne s'était pas vus depuis des semaines. Et cette fois, rien. La déception amère qui me retourne l'estomac est lisible sur mon visage, je suis trop fatiguée pour dissimuler mes émotions. Je ne crois pas l'avoir jamais accueilli comme ça à un retour de mission, pourtant Dieu sait que de nous deux c'est toujours lui qui s'en va et moi qui l'attend. Pourquoi suis-je partie ? Et pourquoi suis-je rentrée ?

Je secoue la tête doucement. Non, pas tellement, merci. On a acheté à bouffer sur la route avec Dimitri, ce que je ne dis pas parce que je pressens que ça pourrait déclencher une éventuelle crise de jalousie et je n'ai pas envie de ça. Contrairement à lui je déteste faire semblant, et par dessus tout je suis incapable de me contenter d'un statut quo fade dans lequel on marche sur des œufs en espérant ne pas tomber sur une mine qui nous explosera à la gueule. Je préfère de loin être fixée. Mais pas encore. Malgré la sensation que j'ai d'être une bombe prête à exploser, je suis prête à lui laisser le bénéfice du doute. Bien. Et toi, comment tu vas ? Je ramène ma valise dans le salon, entreprend de l'ouvrir puisqu'il me semble évident qu'on ne va rien faire d'autre.

Elle n'a pas faim alors je bats en retraite comme elle va dans le salon. Je vais dans la cuisine ouverte où de là, je la vois avec sa valise. Je vais éteindre le four pour éviter que tout crame mais je renonce à manger tout seul, préférant grimper sur un des tabourets pour reprendre mon verre encore à moitié plein. Sa réponse n'incite pas à la discussion, elle ne me parle pas de son trajet, de sa mission ou que sais-je et je me demande même pourquoi elle me renvoie une question. Je réponds de façon aussi ouverte "ça va". Je ne peux pas dire que ça va bien. Ce serait faux. Je ne vais pas mal non plus si ce n'est cette sensation diffuse que tout m'échappe. Enfin tout... Nina. C'est déjà bien assez. Je reste sagement assis, à attendre. Attendre quoi me direz-vous, ah ça, je ne sais pas. Qu'elle me parle ou m'accorde de l'attention. Une nouvelle fois je ne sais pas trop comment agir et de résigné, un bouillonnement de colère tente de refaire surface mais une nouvelle fois je réprime mes émotions. Je suis en colère parce que je l'ai contactée, je l'ai appelée, j'ai essayé de faire un pas vers elle dans ces messages et elle m'a juste écarté comme quelque chose d'indésirable. Durant son voyage, le retour notamment, elle aurait pu m'appeler, ou simplement m'envoyer un sms pour me dire que tout allait bien, qu'elle allait bien. Je me suis inquiété pour elle et j'ai ce sentiment diffus de vengeance qu'elle m'inflige et ça me fout hors de moi alors je verrouille bien solidement. Machinalement, je sors mon paquet de clopes pour en allumer une, fumant dans l'appart' cette fois, on n'est plus à ça prêt.

C'est très paradoxal parce que j'ai la rancune extrêmement tenace sur certaines choses, et pourtant je suis capable de pardonner des choses que bien peu de gens pardonneraient. Outre sa disparition soudaine, j'ai pardonné un millier de choses avant ça, notamment qu'il soit violent, aussi bien en actes qu'en paroles. Je crois avoir fait preuve d'une certaine résilience, plus d'une fois. Et là, pourtant, si j'analyse le moment où mon état d'esprit à complètement basculé, ça tient à presque rien, quelques mots à peine, et le ton qui les accompagnait. Ce "je t'ai dit que je savais pas" balancé avec agacement comme si mes questions l'importunaient, comme si je n'avais pas le droit de demander, de savoir, de vouloir me projeter un peu. Et la suite, bien-sûr, sa façon de se braquer, de quitter le lit parce qu'il était en colère que je m'en aille, et puis de retourner en mission presque aussitôt, sans considération, sans me dire réellement au revoir alors qu'on ne se croiserait plus. Je passe ma vie à l'attendre, à souffrir de son absence, et pourtant il est parvenu à m'en vouloir d'avoir choisi, juste une fois, de faire autre chose qu'attendre son retour. Plus qu'en colère je suis blessée de son égoïsme, blessée de tout ce qu'il fait mais aussi de ce qu'il ne fait pas, ce qu'il ne fait plus... Depuis le divorce. Parce que ça non plus, je n'avais pas le droit. Il peut tout faire, tout infliger, pas moi. L'amertume me bouffe depuis mon départ et non, son bref appel, son message pour me dire que peut-être éventuellement il aurait pu venir à l'aéroport n'y changent rien. Il n'est pas venu. Il n'était pas là, parce qu'il n'a jamais été là.

On n'est pas près d'avancer parce que je n'ai pas non plus l'intention de faire la discussion, j'ai eu ma dose d'agressivité, de rejets. Et il a raison, peut-être que je me venge. Pourquoi est-ce que ce serait toujours moi ? Moi qui lui dit qu'il me manque, moi qui pleure pour qu'on puisse se voir, moi qui supplie pour l'avoir une journée, deux, pour qu'on s'isole enfin, moi qui réclame et moi qui attend, comme si lui n'attendait plus rien de nous. Puisqu'il se contente de ce qu'on a je m'en contenterais aussi, je suis fatiguée de me battre, je n'ai plus l'endurance d'autrefois pour le faire. Je récupère ma trousse de toilette dans ma valise et annonce quand même, sans trop savoir pourquoi d'ailleurs : Je vais prendre une douche.

Je suis crispé, tendu dans l'ambiance électrique qui couve. Toute la rancoeur accumulée entre nous ressurgit. "Ouaip..." Et brusquement, je prends ma décision, je me lève d'un mouvement raide de mon tabouret. D'un ton bref, neutralité contrainte et bouillonnante, je balance abruptement "Bon écoute, tu a l'air fatigué, j'imagine que tu vas dormir après ta douche, pas la peine que je reste là. Je sais même pas pourquoi tu m'as dit que tu rentrais si c'est pour m'ignorer comme ces derniers jours. Enfin j'ai surement mal compris, après tout, tu me demandais pas d'être là. Peut-être qu'à un moment tu auras envie de me voir, si c'est le cas, t'as mon numéro." Elle n'a qu'à me siffler comme un chien, on en est presque là. Je balance mon mégot par la fenêtre et e dirige vers l'entrée, passant près d'elle en carrant les épaules, posture raide par fierté. Je saisis ma veste au porte-manteau.

Je suis en train de me diriger vers le couloir quand il m'arrête d'une tirade à laquelle, vraiment, je ne m'attendais pas. Tout mon être se tend sous la colère qui bouillonne dans mes veines, comme dans les siennes je le sais parfaitement, je ne suis pas aveugle. T'ignorer comme ces derniers jours ? Oui, je répète ses mots pour être sûre d'avoir bien compris, et pour voir s'il réalise ce qu'il vient de dire, accessoirement. C'est le moment où, normalement, j'explose et où on crève l'abcès. Mais pas cette fois. Vraiment pas cette fois. Je suis épuisée de lui courir après, et furieuse qu'il ose prétendre que c'est à moi de l'appeler quand j'aurais envie de le voir alors que c'est la première fois depuis qu'on s'est rencontrés que j'ose partir quelques jours, faire quelque chose pour moi. Il ne supporte pas ce que lui même m'oblige à vivre, ça a toujours été comme ça. Je suis fatiguée de devoir ravaler ma dignité sans cesse, d'étouffer ma fierté en me retrouvant à trembler dans ses bras parce qu'il me manque et que je ne sais pas quand est-ce qu'on se retrouvera, tandis qu'il reste de marbre ou pire, s'emporte contre moi, comme si j'étais fautive ! J'ai envie de hurler, de le frapper, de pleurer aussi pour changer. Au lieu de ça, je désigne la porte. Non, t'as raison, je ne t'ai pas demandé d'être là. C'est mieux si tu t'en vas. Après tout pourquoi serait-il là ? Ce n'est pas comme s'il était la seule raison de ma présence à Sarajevo, ce n'est pas comme si j'avais tout quitté pour vivre avec lui. Pourquoi devrait-il être là ? Je tourne les talons, m'engouffre dans la salle de bain dans laquelle je m'enferme pour ne pas avoir à le voir partir. Encore. Il passe sa vie à partir.