Un McMorning ou j'tire / Sly

Pour la plupart des gens à la fin du boulot succède l’apéro ; pour moi à l’heure de la fin du boulot succède celle des putes. Ca ne rime pas, mais ça remplit tout autant. Et c’est tout aussi plaisant ; j’ai toujours été plus pétard que shooter de toute façon.
Je me drape dans l’écharpe de la nuit bien entamée, tirant derrière-moi, dans un claquement princier, une cape de silence tissée du calme qui s’abat sur les quartiers diurnes de Sarajevo, que je quitte après avoir verrouillé les bureaux d’Anyway. Il me suffit de tourner à l’angle de la rue, et là c’est un nouveau monde, un monde recouvert d’ombre marquée par une aussi franche différence que celle qui gratifie un endroit ombragé en plein soleil d’été. Les enseignes plus ou moins sulfureuses s’illuminent une à une à l’horizon, et l’une d’elle passe le portail de deux gratte-ciels sclérosés, chassée par une armée de loups ténébreux dont les yeux diamantins s’illuminent en myriades dans la nuit qui s’annonce. Je souffle du bout des lèvres sur cette vision, un léger filtre instagram au goût de menthol, avant d’écraser ma cigarette agonisante d’un coup de talon et de la tirer d’un coup franc dans les égouts.

Un carillon suraigu sonne mon arrivée dans le fast-food décrépi ; quand j’en comprends la source c’est tout mon visage qui sourit. Je sens mes rides de cinquantenaire se creuser jusqu’au milieu de mon crâne.

« Reiiiina, carniña ! » je la salue d’un accent mexicain qui fait monter la chaleur du domac de plusieurs degrés, avant de m’avancer à sa hauteur pour claquer un cul quasi inexistant. « Sympa ton tanga. » je qualifie sa jupe. « Tu testes un nouveau truc pour remplir tes bonnets ? Je t’ai déjà dit que les corsets ne faisaient pas remonter sur ta poitrine les bourrelets que tu crées avec tes cochonneries. »

Je maudis déjà la friture qui s’immisce dans les fibres de mon costard français mais ose me rapprocher quand même pour commander de quoi remplir un gouffre que toutes les gorges profondes de cette future nuit ne sauront pas contenter.

Je plisse les yeux en signe de réflexion.

-Hmmm, je crois que d'après toi ma langue n'était pas si mauvaise que ça la dernière fois.

Une paupière se plisse plus que l'autre en un clin d'œil et je rends le bras pour récupérer la boule chaude de papier que la serveuse me fait glisser sur le comptoir dans un frottement mou.

-On en a déjà parlé mon canard : les faciales ne font rien contre la vieillesse inéluctable.

Reina récupère un plateau chargé de victuailles transformées dont elle ne mangera probablement pas la moitié je pense et je me glisse sur la banquette en face d'elle non sans me priver de faire glisser mon regard sur ses magnifiques jambes à la longueur irréelle soulignées par des tissus dont elle seule a le secret.

-Bien entendu, je comptais t'appeler de toute façon.

Je déballe ma propre malbouffe, fais grâce à la serveuse crevée d'une gueulante sur le formage encore froid que seul un français peut faire en matière de gastronomie.

-Tu commences par où ? Pas par le Bosniaque du coin de la rue s'il te plaît. Il est toujours de mauvaise humeur et terriblement homophobe quand il n'est pas à moitié bourré et plein de la nuit passée.

Je lui lance un regard par en dessous, faisant passer sa question pour rhétorique. Si je me mettais à penser avec autre chose que ma bite, ma vie serait bien ennuyeuse. Mais je peux comprendre que quand on a la queue scotchée en arrière quasiment en permanence, on ait appris à réfléchir autrement. C’est un truc que je ne ferai probablement jamais ou du moins pas au quotidien. Des talons et une robe pourquoi pas, par contre je tiens que ce qui se trouve en dessous reste parfaitement intact.

« Eh bien va pour la Maquerelle alors, je te fais confiance. »

Nous aurions été aux Etats-Unis que j’aurais parfaitement su où aller et que j’aurais piaillé en l’entendant parler de filles, car même si ce ne sont pas toujours des « filles », déjà elles prennent des risques, c’est moins intéressant que des mecs en ce qui me concerne. Cependant j’ai très rapidement appris que dans cette ville si tu ne marchais pas de la même manière que tout le monde sur le plan sexuel tu pouvais avoir de super gros ennuis très vite dooonc, je me fais discret. Et dans ce McDo où des milliers de clients brassent de la graisse et de la sauce chaque jour, nous passons donc vaguement pour des gonzes allumés et déguisés.
Je plante les crocs dans mon sandwich mal cuit, le réduis en bouillie consciencieusement pour me tapisser efficacement l’estomac afin que ce dernier reçoive comme il se doit la tonne d’alcool que je vais y déverser ce soir sans scrupules.
On n’a qu’une vie.

« Rien de neuf ? » je demande en lui piquant une frite.

Reina me file occasionnellement des infos sur la mafia dont elle s’est rapprochée notamment en termes d’oeuvres d’art, de blanchiment d’argent et de plans architecturaux. Ces temps-ci cependant elle n’a pas grand-chose d’intéressant à me dire sur le sujet.

« Ah, bah tu vois quand tu veux bibiche. Tu me donnes son nom ou je dois sucer pour ça ? »

Oui, j’ai besoin de toutes les infos sur un plateau, et non, je ne cesserai jamais de penser avec autre chose qu’avec ma queue, même si je sais que ça agace prodigieusement mon interlocutrice. Mâchonnant l’espèce de caoutchouc vaguement comestible qui m’a été vendu pour une somme que je ne pensais pas pouvoir être inférieure à celle des US – par contre bien inférieure à celle de la France ça c’est pas difficile, putain de pays gastronomique de merde – j’attends de voir si la réponse vient, et enfourne dans ma bouche le reste du pain trop mou décongelé mal cuit avec une habitude dont vous aurez deviné la provenance.

Je hausse les épaules avec modestie.

-On pense peut être à la même personne de la même manière qu'on peut parler de deux gars différents. Il y en a quelques uns en ville, et je ne la connais pas encore suffisamment bien. La personne la mieux placée pour disposer de ce genre d'informations c'est toi après tout.

Je suis plus à New York, dans ce petit quartier merdique où tout le monde se connaissait, et où on parlait sans problème de la même personne louche qui vient d'arriver, sans trop de doutes sur son identité qui s'obtenait à dire vrai assez facilement. Ici c'est plus la même tambouille.

-Tu veux dire plus que d'habitude ?

Reina donne toujours l'impression d'être dans la lune, je n'ai jamais vraiment su si c'était parce qu'elle était naturellement comme ça ou parce qu'elle avait des goûts particuliers en termes de maquillage.
Les deux sans doute.

-J'ai ce qu'il te faut, je confirme après avoir tâté ma poche pectorale. On fera ça dehors, ils ont installé des caméras dans ces chiottes et j'ai pas envie de voir ma soirée interrompue par les flics.

J’espère laisser ici en plus de mes déchets la naïveté de Reina, malgré le fait qu’il s’agisse d’un de ses traits de caractère les plus ancrés qui si j’en crois les rumeurs pour la plupart fondées, lui confère énormément de succès avec ses prétendants. Je glisse latéralement sur la banquette pour me décoller de cette dernière dans un glissement de produit nettoyant mal rincé, et m’échappe du fast food, récoltant quelques regards mal réveillés de visiteurs qui se demandent s’ils voient réellement ce qu’ils voient.
J’aime me promener dans la plèbe avec Reina, ça me donne l’impression d’être un songe.

Les rues mal famées de Sarajevo nous accueillent avec leur lot d’éthanol putréfié, d’attouchements indiscrets et de rires à gorge déployées. Plus nous nous enfonçons dans les ruelles, plus les néons se multiplient, et bientôt j’ai l’impression d’avoir remonté le temps jusqu’à une jeunesse acidulée.

Nous pénétrons dans un bar sélect grâce au souvenir mémorable d’une fellation que j’ai octroyée au videur de ce soir pour nous chauffer le palais – nos porte-monnaies ne nous permettront pas davantage en ces lieux. Je saisis la main de Reina et fais glisser dans ma manche le sachet de poudre qu’elle m’a demandé.

« Les chiottes sont dans le fond, là bas, sous le lustre. » J’adresse un signe de tête à Hypérion encastré dans le coin du bar et l’ombre de son garde du corps massif. « J’ai une petite affaire à régler, je te rejoins au bar juste après et on pourra aller s’amuser. »

Hypérion a la conversation lapidaire et endémique, comme beaucoup de scientifiques de ce que j’ai pu remarquer qui n’ont réellement d’importance dans une relation que par leur manière de baiser. Je me réchauffe au contact du regard ambré de son garde du corps, m’esclaffe par convenance avec un homme très jeune aux yeux bleutés par l’impérialité de son sang, et règle en quelques minutes mes affaires car ce jeune homme se fait tactile avec mon contact. Je suis partageur et donc je tiens très mal la chandelle.
Je m’échappe du coin de la Maquerelle, embrasse sa tenancière au coin de la mâchoire après l’avoir complimentée, à l’aide de mon sens de l’observation ravageur, sur sa nouvelle marque de rouge à lèvres qui souligne la pulpe de ses lippes. Il ne me faut pas longtemps pour remarquer la silhouette de mon amie accoudée au zinc comme à une fenêtre, dans sa nonchalance lunaire et une détente des jambes et de la hanche qui exprime une lassitude polie.

« Mademoiselle, pardon de vous avoir fait attendre. »

Je m’immisce sans politesse entre Reina et son interlocuteur, laisse glisser vers moi un verre d’un prix anxiogène.

« Monsieur. » je salue son interlocuteur, tendant le verre en sa direction tant pour me présenter que pour le pousser ailleurs. Une fois qu’il s’est éloigné de mon environnement proche j’époussette mon costard aux artifices typiquement français, me tourne vers Reina, mon coude posé à l’opposée du sien fermant l’accès à tout interlocuteur extérieur dans cette conversation.

« Il t’en reste là, gourgandine. » je souligne d’une parole et d’un mouvement de doigts le coin de sa narine droite. « Qui c’était ? »

Je dresse un doigt en l’air pour noter quelque chose, haussant les sourcils.

« Ah, donc il n’était pas totalement inintéressant. »

Toujours faire preuve d’optimisme. Ca aide beaucoup, surtout dans cette ville où sans ça, on a vite fait de crever comme un un rat noyé dans son verre d’alcool. Je trempe tout juste les lèvres dans le mien, laisse venir sur mes papilles l’envie d’une cigarette avant d’attester que le breuvage est si fort et complexe qu’au pire une cigarette lui ferait insulte, qu’au mieux il en noierait totalement la saveur.

« Le gamin avec les yeux bleus ? » je demande, sans me retourner dans une marque d’indiscrétion maladroite terrible.

A côté de moi tout le monde est un gamin et si Hypérion a toujours eu le chic pour se faire plus jeune que lui, je pense que je joue à un niveau encore plus malsain si c’est possible.

« Oui j’ai vu. Il est délicieusement insupportable, il doit avoir des petites origines françaises » en français dans le texte « si tu veux mon avis. J’ai connu Pendergast fourré avec des mecs plus discrets...et moins territoriaux, ma foi. »

Je hausse les épaules, faussement déçu comme si je m’étais tapé celui dont on parlait alors que pas du tout ; pas facile de faire quelque chose d’intéressant quand on est deux passifs, c’est moi qui vous le dis.

« Qu’est-ce que tu bois toi ? » je demande avec intérêt comme une adolescente venue tester des cocktails dans un bar avec sa copine pour faire la grande.

Je hausse les épaules.

« Mieux que rien. »

Mon regard toujours très expressif pétille soudain d’une très sincère surprise lorsqu’elle me raconte les histoires des deux olibrius que je viens de croiser et qu’elle connaît apparemment bien plus que moi. Je prends toujours mes informations des rumeurs et apparemment celle-ci est bien trop discrète pour attraper mes tympans et par conséquent mon attention.

« Je n’étais pas surpris de l’histoire du gay refoulé, avec un tempérament pareil ça ne pouvait être que le cas ; en revanche je ne l’aurais jamais vu se marier. »

Je lève mon verre comme s’il s’agissait de porter un toast et le conduit sagement à mes lèvres pour commencer à le torcher mais pas trop vite quand même.

« Comme quoi Sarajevo peut encore m’étonner. Vas-y donne ? »

Evidemment le mélange d’un alcool fort et de son cocktail de pétasse ne font pas bon ménage et il reste sur mes papilles une saveur sauvage et mal maîtrisée qui tire sur l’amertume avariée.

« Peut mieux faire ; sans doute trop sophistiqué pour moi. »

J’éclate de rire à cette blague très drôle : je suis la sophistication faite homme, rien ne peut me surpasser et me surprendre de ce côté là. Si j’aime pas, c’est que c’est avéré que c’est dégueulasse, très simplement.

« J’ai fait ce que j’avais à faire. Tu finis ton verre et on s’arrache ? »

J’acquiesce à la remontrance.

« Oui, sauf qu’eux, on le voit bien qu’ils sont étrangers. »

Bien sûr je dénote dans le paysage, aujourd’hui plus que jamais, mais je sais aussi rester à ma place et me fondre dans la masse quand il y a une affaire à conclure. En l’occurrence ce soir j’en avais une, et ce type de bar n’est pas le genre d’endroit dans lequel on a envie de faire l’imbécile. J’ai vu les vigiles se balader dans les coins de l’endroit, et très honnêtement je préfère qu’ils me mettent une main au cul plutôt que dans la gueule.
Elle prend mal mon idée de se tailler maintenant et je lève les yeux au ciel à son sous-entendu.

« Mais non duconne, je proposais d’aller danser ailleurs, tu vois bien que l’ambiance est merdique et pince-cul ici. Si t’es déjà à la moitié de ton verre bois-le cul sec, ça te rendra peut-être plus aimable. »

Je pars dans un grand éclat de rire qui me vaut des regards appuyés de nos comparses de la soirée se demandant qui diable est cet olibrius qui fait la honte à sa compagne de se marrer comme ça à gorge déployée.

« Tu vois, l’ambiance est pourrie. »

Les super vieilles chansons décrites par Reina sont en fait celles de la fin de mon adolescence, et je suis tout de suite plongé dans une période de ma vie aussi mouvementée que joyeuse : c’est en effet le moment de ma vie où abandonnant mon boulot de soldat du feu, je me suis mis à faire ce que j’aimais vraiment, c’est à dire faire du bien aux gens avec un autre type de lance à incendie, et penser à moi avant de penser aux autres, le tout dans une mer d’alcool et un nuage de paillettes.

« Ne te penche pas comme ça, espèce de salope, ou je vais te déboîter les hanches avant la fin de la soirée. »

Je tapote l’ourlet de sa robe trop courte de sorte de toucher à la fois le tissu et sa peau, avant de draguer bien évidemment le serveur qui dépose devant moi un cocktail de sa confection et son numéro. Lui adressant une œillade aguicheuse, je pince des lèvres autour de la paille dans un mouvement éloquent.

« Il est bien ce club, ça me rappelle celui où on s’est rencontrés. »

« Beh j’espère bien ! » je fais remarquer quand elle glisse que la soirée dans sa totalité fait figure d’un très bon souvenir pour elle.

Contrairement à ce qu’elle pense je me souviens très bien de ce qu’il s’est passé. J’avais beaucoup bu, j’étais bien déchiré, mais les souvenirs sont intacts, et les sensations avec eux. Je me souviens davantage du lendemain matin – je me souviens toujours mieux des matins, parce que c’est la période de la journée où je peux m’autoriser certaines faiblesses. C’est la meilleure période après les soirées très arrosées, quand tout le monde se retrouve dans un état pas possible le lendemain, baignant dans la même merde, dans une sorte de béatitude fatiguée.
Reina a rarement été plus belle que ce matin là, toute frêle et timide, le corps déchiré tantôt par la lumière tantôt par la danse de la chair.

Vu que le barman s’esquive - « Je pense qu’il va surtout se taper la petite jeunette qu’il reluque depuis tout à l’heure. » je confie à Reina – je me penche par dessus le bar pour saisir une bouteille d’alcool et rajouter un booon trait d’éthanol à mon cocktail déjà bien chargé. J’en avale une bonne lampée, soudain revigoré.

« Ah ! C’est mieux. Bon, on va danser ? On est pas là pour faire causette sur un coin de zinc, que diable. »