C'est à quelle heure qu'on part du principe ? / Bill

La carcasse du vieillard se met à se déplacer nonchalamment vers la porte d’entrée puisque viennent de résonner trois coups contre le bois dur de cette dernière et il est plutôt de mauvaise humeur, Bill. Après avoir passé la journée à essayer de faire baisser la température du petit appartement dans lequel il vit, il n’a toujours pas trouvé d’autre endroit où stocker ses plantations, ce qui est vachement contraignant maintenant. Il ouvre la porte et avise la personne face à lui, sourcils froncés, l’air dur et renfrogné. Il l’écoute néanmoins et soupire quand Reina termine. Si c’est encore pour cette histoire de fête des voisins c’est pas la peine, j’ai déjà dit que je donnerai pas un centime et que de toute façon, ça m’intéressais pas. Alors t’es bien gentille mais je changerai pas d’avis. Il s’apprête à refermer la porte au nez de la jeune femme quand un couinement sort de la bouche de cette dernière et dans un élan de pitié, la porte reste ouverte à demi, Bill se mettant à écouter les dernières requêtes de Reina.

Reina ne lui est pas inconnue. Voisins depuis un bon moment maintenant, ils se croisent et discutent parfois ensemble même si Bill ne peut s’empêcher de la toiser -Sans mépris aucun !-. Contrairement à certains vieux qui seraient réfractaire à discuter avec une drag queen, Bill est assez tolérant pour accepter les différences des autres et celle de Reina y compris. Il pense que ce n’est pas ce que les gens renvoient qui importe mais plutôt ce qu’ils dégagent et Reina n’est définitivement pas quelqu’un de méprisant.

Le vieux avise Reina d’un regard sombre doublé d’incompréhension et finit par rouvrir la porte, manière de pas paraître si impoli que ça. Ses sourcils sont froncés en l’écoutant se confondre en explications irrationnelles et Bill ne lâche qu’un: Quel connard c’ui-là… à propos du gardien. Il soupire profondément et fait mine de s’écarter de la porte pour que la blonde s’avance dans l’appartement. Tu crois que c’est à quatre-vingt balais que je vais faire colocation ? T’as trouvé personne de ton âge ? Il s’avance dans son appartement et attrape un verre qui traîne sur le comptoir de sa cuisine pour en boire le contenu. T’as aucune autre solution ? Tu travailles dans quoi ? Il jette un oeil à ce qui semblerait être une jeune femme et secoue vivement la tête. Laisse tomber. Tu me donnes quoi en échange ? Ce que Reina ne sait pas, c’est que Bill est difficile à vivre mais il se garde bien de lui dire, réfléchissant plutôt à ce que ça pourrait lui apporter de loger cette drag queen. Il pense bien évidemment au ménage qu’il n’aura peut-être plus à faire et à la nourriture toute prête qui l’attendra quand Reina daignera préparer ses repas.

Le vieillard garde ses sourcils froncés, incomprend cet échange et se demande pourquoi il accepterait une telle chose. Accueillir des enfants pauvres étaient un de ses passe-temps autrefois, aujourd’hui et face à Reina, c’est une tout autre situation pour le moins inhabituelle qui lui tombe au coin du nez. A vrai dire, Bill ne sait pas comment réagir, hésite entre la foutre dehors et lui offrir son hospitalité malgré la jupe courte qu’elle lui présente. C’est finalement par la pitié que Reina gagne l’ancien médecin et ce dernier se résout bien rapidement à la faire entrer. Qu’est-ce qui te fait croire qu’il vaut mieux avoir confiance en moi plutôt qu’aux autres ? Il s’avance dans son appartement sans vraiment regarder la blonde puis tilte lorsqu’elle parle de poker. Gagner sa vie en jouant au poker ? Tu crois que c’est à ça que rime la vie ? Il secoue la tête de gauche à droite, énervé par cette constatation qui se résume en un point: Les jeunes de nos jours ne se cassent plus vraiment la tête ! T’as pas de vrai métier ? Il n’ose pas vraiment aborder le sujet de la drag queen, ne connaît pas bien le milieu non plus et donc, ne s’aventure pas là-dedans. Un gros chien… Tu me diras, pourquoi pas. Il réfléchit à ses plantations derrière le salon et peut-être, ouais, que ça dissuade les gros chiens. J’ai un bureau avec un clic-clac, tu pourras t’y mettre si ça te chante. Mais je te préviens d’avance, je te dépanne, t’as intérêt à trouver quelque chose par la suite. Il est dur mais ne supporte pas les personnes qui se laissent vivre sans essayer de s’en sortir dans la vie parce que lui n’a fait que ça durant toute son existence.

Bill sait très bien ce que le mot respectable veut sous-entendre et dans la bouche de la blonde, ça ne déroge pas à la règle qui consiste à dire ce mot-là seulement quand les personnes à qui on l’associe sont plus ou moins chauves et ridées. Il soupire légèrement quand elle dit qu’elle est douée au poker, pensant à sa vie qu’elle est en train de gâcher fatalement. Tu devrais te trouver un vrai métier. Dit-il, nonchalamment, pensant sincèrement qu’elle réussi uniquement parce que les autres n’ont pas encore trouvé son point faible. Par contre, il tique sur son histoire d’orphelinat, le vieillard toujours le coeur gros quand on lui parle d’enfant abandonné/dans la misère. Qu’est ce que tu vas faire à l’orphelinat ? Il fronce les sourcils et toise Reina de haut en bas, se demandant si les enfants ont réellement envie de voir ça.

Tout dans le bureau. Première porte après le canapé. Lui indique-t-il, sans vraiment faire attention à elle. Il finit par faire couler une cafetière et s’étonne de sortir deux tasses au lieu d’une habituellement. Ses yeux cernés et surpris par son propre geste retombent sur Reina qui ressort du bureau. Café ? Demande-t-il, plus par politesse qu’autre chose.

Le vieillard hausse un sourcil à l’écoute des mots de la blonde. Il est présentement un peu paumé, ne sachant pas exactement si accueillir cet énergumen chez lui est une bonne ou une mauvaise idée et si sa bonté ne le perdra pas après ça. Nan, le loyer je peux bien le payer tout seul, je te dis ça parce qu’un jour ça marchera plus et que tu te retrouveras le bec dans l’eau. Ici, t’auras qu’à faire la vaisselle et le ménage, ça s’ra déjà pas mal. Les rhumatismes et l’arthrose ne lui permettent plus d’arquer correctement et donc, si le sol semble assez propre à première vue, c’est seulement parce que Bill paye une voisine pour qu’elle vienne nettoyer une fois par semaine.

Il lit dans le regard de Reina la sincérité et il sait qu’elle ne ment pas quand elle dit qu’elle se rend à l’orphelinat et même si l’ancien médecin est d’une dureté à toute épreuve, cette révélation sonne comme moelleuse à ses oreilles diminuées.

Il s’affère à préparer le café pendant que sa nouvelle colocataire file chercher son chien et lorsque le molosse passe la porte, il est tout de suite impressionné par le gabarit de la bête détonnant parfaitement avec l’individu à ses côtés. Il dépose les deux tasses sur la table et s’approche du chien en question. Bill a toujours aimé les animaux, sans doute parce qu’eux ne demandent rien à personne et se contentent d’être sincère quand les humains ont oubliés ce que cela veut bien signifier. C’est vraiment une belle bête. Sa main se met à caresser le haut de son crâne alors qu’il vient de poser un genou à terre. Comment tu l’appelles ? Reina et son chien sont comme un événement dans la vie du vieux, quelque chose qui se passe pour casser la monotonie de sa vie mais il est trop fier pour l’avouer. T’as un panier pour ton chien ?

Bébé c’est dans Dirty Dancing. déclare le vieillard, les yeux rivés dans ceux de la bête qu’il s’évertue à caresser de sa main froissée. Il finit par se relever dans un craquement dorsal et se tourne finalement vers la blonde qui dépose un bouquet de fleurs dans un coin de l’appartement. Met le où tu veux ton bouquet, ça m’importe peu. J’ai pas eu de fleurs chez moi depuis que je suis seul… Il fronce les sourcils en se demandant s’il avait réellement envie de recevoir des fleurs de Reina mais soit. C’est quoi ton nom ? Je veux dire, ton nom de famille ? Et tu viens d’où ? Bill récupère sa tasse de café et finit par s’asseoir sur le canapé, laissant une place pour sa nouvelle colocataire.

Le chien ne l’a pas lâché, l’a suivi jusque près de l’assise et le vieux continue de lui offrir les caresses qu’il réclame sans cesse, plus enjoué par la présence de l’animal que celle de l’être humain qui s’installe à ses côtés ! Tu lui donnes quoi à manger ?

Je suis vieux mais pas sénile encore. Dit-il monotonement, grommelant, quelques choses de inaudible juste après. C’est totalement faux, Bill oublie souvent, des petites choses, des broutilles, jamais son passé mais son cerveau est bel et bien un cerveau de quatre-vingt ans qui omet parfois où sont rangés ses affaires.

Il ne fait que hausser les épaules quand elle lui parle de fleurs et il se demande comment il va bien pouvoir supporter sa présence si elle se met à jacasser sans arrêt comme elle est en train de le faire. Prague ? C’est magnifique, Prague. Je suis américain, j’étais médecin, dans une autre vie. Il regarde avec nostalgie les yeux sombres de la bête qui reste à ses côtés et il soupire légèrement. Je travaillais à l’armée. Il continue de regarder le chien qui s’allonge à ses pieds et Bill finit par tourner son visage vers Reina. T’as quel âge ? Il ne saurait pas dire si elle est jeune ou bien plus vieille que ce qu’il ne pense, c’est étrange mais il n’arrive pas à le déchiffrer sur son visage.

Dirty Dancing est sorti quand j’étais encore jeune et toi certainement pas née. Ce qui explique facilement qu’il sache de quoi il en retourne vraiment. Il lui semble d’ailleurs l’avoir vu avec Maddie mais les souvenirs restent flous tant il en a dans la caboche.

Il hausse les épaules et hoche la tête. Il avait deviné avant même qu’elle ouvre la bouche son âge ou ce qu’il en était à peu près et il se félicite intérieurement d’avoir deviné tout seul. Ah oui… Oui, c’était “cool”. J’étais en mission avec l’ONU et d’autres organismes. J’ai voyagé un peu partout et c’est ma femme qui m’a traîné ici, en Bosnie. C’était en 95, déjà... Les mains du vieillard se posent encore sur le chien, qui semble soutenir toute la fatigue du monde sur ses épaules canines. Tu voyages ? Dit-il, de but en blanc, petit à petit moins repoussé à l’idée d’avoir un travesti de 29 ans pour colocataire, de toute façon déjà rongé par la solitude jusqu’à la moelle.

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