A paranoid schizophrenic walks into a bar... [Danica]

16 Août, > 00h11

Dans ce quartier aux rues chargées, surtout le soir, j’ai dû garer la Mercedes plus loin que le Pub. Ce n’est pas grave, ça ne me dérange pas de marcher. Il fait plus frais à cette heure très tardive, plus respirable et je profite de la douceur de l’air en fumant une cigarette. L’eau coule en petits tourbillons, que je suis distraitement du regard en tirant sur mon mégot. On en raconte des choses sur cette rivière qui traverse Sarajevo. Des histoires sombres pour la plupart comme quoi il ne fait pas bon traîner ici à la nuit tombée, mais c’est le long de ces berges que j’ai aidé la gamine à sauver le clebs, le souvenir me fait sourire avec indulgence.

Si les dernières semaines ont été éprouvantes, j’ai le sentiment que ça va mieux depuis qu’avec Nina nous sommes rentrés de Croatie. Notre maison est à nouveau notre cocon intime, Aleksandra ayant été expédiée à l’abri dans je ne sais quel lieu. Seul mon père et Mirko doivent le savoir, et peut-être aussi mon frère vu comme il aime à savoir ce genre de petits secrets.  À moins qu’il ne soit trop occupé par ses propres problèmes et sa russe, ce n’est pas moi qui lui jetterais la pierre. Je n’ai pas croisé mon père depuis, non plus que Mirko, j’imagine que tout le monde doit s’agiter à qui mieux mieux et moi je fais mon banal taff de “protecteur” en ce moment, entendez pas là de rackett pour le Klan.

Je vais passer sous un pont quand une ombre émergeant du même chemin me fait ralentir, par instinctive méfiance. Sur mon visage la surprise se lit quand je reconnais Cvetko, et un sourire hésitant se peint sur mes lèvres “hé Cvet’ !??” A sa tête je devine que quelque chose ne va pas et ma première pensée est qu’il est venu me chercher en urgence. N’aurais-je pas entendu mon téléphone ? Je fronce les sourcils, me porte vers lui sans prudence, pourquoi le serais-je ? C’est un Tigrovi, un frère. “Qu’’est-ce qui s’...”

Par surprise, le coup s’abat si fort sur le haut de mon dos que je me plie en deux avant qu’un second ne me frappe de travers, crâne et épaule achevant de me jeter au sol. Je grogne et roule instinctivement sur le côté. Je me protège en essayant de voir mes agresseurs. Ma vue brouillée me montre le visage de Damir, mon lieutenant, celui de Bran, celui qui avait été en mission avec Nina et Vlad, une recrue récente de Banja Luka. À un mètre, Cvetko dont les larmes roulent sur son visage encore si enfantin. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, mais je cherche quand même à me défendre, l’instinct de survie prenant le dessus, même à trois - quatre ? - contre un.

Je me recroqueville un moment pour mieux encaisser les coups qui pleuvent, me tapissant sur le sol avant de prendre appui sur une main et le bout de ma ranger pour me propulser et me remettre debout. Rester au sol, c’est mourir, c’est ce qu’on m’a appris chez les Tigrovi. C’est quand je me défends soudain avec rage, frappant juste, violemment avec cette volonté de vivre qui brûle en moi que les insultes se mettent à pleuvoir. Toutes homophobes et ciblées et comme je viens de quitter Legence, ça commence à se mettre en place. Crachouillant du sang, je leur dis que c’est mon associé, mais rien n’y fait, la colère explose en moi et fait des ravages, même chez Vlad qui est un des gros bras de Banja Luka.

Tandis qu’ils geignent et jurent, je titube pour m’éloigner, oubliant qu’il y avait encore un Cvetko tétanisé sur mon passage. Je le repousse mais il me frappe dans un genou et je flanche. Dire que je lui ai tout appris à ce gamin. Une nouvelle fois au sol, je n’en mène plus large, mes défenses sont insuffisantes et deviennent vaines face aux tigres que j’ai déchaînés en ripostant. Le pire moment n’est pourtant pas quand mes os craquent, ni quand ma chair éclate. Le pire moment c’est quand ils découpent mes vêtements, ôtant les insignes Tigrovi, les enlevant comme si j'étais indigne de les porter. Je comprends à ce moment là que tout était commandité, autorisé, il n’y a qu’un seul homme pour avoir ce pouvoir : mon père.

Dévasté, je m’affaisse. Black-out.

L’eau de la Miljacka m’accueille en son linceul glacé et je coule, tétanisé. Un de ces tourbillons m’attire au fond, me propulse et je suis chahuté par le courant. Je me cogne contre les pierres qui roulent dans les remous agités. Je vais finir comme ce pauvre David sans doute. J’inspire une gorgée d’eau qui me déchire les poumons et un nouvel instinct de survie me fait me révolter. Je ne sais pas comment, je reprends une inspiration - d’air cette fois. la rivière me recrache et j’échoue agrippé à un bout de terre herbeuse, le corps à moitié dans la flotte,  avant de tomber à nouveau dans les vapes, transi de froid et dans un sale état.

Une douleur déchirante dans les côtes me réveille. Un son entre grognement et cri m'échappe. J'inspire, trop fort sans doute puisque la douleur revient, intransigeante. Une certitude, j'avais trop mal pour être mort. Mes poumons me brûlent, ma respiration est sifflante. Quelqu'un me parle mais je distingue mal les sons, un bourdonnement aux oreilles. Mon premier réflexe est de vouloir me protéger le visage mais je suis bien incapable de soulever les mains plus que de quelques centimètres. Je ne vois pas de l’œil droit, le gauche cille, tente de s'ouvrir pour voir - flou - un visage féminin qui ne me dit rien.

J'ai le gout de mon propre sang dans la bouche, des morceaux, de dents sans doute, qui s'y baladent et me gênent. Tousser s'avère trop douloureux, je bave un liquide de salive et de sang pour éviter de m'étouffer. La femme a de la poigne, elle me tire sur la berge, m'arrachant des nouvelles plaintes. Je décolle de la boue de la berge dans un chuintement spongieux. Dans le mouvement, ma veste et mon tee-shirt, troués, se sont remontés. A ma ceinture, le beretta logé dans le holster contre mes reins apparaît. Je n'ai même pas eu le temps de le sortir, je pensais avoir à faire à des camarades, des amis. Ma vue se brouille à nouveau, de larmes cette fois. Mon téléphone a pris l'eau mais je montre quand même la poche de l'index. J'essaye de bouger les lèvres sans sortir un son intelligible. C'est trop difficile de parler, un nouveau vertige me prend.

J'ai tout verrouillé savamment, comme Slavenko m'a si douloureusement appris à le faire. Mon visage pâle est fermé, ma mâchoire si fort crispée que j'en ai mal, mes poings serrés, la ligne de mes épaules tendue à l'extrême. J'aurais pu m'effondrer à la seconde où j'ai reçu cet appel froid, mais je n'aurais alors pas été en état de me rendre à l'hôpital.

Je ne sais pas si la femme qui s'est présentée était médecin, je sais seulement qu'on n'annonce jamais les mauvaises nouvelles par téléphone. Si une mission avait mal tourné, les Tigrovi m'auraient appelée d'abord, pas vrai ? Slavenko m'a toujours assuré qu'ils le feraient. Mais surtout, les hommes du Klan ne l'auraient pas envoyé à l'hôpital.

Je suis au bord de la rupture à force de me ronger le cerveau lorsque j'arrive dans le hall, d'autant que je ne sais même pas qui je cherche ! Je n'ai ni le temps, ni la patience d'attendre qu'on se trouve par hasard alors je lance à tue-tête : « Danica ?! » Jusqu'à ce qu'une petite brune se porte vers moi. Je fais la moitié du chemin en me précipitant vers elle, sans songer un seul instant aux politesses d'usage. « Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Où est-ce qu'il est ? »

Je cille violemment au mot réanimation, dont la seule pensée me coupe le souffle. Oh ce n'est pas la première fois que Slavenko se bat, ni qu'il finit dans un sale état. Mais il est d'ordinaire toujours capable de parler, voire même de se traîner jusqu'au QG pour se faire rafistoler. Les poings serrés à m'en faire blanchir les phalanges, je me concentre du mieux que je peux sur la mise à distance de mes émotions pour poser les questions qui doivent être posées, celles auxquelles on me demandera sans doute de répondre ensuite. Je m'attends à une visite de Jelenko sous peu, quand il va apprendre que son fils est à l'hôpital, il va péter les plombs. « C'est vous qui l'avez trouvé ? »

Je fronce les sourcils, tétanisée quand j'apprends qu'il ne s'est même pas défendu. Ca ne lui ressemble tellement pas ! Je secoue la tête. « Non, pas du tout... » Je me mords la langue pour ne pas lui demander si elle a retrouvé ses papiers, si elle ne l'a pas fait et qu'elle y pense à cause de moi, je serais bien emmerdée. Si on a de la chance, il n'aura pas décliné son identité mais alors comment m'a-t-elle trouvée ? C'est idiot, bien-sûr qu'elle a ses papiers ! « Vous êtes... Vous vous connaissez ? » Je finis par demander un peu gauchement parce qu'elle m'a donné son nom mais je ne sais toujours pas d'où elle sort.

Je cligne des yeux, la bouche sèche soudain, mon cœur rate un battement.

Ils l'ont balancé à l'eau.

Elle n'a pas besoin de le dire pour que je devine leurs intentions, j'aimerais être plus naïve en cet instant mais j'évolue dans ces eaux troubles depuis trop longtemps pour ne pas comprendre les sous-entendus, les non-dits de ses phrases. J'imagine le corps du slave ballotté par le courant, son crâne heurtant des rochers, sa peau meurtrie agressée par les pierres. Le souffle me manque, les larmes me monte aux yeux et je les chasse d'un geste agacé. Ne pas craquer. Ne pas craquer maintenant.

Je me ressaisis, m'efforce de prendre les choses en main pour ne pas mettre Slavenko ou sa famille en danger quand je crève d'envie de mettre la ville à feu et à sang. Mais s'ils ouvrent une enquête, ils fouilleront dans la vie du slave, et ce serait le moyen le plus sûr de l'envoyer en taule. Je secoue la tête. « Une enquête ? Personne n'a porté plainte. » Je passe une main sur mon visage blême, tente de rassembler mes esprits. « J'aimerais que rien ne soit fait avant que mon mari se réveille. » Je lève les yeux vers elle, ajoute d'une voix assurée : « Il va se réveiller. »

A cet instant, dans la salle de soins intensifs, je suis réveillé, et je peux dire que je le regrette. J'oscille entre douleur et fièvre. Finalement, on m'emmène en salle d'ops pour stopper l’hémorragie interne. Je suis bien content à ce moment là qu'on m'anesthésie pour de bon.

Prétendre ne pas vouloir porter plainte du tout aurait été carrément suspect, j'en ai conscience même dans mon état. Aussi je secoue vivement la tête, passe une main sur mon front, sans avoir à feindre l'anxiété qui peu à peu me gagne. « Oh non, ce n'est pas ce que je dis, seulement je voudrais attendre que mon mari se réveille. Il se souviendra forcément de quelque chose... » En tout cas je l'espère sincèrement. L'idée m'effleure, l'espace d'un instant, qu'il pourrait souffrir d'amnésie. S'il a subi un traumatisme crânien, si les chocs ont été trop importants... Je ferme les yeux, deux secondes, le temps de me reprendre.

Comme je pressens qu'elle ne m'en dira pas plus sur ce qu'il s'est passé, je n'aspire désormais plus qu'à trouver un médecin pour avoir des informations sur l'état de Slavenko. J'ose espérer qu'ils donneront plus de détails à sa propre femme qu'à une inconnue, fusse-t-elle de la police ! « Merci pour tout. Est-ce que... est-ce que je peux prendre votre numéro...? Si jamais... enfin... »