Qui s'en fout lève la main / Legdre

Evidemment, il n'avait pas pu emmener son emblématique Lamborghini des USA, une telle bagnole ne se transportait pas exactement comme un chat dans un panier. En fait, même sa Chatte était restée là-bas, abandon... laissée aux bons soins de son jeune frère.
Oscar ne branlait pas grand-chose de sa vie, Legence supposait donc qu'il avait largement le temps de s'occuper d'un putain de chat. Il sortit du taxi alors que Rotschild lui tenait la porte, absolument parfait dans son rôle de garde du corps, et lui adressa un sourire rapide.


« On rentre à l'hôtel, Rotschild. Il paraît qu'il y a des enchères ce soir et je ne voudrais pas rater ça. »


Le garde du corps haussa des sourcils sans faire de commentaire, redoutablement silencieux, ce que Pussycat prit comme un accord. Il leva les yeux vers une silhouette trop maigre appuyée sur une moto, eut un de ses sourires de félin :


« Ah. Je me demandais quand je la croiserai. »


Il s'approcha d'elle, lui fit un signe de tête :


« Mad te salue, j'suis repassé la voir. Sympa de te revoir dans le coin. »

Fidèle à ses principes de prédatrice, Deirdre s’adaptait à toutes les circonstances. La chaleur de Slab City était derrière elle ce qui lui convenait parfaitement.
La chaleur d’Aidan était derrière elle aussi, ce qui lui convenait soudain beaucoup moins. Pourtant, elle s’y était fait, parce que son avidité de fric ne lui laissait pas le choix de se soucier du domaine sentimental de sa vie trop intensément. D’autant plus que le pays n’était guerre enclin à héberger dans ses rues deux personnes du même sexe se tenant la main ou pire...Si elle pouvait rester en dehors des murs d’une prison, cela lui irait très bien.
Elle ne voulait pas savoir à quoi ressemblaient les centres pénitenciaires Balkans. Pas du tout.

Un avion cheap l’avait jetée sur les bords de la ville qu’elle avait commencé à sillonner après s’être procuré une petite 125 sans prétention proche du dernier soupir qui tirait la gueule dans les cotes. La pauvreté de la Bosnie Herzégovine n’avait d’égal que celle de Dei qui comme à son habitude était partie avec le minimum vital.
Ses muscles s’étaient tendus à l’arrivée d’une silhouette dans son rayon de sécurité – elle n’avait quasiment parlé à personne depuis son atterrissage – et elle manqua de sursauter lorsqu’elle éprouva cette impression particulière qui nous gagne lorsque l’on reconnaît quelqu’un.

« Oh, salut. » Elle fronça les sourcils, chercha la lambo des yeux sans la trouver. Le même souci que pour sa Triumph, sensément. « On est pas au Mexique là tu sais, tu n’as pas à...Comment tu as dit déjà ? Me surveiller pour éviter que je tue tout le monde. »

Ca lui aurait arraché la langue de dire qu’elle appréciait de voir une tête connue.

Legence haussa les sourcils avec une expression intéressée, semblant jauger Deirdre en l'observant très attentivement. Il garda le silence quelques longs instants, la jaugeant, et finit par dire avec un de ses sourires félins :


« Tu sais, je ne pense pas que ça soit valable dans un seul pays et pas dans les autres, c'est pas hmm... un forfait mobile. »


Deirdre était toujours à surveiller, en fait, enfin, si on avait l'âme d'un flic ; ce qui on l'aura compris n'était pas exactement le cas de Leg. Il était en outre bien trop occupé pour ça ! Rotschild était quant à lui resté respectueusement à l'écart quelques pas en arrière, hors de portée de conversation. Il avait tous les réflexes d'un garde du corps de grande classe.


« Tu pourrais au moins avoir l'air surprise de me voir ici, au lieu de jouer les blasées. Tu sais, j'ai quelqu'un à te présenter, vous allez sans doute bien vous entendre. J'imagine que tu es dans la zone pour le business habituel ? »


Il se renseignait avec désinvolture.


« Viens je vais te payer un café, mais pas ici, allons dans un endroit plus discret. Tu connais déjà la ville ? »

Deirdre secoua sa petite tête de gueule à claques, faisant suivre le mouvement à sa très longue chevelure pas exactement bien entretenue.

« Je te connais trop bien pour être surprise, je sais que si tu veux trouver quelqu’un tu le trouves dans le trou du cul du monde s’il le faut. »

A partir du moment où c’était celui qui lui avait conseillé Slab City pour les affaires, on pouvait s’attendre à absolument tout et c’était précisément ce que faisait Dei. Plus simplement, Legence Ellroy était le genre de personne dont il fallait se méfier ; elle n’avait aucun doute sur le fait que par pur opportunisme il puisse un jour la balancer ou la faire poursuivre si cela venait à lui ramener du fric.

« T’as la mémoire courte Ellroy. Je t’en ai parlé la dernière fois qu’on s’est vus. »

C’était il y a environ deux semaines et dix mille kilomètres. Elle dressa l’oreille toutefois au sujet d’une personne qu’il devait lui présenter, et se redressa sur la bécane avant d’en démonter pour la faire rouler à ses côtés.

« Pas vraiment, suis là depuis une semaine. Deux trois livraisons sur les grands axes, pas plus. » Elle cilla vers Rotschild ce qui chez elle constituait une salutation. « T’as pas ta pute de course avec toi ? » demanda-t-elle sardoniquement en évoquant la Lambo, seul élément un tant soi peu féminin avec lequel pussycat semblait avoir de véritables affinités.

Pussy haussa des épaules quand elle déclara bien le connaître ; à vrai dire il espérait fortement que ça ne soit pas le cas. Etre mal à l'aise face à une certaine proximité était une seconde nature quand on trempait dans son genre d'affaires ; le style sale, illégal, et donc dangereux. Il eut un sourire, de nouveau :


« Je suppose que puisque tu ne m'as pas tué quand j'ai manqué te rouler dessus, je peux te faire confiance, ha. Allez viens. »


Il hocha de la tête tout en zigzagant dans les petites rues de Sarajevo, suivi par la silhouette massive de son garde du corps persuadant quiconque dans le champ de vision que ça n'était pas une bonne idée de s'en prendre à la grande bringue trop bien fringuée.


« Hmm, il s'est passé pas mal de choses depuis qu'on s'est vus ; je devais rentrer à Vegas, ce que j'ai fait, et figure-toi que quelqu'un m'a balancé aux flics, ils sont en train de fouiller toutes mes affaires...
J'ai préféré prendre le large et j'ai choisi Sarajevo parce que j'y ai une connaissance, et peut-être aussi parce que tu m'en as parlé mais là c'est tout à fait inconscient de ma part. Enfin c'est une très bonne nouvelle. »


ça faisait au moins deux personnes à qui plus-ou-moins se fier dans cette ville de sauvages, joie ! Il haussa des épaules :


« Non elle est restée à Vegas, j'ai pas pu l'emmener. Ma pauvre voiture. Je suppose qu'elle va être saisie par un flic mal-intentionné. »


Il fit la moue.

« Ben, oui », déclara Legence en allumant nonchalamment une cigarette tirée de son paquet acheté à l'aéroport en duty-free : « je suis sûr que toi non plus tu n'aimes pas débarquer dans une ville où tu ne connais personne avec pourtant des affaires à mener. »


Il souffla un peu de fumée, précisa.


« Rien de comparable à ce que je faisais aux USA, un petit peu de trafic d'art pour ne pas perdre la main des fois que je retourne un jour à Vegas. »


C'était compliqué, là-bas, enfin ça l'avait toujours été. Et l'énergique et insatiable Pussycat se lassait d'une vie qu'il estimait bien rangée – il n'y avait que lui pour faire ça. Oui, bon, Wyatt lui manquait, même s'il cognait dur, au moins il foutait du piment dans sa vie. Il chassa cette pensée en même temps qu'une autre latte de ses poumons.


« Ouais, je ne sais pas trop, j'me suis pas fixé encore, mais j'aimerais bien une autre belle bagnole, c'est sûr. Qu'est-ce qu'ils ont les serbes à tous conduire de gros veaux ? »


Il entra dans le café sans laisser Deirdre passer la première parce qu'il savait que cette paranoïaque ne l'aurait pas fait – le moyen d'être galant avec ce genre de gonzesse ? –, s'installa à une table et défroissa son pantalon de costume.


« Je suis toujours content de quitter le désert et à chaque fois ça me manque. Il pleut vraiment trop dans cette ville. »


D'un autre côté pour un ressortissant de Vegas, il pleuvait vraiment trop partout hormis peut-être au Sahara et dans l'outback australien...


« T'es dispo quand pour que j'te présente à mon ami ? »


Pour un peu on aurait dit qu'il arrangeait un coup ; pas sûr que ça matche bien avec Slavenko cela dit, dingues comme ils étaient à la moindre dispute ils s'entretueraient probablement. Avec des lance-flammes et une sulfateuse. Mauvaise idée.

« La guerre, Leg. » répondit Deirdre en retirant les clés du contact de la moto. « La guerre. »

Elle laissa Legence passer en premier, attendit que Rotschild fasse de même, mais il ne semblait pas être décidé, sans doute parce que le bar dans lequel ils venaient de rentrer lui semblait trop petit pour être opérationnel et discret en même temps. Deirdre profita de sa position pour mater le cul de celui qui lui passait devant, réflexe qu’elle avait pris en sortant avec une bombe nucléaire, et s’installa en face de lui, en tailleur sur sa chaise comme une adolescente en pleine crise.

« On s’y fait. C’est très pratique pour les affaires. »

La pluie ne cessait de tomber effectivement, tel un rideau qui permettait de dissimuler les moindres méfaits, et d’en aggraver certains. L’inconvénient, c’était que tout le monde demeurait très discret, et que pister d’éventuelles relations comme elle avait tendance à le faire avant d’entamer le moindre business devenait extrêmement complexe.
Et ne parlons pas en détail des courses de rue qui rendaient l’avantage humide inexistant, puisque tout le monde savait conduire sur l’asphalte glissant.

« N’importe quand. Je viens d’arriver mon agenda est pas des masses chargé. C’est qui, il fait quoi ? Faut que je me mette en sous-vêtements assortis et talons aiguilles ou ça ira ? » ajouta-t-elle, ayant perçu le caractère comique de son discours.

« Ils sont tout le temps en guerre, ici, ça doit être vachement pratique », fit distraitement Leg qui lui n'en voyait que les bons côtés ; c'était pas des mecs comme lui qui finissaient enrôlés, forcément.


Il avait mille sales tours à jouer, et n'était pas du style à se laisser choper facilement. Il sourit à la réflexion de Deirdre sur les affaires :


« Putain c'est clair que ça doit être plus pratique qu'à Slab. Tu sais que cette saloperie de sable m'a encrassé le moteur de la Lambo ? Elle crachotait tout ce qu'elle pouvait ma pauvre bagnole, un peu de repos lui fera finalement pas de mal. »


Il commanda un café noir serré, renvoya la serveuse d'un regard froid ; elle se dit sans doute qu'il était beau gosse, mais le genre sévère.


« Il est d'ici, il fait tout ce qu'on lui demande tant qu'on paye aux dernières nouvelles. » Il arqua un sourcil à l'évocation lingerie et de chaussures à talons. « T'as ça toi ? Bah, si t'as envie. Il sera pas contre j'te dis il est pas contrariant », rit-il.

« Oh, pauvre bibiche. »

Deirdre était longtemps restée attachée à sa Triumph ; même la moto de son ex avait une attention toute particulière de sa part, pour les raisons émotionnelles que l’on savait impliquant un certain après-midi au bord de l’Udson. Ceci dit elle était loin d’être matérialiste : ce qui comptait pour elle c’était la famille, et elle n’en avait pas beaucoup. Donc peu de choses comptaient, effectivement. Ainsi elle n’avait pas eu de remords à laisser ses motos à son fils qui savait de toute façon très bien s’en servir, et à sa femme comme quelque chose d’elle.
Contrairement à Legence elle commanda de l’alcool, fort de préférence. Quand elle ne connaissait pas, et particulièrement ici, elle préférait commander quelque chose qu’il était difficile d’empoisonner, l’alcool dissolvant en général la plupart des bactéries. Et ici, il se révélait relativement fort.

« Jusqu’ici il marche comme moi. » Elle se fit une vague idée de qui était l’énergumène avec la phrase sortie par Legence, haussa un sourcil blasé. « Est-ce que j’ai l’air d’avoir une gueule à porter ce genre de trucs ? »

Elle se ralluma une cigarette sans savoir si c’était autorisé ou non, décida que oui.

« Du coup je le rencontre quand ? »

Pussycat haussa des épaules à la question de Deirdre, qu'il trouvait parfaitement stupide :

« C'pas sur la gueule que ça se porte. J'en sais rien. J'y connais rien en nanas. »

Et il ne voulait – surtout – rien y connaître. Il haussa des épaules, triturant le bord de son verre dont il n'appréciait pas le contenu ; tout était trop étrange ici pour un américain et Legence avait un peu de mal à s'acclimater, lui qui n'était parti de Vegas que pour aller à NY.
Ouais les chats s'adaptaient mais pas tant que ça, putain !

« Faut que je lui en parle avant, j'te dirai quand ? Dans pas longtemps, il va être intéressé par ton profil. 
Dans deux semaines, max ? Réserve moi une soirée, j'm'arrangerai. »

« Alors si t’y connais rien tu fermes ta gueule et tu arrêtes tes suppositions à la con si tu veux pas que j’te fasse un cours en accéléré. » répondit Deirdre avec nonchalance, attrapant une tasse qui eu contenu du café pour pouvoir y cendrer sa cigarette.

Elle se délecta en silence du malaise discret et gracieux qui émanait de Legence ; pour une fois c’était lui qui ne connaissait rien, lui qui n’arrivait pas à s’acclimater, lui qui faisait une putain de tache dans le décor, et Deirdre ainsi que toutes ses foutues névroses qui tournaient autour de cet imbécile de Vegasien dont le regard lui avait un jour fait tourner la tête, s’en accommodaient franchement, mais alors franchement bien.
Avec un rien de soulagement amer.

« Mon profil. » grinça-t-elle.

Elle se leva, vida d’un trait hallucinant le verre d’alcool qu’on venait de faire glisser sur la table pour elle, jeta trois pièces et s’essuya la bouche d’un revers de manche encore humide de la pluie battante.

« Je ne te réserve rien du tout, Ellroy. Et la prochaine fois que tu me prends pour une pétasse Tinder je te creuse un deuxième trou du cul tellement profond que tu sauras plus par où te faire enculer. »

Elle rattrapa son casque et se tira sans un regard en arrière.

« Reviens me chercher quand t’auras quelque chose de concret ; j’ai plus le temps pour tes longs discours. »

Il aurait été un peu con qu’elle retombe amoureuse.