Crossroads. | Slavo

Difficile d’ignorer le mouvement - pourtant imperceptible - de l’homme de main posté à droite de la maison. Son réflexe d’automate parfaitement dressé par la discipline quasi-militaire du Klan, si discret qu’il était, sauta aux yeux de Camenko qui crut d’abord mal voir. Habitué depuis toujours à la paranoïa naturelle qui sévissait dans les différents cercles tigrovis, il ne fut pas particulièrement étonné par ce geste instinctif qu’il aurait salué en temps normal. Ce fut de le savoir dirigé contre lui qui manqua le faire tomber à la renverse. Se tenir du mauvais côté du canon n’était jamais une épreuve très agréable, moins encore lorsque la personne qui tenait l’arme se trouvait être un subordonné.
Le Slave s’immobilisa à quelques pas de la porte, toute progression suspendue par la grippe crispée du soldat sur son fusil d’assaut. Il le jaugea de haut en bas, le crucifiant d’un regard froid qui suffit à lui faire ravaler cette réaction mécanique qu’il n’aurait jamais dû se permettre face à un Drazavic. Le souffle glacé d’une Camarde moqueuse s’écrasa dans la nuque du trentenaire, et il ne put s’empêcher de se demander si Mirko avait déjà donné l’ordre de l’abattre, ou s’il bénéficiait d’un crédit de quelques jours avant qu’on ne s’empresse de le clouer entre quatre planches.

Camenko considéra les trois sentinelles qui gardaient l’avant de la bâtisse. Ces hommes-là ne lui répondaient pas, leur fonction principale de poing armé s’éloignant grandement de son terrain de prédilection et penchant davantage vers celui de Slavenko et Jelenko. Pour autant, il claqua sèchement un ordre qu’ils ne furent aucunement tentés de contourner.

« Tirez-vous. »

Le brun n’attendit pas qu’ils s’exécutent pour retourner à ses préoccupations. Il ouvrit la porte d’entrée à la volée, conchiant royalement la notion de politesse voulant qu’il s’annonce en sonnant ou en frappant, la claquant derrière lui. Il fendit l’entrée et le salon, n’accordant qu’un vague salut de la main à son frère, traversant la maison de part en part jusqu’à gagner la terrasse et le jardin. Il repéra immédiatement la personne qu’il cherchait et fonça droit sur Aleska, concentré sur les volutes de fumée du foyer de sa cigarette plus que sur ce qui pouvait bien se passer alentours. S’il avait été moins aveugle - ou moins borné -, il se serait sans mal aperçu du regard lourd de reproches que lui adressait Slavenko depuis qu’il avait appris son petit écart de conduite avec Nina, alors célibataire. Le calme à l’arrière-goût particulièrement prononcé de légende urbaine que traînait l’aîné des Drazavic était mis à rude épreuve en présence du Tigrovi. Camenko s’étonnait de n’avoir pas encore retrouvé son cadavre flottant à la surface de la piscine chauffée que sa belle-sœur appréciait tant.

L’homme se redressa en le voyant approcher. Il écrasa sa cigarette sous sa semelle et se raidit dans un réflexe spartiate.

« Ramasse les deux autres et allez faire un tour au QG. Je te contacterai quand votre présence sera à nouveau nécessaire. »

Aleska, s’il arqua les sourcils d’incompréhension, ne se hasarda pas à la moindre question. Camenko n’était pas de ceux qui répondaient facilement aux interrogations, tout le monde le savait pertinemment.

Le trentenaire fit machine-arrière, regagnant l’intérieur. Il avait laissé son sourire à Banja Luka, quelque part entre les remarques de Mirko et le miracle qu’il avait fallu pour ne pas repeindre l’appartement de son oncle de sa cervelle. Il avait l’air grave des mauvais jours, dans les veines une colère latente que trois heures d’asphalte n’avaient pas réussi à calmer et qui se devinait quand il faisait d’ordinaire preuve d’un sang-froid à toute épreuve. Tout ce qu’il pouvait y avoir de solaire chez lui prenait soudain une teinte bien plus sombre. Camenko salua son demi-frère d’une tape sur l’épaule, moins expéditive et moins stérile que son signe de main d’entrée de jeu. Avec un naturel presque dérangeant, il invita Slavenko à lui emboîter le pas jusqu’à la salle-de-bains où ils s’enfermèrent. Il tendit la main vers son aîné, paume ouverte.

« Téléphone. »

La maison est encore sous surveillance mais depuis le départ d'Aleksandra, il y a moins d'hommes. J'ai donné mon accord surtout pour la maison soit encore plus sécurisée et je crois qu’ils installent des renforts de détecteurs de mouvements. Il paraît que je peux pas miner mon propre terrain à cause du chat selon Nina. Ok. Mais à terme, je ne veux plus personne ici. C'est assez que Nina ait à les subir encore. Heureusement qu'elle peut à nouveau sortir comme elle veut. En plus la présence d'Aleska me met sur les nerfs. Seules les vacances en Croatie et le fait que mon frère ait besoin de lui me retienne de me défouler sur lui. Chaque fois que je pose les yeux sur lui, je le vois avec Nina dans des scènes qui me donnent envie de lui péter les dents et de les lui faire bouffer une à une. Je le hais d'une haine viscérale et irrationnelle selon l'avise de ma femme et mon frère. Rien à foutre.

Camenko entre et je ravale ma mise en alerte, inutile puisque c'est mon frère et que j'ai toute confiance en lui. Je le regarde passer devant moi comme un tigre en colère et je me demande bien ce qui se passe. Il est rare que je le voie avec une telle rage froide, si visible. C'est plutôt mon genre ça, jusqu'à ce que j'explose. Je le suis du regard et j'ai un sourire malsain en voyant Aleksa dégager. Ça me fait plaisir. J'ai dit que je le haïssais ? Autant que j'aime mon frère. Raison pour laquelle l’individu est en vie et chez moi. Et peut-être aussi pour prouver à ma femme que je peux être pondéré. Pondéré, j’t’en foutrais moi du pondéré !

Le côté inhabituel, anormal de la situation, c’est que - si on écarte Aleksa - je suis plutôt bien et détendu. La semaine de vacances avec Nina m’a fait un bien fou et je suis bien moins torturé. J’ai remis d'équerre ma vie bancale et surtout remis de l’ordre dans mes priorités, mes désirs, mes besoins. Tout m’apparaît très clair à présent. Je veux Nina, le bébé et que rien ne se mette en travers de ça. Mon frère par contre, toujours si parfaitement sûr de lui, avec ce détachement souriant que j’envie (même quand il est feint) a l’air sombre. On dirait que nous avons échangé nos rôles.

Je lui emboîte le pas, obéissant comme sait le faire un soldat. Il est mon petit frère mais aussi mon supérieur et j’ai de toute façon passé trop de temps dans le rôle de l’exécutant pour en changer si aisément. On s’enferme dans la salle de bain, seul endroit sans caméra, je le sais. J’voulais pas qu’on mate ma femme à poil. Même la chambre a des caméras, c’est relou. Sans hésitation, mais pas sans appréhension, je donne mon téléphone à mon frère. Dedans il y a ma vie, mes échanges avec Nina, ceux avec Legence aussi… Des coups de fil à des clients, des sms échangés, brefs et souvent sibyllins. Je ne suis pas super à l’aise avec le fait de le confier à quelqu’un. Mais je le fais sans chercher à me dérober, avec seulement un regard interrogatif sur Camenko.

Camenko attrapa le portable que son frère lui tendit, déverrouillé - il n'en était pas encore à connaître par cœur les codes confidentiels de ses proches -, sans poser plus de questions. Il se contenta d'un regard interrogatif auquel il répondit d'un moulinet du poignet signifiant qu'il y viendrait dans quelques secondes. Le trentenaire avait toujours apprécié le naturel taciturne de son aîné. Slavenko n'était ni du genre à trop parler, ni à parlementer.

Le responsable du renseignement, méfiant à souhait, connecta le téléphone à la petite enceinte qui traînait non loin du lavabo et sélectionna une musique particulièrement bruyante qu'il s'assura d'amplifier au maximum. Il plaça le cellulaire tout contre le petit ampli pour le rendre malentendant. Ce n'était pas parce qu'il n'y avait pas d'yeux dans la salle-de-bains que les murs étaient sourds pour autant. Slavenko avait longuement insisté pour garder les caméras hors de cette pièce, et si aucun micro n'avait été officiellement posé, Camenko ne savait pas ce que Mirko avait ordonné dans leur dos. Il était certain, en revanche, de ne plus pouvoir faire confiance à qui que ce soit.
Paranoïaque ou non, il ne doutait pas que le rythme assourdissant qui leur crevait les tympans en ferait de même aux indiscrets chargés de les écouter, s'il y en avait. Une technique vieille comme le monde, mais qui avait amplement fait ses preuves. Et leur voix grave n'aiderait certainement pas à rendre leur échange intelligible.

Il ne savait trop par où commencer. Le trajet de retour depuis la capitale de la République serbe de Bosnie, si long qu'il avait été, ne lui avait pas laissé le temps d'organiser correctement ses idées. Ses pensées, criardes, s'entrechoquaient avec fracas dans son crâne. Il devait faire un effort hors du commun pour ne pas se décomposer sur place et exploser de hargne et de rancœur comme l'exigeait tant le torrent qui bouillonnait dans son ventre depuis sa petite entrevue toute sympathique avec Mirko.

Slavenko était à peine revenu de vacances amplement méritées qu'il fallait l'assommer avec une vérité familiale dérangeante. S'il avait été un bon Drazavic, le brun aurait tu ce qu'il savait, fait aveuglément confiance à leur oncle et obéit lorsqu'il lui avait intimé avec plus ou moins de finesse de fermer sa gueule. Égoïstement, Camenko avait refusé de se soumettre. Il n'avait jamais été le fils ou le neveu idéal, mais quelque chose lui disait qu'il s'était surpassé aujourd'hui.
Les informations en sa possession étaient trop séduisantes pour n'être pas utilisées. Elles le rapprochaient de ses désirs les plus torves, de ses rêves les plus coupables. L'espace d'un instant, il avait cru pouvoir frôler du doigt ces envies crasses et terribles qui avaient toujours rodé autour de lui, qui avaient gangréné sa loyauté et planté leurs serres dans son âme sans jamais plus le relâcher. Ces pensées-là, secrètes, noires, il les avait toujours gardées pour lui. Mais l'opportunité était trop belle à présent pour qu'il ne les partage pas. Et tant pis s'il se compromettait. Tant pis s'il se mettait en danger. Mirko avait de toute manière lancé le décompte de sa fin de vie.

La voix grave de Camenko s'éleva précautionneusement, suffisamment claire pour que son frère puisse la saisir, assez basse malgré tout pour ne pas filtrer à travers le brouhaha musical.

« Saskia est en vie. »

Je regarde mon frère s'emparer de mon téléphone et commencer à chipoter dedans. Je ne suis pas très à l'aise avec ça, je me souviens avoir envoyé une dickpic à Leg pour son anniversaire. Une vanne... Je ne crois pas que mon frère sache pour mon ambiguïté sexuelle si je peux dire ça comme ça. Mon oncle est au courant, j'en suis à peu près sur. Pas mon père, ça j'en suis sur aussi. Dieu merci, si tant est que je puisse mêler Dieu à ça même si je ne suis pas très croyant. Un peu, pour la forme, au cas où... Ouf, mon téléphone, ce c'est pour mettre la musique et je me détends imperceptiblement. Je ne devrais pas, parce que ça veut probablement dire qu'il y a des mouchards même dans la salle de bain. Ça me saoule de ne plus être chez moi ! Je veux pouvoir baiser au milieu du salon si j'en ai envie bordel ! Mouai, techniquement, je peux, je vais reformuler je veux peux pouvoir baiser au milieu du salon sans que la moitié des Tigrovi ne mate bordel !

Dans mon téléphone, je n'ai que cette musique électro-industrielle que j'affectionne. Il en passe souvent au Pussynight. Quand je suis arrivé à Sarajevo, le Pussynight a un peu été le cadeau que mon père m'a fait. Avant il n'y avait pas de boîte, juste le QG. J'étais déprimé, désorienté et après avoir eu le mal du pays durant vingt ans, j'avais du mal à ma réacclimater mon pays natal. Alors Jelenko a ouvert ce club qui parfaisait notre couverture. J'ai choisi le nom moi même et la musique. Au début, le temps de m'intégrer, qu'on ne me voit plus comme le transfuge américain, je passais toutes mes journées, toutes mes soirées au Pussynight. Je ruminais Nina. Entre-temps de nos jours, la musique varie, sauf les soirées entre Tigrovi, surtout si je suis là. J'aime le son lourd et métallique à la fois, industriel, qui vous prend aux tripes. C'est sur que si quelqu'un nous écoutait, il est sourd maintenant.

D'abord mon visage s'éclaire comme celui d'un enfant à Noël. Nina dit souvent que je suis aveugle et naïf concernant ma famille. C'est vrai. Je ne suis que joie parce que Saskia est vivante ! Peu importe où elle est, elle est vivante ! Un sourire adoucit les traits coupés à la serpe de mon visage. Puis je réalise que depuis le départ Camenko tire la gueule et que donc ce n'est pas une bonne nouvelle qu'il m'annonce. Mon sourire s’estompe jusqu'à disparaître tandis que je réfléchis en me frottant le nez du revers de la main. Camenko a retrouvé Saskia en moins de quinze jours. Mon oncle est supposé avoir cherché des années. Je n'aime pas trop mon oncle, trop secret, intransigeant et manipulateur. Mais je n'imagine pas mon père avoir laissé sa propre fille loin de lui, loin de nous. Ma sœur. Et puis - cela se voit sur mon visage - le doute s'instille quand je revois mon père avec sa nouvelle femme enceinte d'une fille. Sa froideur, non...pire, son désintérêt.

Je finis par demander d'un ton bref et bas. "Ils le savaient ?" Il y a encore une note interrogative pour ne pas ruiner tout à fait mes dernières illusions. C'est un répit de quelques secondes que je m'accorde ainsi. "Où est-elle ?"

L’annonce se suffisait à elle-même, nul besoin d’enjoliver les choses ou de passer par quatre chemins : Saskia était en vie. Il ne parvenait pourtant pas à sauter de joie ou à laisser transparaître dans ses prunelles claires le sentiment brillant qui illumina subitement le regard de son frère. La nouvelle, si elle aurait pu - dû - être bonne, lui laissait un arrière-goût amer, davantage exacerbé par les paroles de Mirko qui tournaient dans son esprit avec le caractère insupportable d’une ritournelle répugnante. Ses menaces empoisonnaient ses pensées, infusaient une rage sourde dans ses os. Et derrière : la colère, la frustration de n’avoir pas encore toutes les cartes en main, de ne pas comprendre pleinement ce qu’il se passait. Camenko haïssait ce sentiment au plus au point, aujourd’hui plus que jamais.

Le bâtard des Drazavic se tut, le visage fermé, laissant à son frère le soin d’apprécier cette affirmation criante de mauvais présages. Il ne fallut que quelques secondes au sourire de son interlocuteur pour se faner, pour que passe dans son regard l'étincelle de crainte mêlée de désillusion qu’il avait espéré faire naître bien avant sans jamais y arriver. Slavenko était aveugle depuis si longtemps qu’il avait longtemps craint lui rendre la vue, lui crever la rétine s’il ôtait les caches qui barraient son jugement et son appréciation. Malgré son séjour aux États-Unis et ses petites vacances au violon, son aîné n’avait jamais réussi à ouvrir les yeux sur la réelle nature de leur famille ; aussi Camenko s’était-il toujours gardé de partager son point de vue, ses intentions enfouies. Ce n’était pas qu’il manquait de confiance en lui, c’était qu’il ne connaissait que trop bien le pouvoir et l’influence de Jelenko sur son esprit. Il savait la grippe, voyait les griffes de leur géniteur. Les clous rouillés qui tenaient profondément enfoncées les œillères de l'enfant prodige auraient très bien pu sceller le bois de son propre cercueil.

Il n'aurait jamais pris ce risque avant. Camenko attendait depuis longtemps, depuis toujours, l'instant où il pourrait finalement se confier à son frère. Lui exprimer toute la haine qu'il nourrissait à l'encontre des patriarches. Éclater enfin les vérités qu'il taisait depuis tant d'années. Souligner les faits, les crimes, les horreurs orchestrées par ces vieux réactionnaires. Éclairer la merde dans laquelle ils pataugaient tous deux depuis l'enfance du fait de leur patronyme. Lui prouver comme leur vie serait douce sans eux, comme le pays se porterait mieux. Comme ils bénéficieraient tous de leur mort prématurée. Comme ils pourraient exister sans l'ombre méphitique et l'influence crasse de Jelenko et Mirko Drazavic.
Slavenko avait bien trop à perdre en tolérant encore que leur géniteur vive. S'il n'en avait pas conscience par le passé, il devait se douter, à mesure que la grossesse de Nina passait, de la finalité des choses. Il devait savoir que leur géniteur, qui peinait déjà à supporter l'Américaine, ne la laisserait jamais se charger de l'éducation d'une descendance si précieuse. Il devait se douter que Mirko trouverait toujours à y redire, et que la jeune femme s'opposerait à tout cela. Il était mieux placé que quiconque pour savoir la manière dont les hommes de leur genre se défaisaient des petits tracas du quotidien. Et Nina en deviendrait un à la naissance de leur enfant ; Camenko n’avait pas besoin de consulter les astres ou d’être devin pour le savoir. Il comptait en réalité sur ces faits pour raisonner son frère et le ranger à son avis.

Écrasé par le poids de la lucidité, Slavenko osa à peine demander :

« Ils le savaient ? Et il articula ensuite : où est-elle ?
Jelenko l’ignore. »

Le trentenaire n’avait pas souvenir de l’avoir jamais appelé père, encore moins papa ; et ces mots lui tordaient les boyaux chaque fois qu’ils résonnaient dans la bouche de Slavenko. Il n’était pas certain de l’entendre les prononcer encore à l’avenir.

« J’y travaille. Elle a changé d’identité, mais je pense la retrouver rapidement à présent. »

Et comme pour vérifier ses dires, Camenko sortit rapidement l’un de ses téléphones pour voir si l’un de ses informateurs avait une bonne nouvelle à lui annoncer. Mais l’écran était terriblement vide. Il enfouit le portable dans sa poche avant de retourner à la réalité.

« Elle a été kidnappée. Mirko savait, depuis toujours. Et il n’a rien fait. Il avait volontairement faussé l’enquête pour qu’on ne le sache pas. Il siffla entre ses dents : je suis tellement proche de comprendre pourquoi. Ça me rend dingue. »

Le trentenaire passa une main à l’arrière de son crâne. Un long soupir franchit ses lèvres, étouffé par la musique assourdissante.

« Ça l’a rendu nerveux de m’entendre lui agiter ses erreurs sous le nez. Il a complètement vrillé, je ne l’avais jamais vu perdre la face à ce point. C’est mauvais signe. »

Ma question entraîne plusieurs réponses et quelques brèves explications qu'il me faut ruminer. Je ne suis pas très intelligent, c'est certain, je n'ai pas reçu une éducation comme Camenko et je ne suis pas assez tordu, ou rusé, pour comprendre les subtilités des manipulations de personnage comme Mirko ou mon frère. J'aime quand les règles sont claires et explicites. J'ai été entraîné à être celui qui obéit sans poser de questions, pour ça il ne fallait pas trop réfléchir ni être trop curieux. Que ce soit ici ou à NY. Cependant, si je me donne la peine, je ne suis pas non plus idiot. Il me faut juste dépasser un peu mon conditionnement.

"Jelenko ne sait rien ? Mirko a tout fait ? Pourquoi ? Comment ça il a vrillé ? Il t'a fait quelque chose ? " Je fronce les sourcils, l'estomac tordue par une rage envers celui qui m'a privé de ma sœur. Encore qu'au fond, il n'est pas le seul, je devrais en vouloir aussi à ma mère de l'avoir éloigné d'elles mais ça, je n'y arrive pas. Mirko, c'est bien plus facile, il a toujours été le serpent de la famille à mes yeux. J'ai une relation ambigü avec lui, il m'a déjà aidé, sauvé, et même sauvé Nina, mais ce n'est que pour mieux me manipuler, pour que je lui sois redevable et loyal. Il ne me connait que trop bien et joue sur mes points faibles. Mais alors il devrait savoir que mon frère a pris une importance capitale dans ma vie. J'ai cette tare de loyauté familiale, n'est-ce pas ? "On devrait...on devrait en parler à Papa. Il fera parler son frère ! "

Le fil de ses pensées se rompit, et Slavenko vomit une floppée de questions qu’il s’était lui-même posées quand il avait compris que leur oncle les menait en bateau depuis le début.

« Jelenko ne sait rien ? Mirko a tout fait ? Pourquoi ? Comment ça il a vrillé ? Il t'a fait quelque chose ? »

Camenko hocha la tête et haussa les épaules, impuissant. Il lui manquait bien trop d’informations pour comprendre la pensée de leur oncle, et il doutait à présent d’avoir jamais l’opportunité de la sonder comme il l’aurait souhaité. Mirko se méfierait bien trop maintenant pour le laisser approcher, mettre en péril sa légitimité au sein du Klan, peut-être même sa vie. Il avait probablement déjà commencé à empoisonner l’esprit de Jelenko pour se défaire de toute nuisance. Le cadet des patriarches avait, sa vie durant, été une éminence grise trop influente pour accepter de lâcher la colonne vertébrale de son frère. Ses griffes y étaient plantées depuis si longtemps … Leur géniteur pouvait-il ne serait-ce que tenir debout sans l’influence de son homme de l’ombre ?

« Il a simplement … éclaté ? Tu sais bien qu’il ne se met jamais en colère. J’ai cru que j’avais déchaîné les enfers. »

Mirko était un mur d’impassibilité plus épais encore que le sien. Il lui arrivait de temps à autres de sortir autre chose de son congélateur à émotions, mais bien souvent, il se contentait d’être froid et fourbe. S’il s’était emporté quelques heures auparavant, leur oncle n’avait cependant pas abandonné son côté serpent. Il avait frappé fort, juste. Son coup d’estoc avait transpercé le trentenaire de part en part. Il aurait mieux aimé un coup de poing en bonne et due forme pour lui apprendre à ravaler son insolence. C’était souvent plus simple de reconstruire un nez démoli ou une pommette éclatée que d’avoir à ramasser les morceaux de son égo et de sa dignité.

« On devrait...on devrait en parler à Papa. Il fera parler son frère ! »

Camenko braqua ses prunelles dans celles de son aîné, croyant avoir mal saisi. Il le jaugea quelques secondes, attendant l’instant où Slavenko se raviserait. Mais ses lèvres restèrent closes, et la stupeur du Serbe grandit davantage.

« C’est hors de question. Tu penses sincèrement qu’il n’aura pas prévu un joli mensonge pour démentir tout ça ? Jelenko le croira toujours plus que nous. »

Surtout que lui. Jelenko n’entretenait pas avec son bâtard la relation privilégiée qu’il nourrissait avec Slavenko. Le cadet ne lui avait jamais suffisamment ressemblé pour grimper dans son estime et obtenir un rien de la crédibilité que pouvaient avoir les paroles de son frère.

« Mirko nous a trahi. Pas seulement nous, pas uniquement sa famille, mais le Klan au complet. Qui sait quelles informations capitales il retient encore ? »

J'ai une grimace qui vient de souvenirs de Mirko fou de rage contre moi. Mais il parait que j'ai un don naturel pour foutre en rogne les gens et puis c'est resté très très exceptionnel. Deux fois en quarante ans. Quasiment à vingt ans d'intervalle à chaque fois. Et je comprends que Camenko soit choqué. Je ne pense pas qu'il avait jamais été la cible de ce comportement de Mirko. J'ai toujours pensé que mon frère était très proche de mon oncle, comme un second fils remplaçant Filip, mon cousin mort durant la guerre. A présent, qu'est-ce que Camenko allait faire ? Je le comprendrais s'il voulait laisser couler l'affaire Saskia, après tout personne ne s'en était jamais préoccupé sauf mon oncle d'une surprenante façon.

Je me renfrogne à l'idée de tout cacher à mon père. Je sais l'influence de Mirko sur ce dernier mais quand même, nous sommes ses fils, et Saskia est sa fille. Seulement, durant les années de prison de Jelenko, ses seuls contacts avec l'extérieur avaient été son avocat et Mirko. Je n'avais pas vu mon père pendant 20 ans et je crois qu'il avait été déçu de ce que j'étais devenu - trop loin de l'image idéale qu'il se faisait de moi. Pourtant, j'avais tout fait pour essayer de le satisfaire mais pas encore assez. "Des infos capitales... toutes celles qu'il veut. Il dirige le Klan peut-être plus encore que papa. Je ne pense pas qu'il trahisse le Klan, seulement nous...et Saskia mais elle ne compte pas pour lui. " Je fronce les sourcils, quelque chose m'échappe, si Saskia en tant que fille est si insignifiante, pourquoi la faire disparaître ? Quelle monnaie d'échange pouvait-elle bien représenter surtout si jeune ? Je suis frustré de ne pas avoir les réponses et après après avoir soufflé de mécontentement par les narines, je concède à mon frère.  "Très bien... On attend alors ? d'avoir plus d'infos ... ? " Une fois cette décision prise, je ne me sens pas mieux. "Tiens moi au courant d'accord. Surtout si Mirko te menace." Je gronde comme un animal furieux. "Il ne le fera pas deux fois." J'aime mon frère et pas mon oncle, l'équation est très simple à résoudre dans mon esprit borné et dira-t-on étroit.

Cet homme ne lui avait jamais paru plus énigmatique que ces dernières semaines. Camenko le voyait faiblir, se retrancher derrière la colère, commettre de plus en plus d’erreurs, mais Mirko restait un secret à lui tout seul. Il n’aurait jamais pu se vanter une seule fois d’avoir saisi la pensée de son oncle.

« Des infos capitales... toutes celles qu'il veut. Il dirige le Klan peut-être plus encore que papa. Je ne pense pas qu'il trahisse le Klan, seulement nous...et Saskia mais elle ne compte pas pour lui. »

Cette histoire allait bien au-delà d’une histoire de famille. Saskia avait été enlevée par des Kosovars, non par le péon du coin. L’intuition de Camenko lui criait qu’il y avait d’autres enjeux là-dessous, bien plus importants pour que Mirko ait décidé d’étouffer l’affaire. Bien trop importants pour qu’il préfère cacher la vérité à son frère plutôt que de chercher à récupérer sa propre nièce, kidnappée par les membres d’un peuple qui avait été démoli par le Tigrovi et les milices pro-serbes durant la guerre.

« Très bien... On attend alors ? d'avoir plus d'infos ... ? »

Il opina du chef. Camenko était convaincu de trouver les dernières réponses à ses questions lorsqu’il mettrait la main sur Saskia. Leur sœur lui apparaissait comme la dernière pièce d’un puzzle dont l’image complète était faussée tant qu’elle ne s’imbriquait pas aux autres morceaux.

« Tiens moi au courant d’accord. Surtout si Mirko te menace. Il ne le fera pas deux fois. »

Camenko haussa un sourcil, pour le moins étonné par cet élan de fraternité auquel il n’était pas tant habitué que cela. Il avait toujours vu Slavenko pour ce qu’il était, déjà enfant : son frère. Même lorsqu’il portait un autre nom, même quand on lui demandait - ordonnait en réalité - de taire le lien familial qui le liait au premier fils du dieu-Drazavic, le bâtard l’avait considéré avec cet affection étonnante que seuls les membres d’une fratrie pouvaient se porter. Il ne lui avait aucunement tenu rigueur de ne lui avoir rendu tout au long de leur enfance qu’un sentiment amical.

Il esquissa un rien de sourire franc, amusé par cette situation improbable qui le dérida une fraction de seconde avant qu’il se souvienne de l’ampleur des dégâts causés par son manque de vigilance dans ses relations privées.

« Il sait pour Maggy. »

Et le trentenaire n’osait imaginer ce qu’il ferait de cette information. Ou plutôt, il ne parvenait à dire à quel moment Mirko retournerait cette carte cruciale pour l’écraser comme un moins que rien. Il poussa un soupir, passa ses doigts à l’arrière de son crâne pour presser ses cervicales.

Slavenko avait été le premier informé de sa liaison avec l’Italienne, et même s’il n’en connaissait pas tous les détails, il savait que Margherita comptait plus que n’importe quelle autre femme à ses yeux.

« Donc Vadim ne tardera pas à le savoir lui aussi. Il clapa sa langue contre son palais. S’il m’arrive quelque chose … Débrouille-toi pour te débarrasser de Bukovski. D’une manière ou d’une autre. »

Je ne m’offusque pas de l’étonnement de mon frère mais il n’y a pourtant rien d’étrange à mon affirmation. Je n’ai découvert que sur le tard ce frère inespéré mais depuis trois ans, j’en suis venu à tisser un lien avec lui. C’est à lui que j’ai confié - certes de rares fois mais qui témoignent de ma confiance - de ma peine et mes regrets d’avoir laissé Nina à NY. A lui seul que j’ai pu parfois dire mes doutes, ma crainte de ne pas être à la hauteur vis à vis des attentes de Jelenko. Il a été mon soutien quand je suis revenu ici, presque trop américain après 20 ans à NY pour ne pas susciter la défiance de mes pairs. Il sait la difficulté d’appartenir à une famille comme la nôtre et en retour, je le comprends. Nos mère ont partagé les mêmes peines, chacune de leur côté de la barrière de légitimité. Barrière érigée par notre père sans souci des sentiments des autres. Je ne sais pas pour Camenko, mais j’ai quasiment pas de souvenirs de lui enfant. Ce n’est pas lui particulièrement, je n’ai pas énormément de souvenirs avant mes douze ans. Avant Sarajevo. Quelques rares images ancrées de Subotica persistent seulement, ma mère dans la cuisine, ce vélo rouge que j’ai du abandonner là-bas, ce jour quand j’ai appris à nager dans l’étang près de chez nous. C’est à peu près tout. Aujourd’hui, je sais que Cam est de ma famille - ce qui a toujours compté pour moi, la loyauté familiale chevillée au corps, élevé pour ça - mais en plus je l’apprécie en tant que personne, en tant qu’ami.

Je grimace à l’aveu bien que je ne sois pas surpris. Mon oncle a toujours eu la mainmise sur nos vie. La plupart du temps, comme nous nous tenons sages, il se contente d’observer, mais chaque information est chez lui un pouvoir. Si je sais à quel point la russe compte pour mon frère, alors mon oncle aussi le sait. Il est trop subtil et bien renseigné pour que ça lui ait échappé. Je passe la langue sur ma lèvre inférieure essayant d’évaluer les risques. Acculé, Mirko peut piquer comme un scorpion. “S’il t’arrive quelque chose, Mirko et Vadim sont des hommes morts. Je suis toujours bon sniper mais… tu devrais peut-être laisser tomber… au moins le temps que ça se tasse. Ça ne vaut pas le coup de perdre un frère pour gagner une sœur.” Je ne fais pas de nuance entre eux deux même si on pourrait me dire que Camenko n’est que mon demi-frère.

Camenko ne pouvait s’empêcher d’imaginer les pires éventualités ; et de toutes les manières stupides de mourir que son cerveau malade s’était figurées tout au long de sa vie, être exécuté par Vadim Bukovski ne l’enchentait guère plus qu’être abattu par son propre géniteur parce qu’il aurait mis le doigt sur une vérité dérangeante que le brun cherchait à cacher. Dans tous les cas, s’il ne parvenait pas à se charger lui-même de l’affaire, le trentenaire refusait de laisser le Russe exercer toute la crasse de son talent sur Maggy plus longtemps. Il ne souhaitait pas passer le reste de son existence en enfer à subir les images de leur vie de couple, si tant était qu’on pouvait encore les considérer comme tel quand on connaissait l’aversion que l’Italienne nourrissait à l’égard de son mari.

« S’il t’arrive quelque chose, Mirko et Vadim sont des hommes morts. Je suis toujours bon sniper mais… tu devrais peut-être laisser tomber… au moins le temps que ça se tasse. Ça ne vaut pas le coup de perdre un frère pour gagner une sœur. »

Le trentenaire secoua la tête. Il s’était attendu à ce que son frère lui propose d’abandonner là les recherches. En d’autres circonstances, s’ils n’avaient eu Mirko pour adversaire, cesser maintenant, enterrer les rares preuves qu’ils avaient et laisser s’enliser les pistes aurait pu être une option envisageable. Mais leur oncle était déjà trop remonté pour qu’ils puissent courber l’échine maintenant et ramper à ses pieds en implorant pieusement son pardon. D’autant que la fierté de Camenko face à cet homme ne lui donnait absolument pas envie de baisser les bras et de s’écraser. Moins encore après ce qu’il avait pu lui cracher au visage pour tenter de le remettre à sa place.
Le brun avait passé sa vie dans l’ombre projetée par le cadet des patriarches. Tantôt pantin obéissant, tantôt réplique exacte pour faire sa fierté, jamais réellement indépendant, toujours moins bon que lui, même quand il parvenait à prouver le contraire.

« Parce que tu penses que ça va se tasser ? On parle de Mirko. On en sait déjà trop pour qu’il ne nous considère pas comme une menace. Entre nous, j’aime mieux persévérer et trouver la faille rapidement plutôt que d’arrêter maintenant et d’attendre qu’il décide de susurrer à l’oreille de Vadim ce qu’il sait, tout ça parce que je l’aurais énervé différemment. »

Le sexagénaire se servirait de ce qu’il savait à un moment ou un autre. S’il tenait Camenko à la gorge sur le sujet Saskia pour le moment, rien ne garantissait qu’il ne tente pas de l’étouffer à nouveau dans quelques années. L’information ne périmait que lorsque quelqu’un d’autre s’en servait avant ; en l’occurrence, le bâtard des Drazavic ne comptait pas lancer lui-même la rumeur de sa liaison avec Margherita. Ne lui restait que deux options : se débarrasser de Vadim, une idée qui le séduisait de plus en plus, ou faire d’une pierre deux coups en enterrant Mirko, ses secrets, et son influence sur le Klan.

Mon frère est d'un naturel têtu. Il tient ça des Drazavic et plus généralement des serbes ou des serbes de Bosnie ce qui pour notre père est la même chose puisqu'il rêve d'une grande et belle nation réunifiée, l'utopie ratée de la guerre. Quant à moi, je sais choisir mes combats et celui de Saskia n'est pas prioritaire à mes yeux. J'ai une moue aux explications de Camenko. Je ne pense pas avoir jamais représenté une menace pour Mirko, il sait très bien me tenir en laisse et il a tellement plus d'influence que moi que je ne suis qu'un grain de sable insignifiant. Pour Camenko, c'est différent, il lui a tout appris. Ils jouent le même jeu, ils louvoient dans les mêmes sphères, entre eux se joue déjà une lutte influence. A leur niveau, c'est inévitable, c'est une question de survie. Moi, je suis l'enfant qu'on peut remettre dans le droit chemin avec une calotte derrière la tête, Camenko est différent. Je l'admire de ce qu'il est. J'admire son sang-froid, sa façon de calculer et anticiper les risques, de les gérer.

Je n'en suis pas encore à penser qu'on va devoir éliminer mon père ou Mirko. J'en suis seulement au stade de vouloir savoir sans pour autant imaginer ce que je ferais de ce savoir. Je n'en suis pas encore non plus à vouloir savoir ce que mon frère pense. Je suspecte des désirs qui vont plus loin que les miens. Se protéger de Mirko est une chose  et je n'aime pas mon oncle tant que ça. Mais mon père, c'est différent. Il s'est fait berner par son frère et je suis sur qu'une fois que nous aurons les preuves nécessaires, il prendra le parti de ses fils. Il nous faut juste des preuves irréfutables. "très bien, trouve des preuves et surtout la raison des agissements de Mirko. Tu sais bien que je te suivrais. Mais sois prudent. Surtout avec ta russe... " Je ne peux pas deviner à ce stade que c'est moi qui vais plonger - littéralement - le premier. Je me crois à l'abri par le fait d'être le fils de mon père. En quoi j'ai bien tort comme on le verra deux jours plus tard. "Faut que j'y aille. Tiens moi au courant et hésite pas si tu as des ennuis. ou pour quoique ce soit." c'est moi qui l'ai mis dans la merde après tout. J'aurais mieux fait de ne pas remuer le passé. Pourquoi faut-il que le fait qu'Aleksandra soit enceinte m'ait démangé de savoir ce que a sœur était devenue ?!! Mais ce qui est fait est fait, et il faut maintenant boire la coupe jusqu'à la lie.