[Bill Benett] - Wrong place, wrong time

Un craquement résonne quand le dos du vieillard se redresse tandis que dans sa main fume un café bien trop brûlant pour qu’il soit dans ce putain de gobelet au plastique beaucoup trop fin pour une boisson chaude. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas mis les pieds dans un hôpital et pourtant, même un ancien médecin a besoin de soins ! C’est un contrôle de routine qui l’amène ici mais le temps s’étire bien trop pour un simple scanner. Tout le monde court partout et dans les souvenirs de Bill, ça n’a jamais été ainsi même s’il ne fréquentait ce genre d’établissement que très peu, il se rappelle des murs blancs propres et frôlés par quelques infirmières par-ci, par-là, quelques patients aussi. On mourrait silencieusement avant, on ne se soignait pas ou uniquement si la mort nous faisait trop peur mais Bill ne se rappelle pas de ce genre d’endroit, moderne et dirigé par des commerciaux.
C’est seulement quand il entend la voix d’une femme que dans un mouvement il se retourne, sourcils froncés et l’air renfrogné. La monnaie sur combien ? Il sort son petit porte-monnaie en cuir noir de la poche de son pantalon après avoir posé son café au-dessus de la machine, ne regardant pas le moins du monde la femme se tenant devant lui. Vaut mieux poser un congé quand on vient ici, ou même, encore mieux, être retraité et ramener sa propre thermos parce qu’à l’allure où il vont, j’peux te dire que tu vas en enfiler des pièces dans cette foutue machine. Il lui tend les pièces qu’elle récupère immédiatement. C’est bon garde tes billets. Dit-il, en anglais, l’accent américain qui le suit depuis qu’il ne fait plus aucun effort pour parler la langue du pays. Il reprend son café et s’apprête à retourner s’asseoir dans la salle d’attente.

Bill est un rustre mais certainement pas un enfoiré. Alors, ces quelques pièces il les offre à la belle brune se tenant devant lui. Il ne l’avait pas remarqué de premier abord mais la femme aux billets est séduisante à souhait et ses yeux, un océan dans lequel il pourrait se plonger. Alors, il se détend légèrement, défronce les sourcils et boit un lampée de café pour hydrater sa gorge sèche. Ah tiens, c’est rare de voir des gens qui parle aussi bien anglais ici. Qu’il s’étonne lui-même. J’avais rendez-vous à 15h30. Soit disant ils auraient des urgences… Il soupire et regarde la salle d’attente, scrutant avec impatience l’enseigne lumineuse qui indique à qui est le tour et à quel guichet il faut aller. J’te l’dis, faut pas être pressés, vraiment. Le bruit de la machine à café résonne et la belle récupère son gobelet à son tour. Bill se dirige naturellement vers une rangée de siège et il s'assit en prenant garde à ne pas courber le dos trop violemment alors qu’il remarque que la brune fait de même. T'as rendez-vous avec quel médecin ? Qu’il se risque à demander, manière de faire la causette, pensant passer le temps plus agréablement et pas seul en tête à tête avec un gobelet trop chaud qu’il n’arrive de toute façon pas à tenir correctement entre ses doigts échaudés.

Il n’a fallu que quelques paroles échangées pour que Bill dissèque avec précision l’accent de la jeune femme et il n’est pas peu fier d’entendre qu’elle n’est effectivement pas d’ici non plus. Il traîne son regard ridé vers la brune puis vers les guichets qui ne l’appellent décemment jamais. Je suis né dans le Kentucky et j’ai vécu un peu partout. C’est ma femme qui m’a poussé à rester ici, à croire que Sarajevo est une destination de rêve. Le vieillard pousse un soupir puis balance la tête de gauche à droite très légèrement, comme si vivre ici lui déplaisait alors que dans le fond, ici ou ailleurs c’est bien du pareil au même.

De la lecture ? S’étonne-t-il en plaquant instinctivement ses mains sur ses poches. J’ai oublié mes lunettes de toute façon… Faudrait pas vieillir. Entre les oublis, les problèmes de santé et les problèmes annexes, il est compliqué d’évoluer en tant que vieux dans cette société. Ah… Rien de grave ? Il semble tout d’un coup plus intéressé par le cas de son ami que par la jeune femme en elle-même et il est évident que sa beauté n’en changera rien.

Bill n’a pas toujours été bien vu à Sarajevo, ni à son arrivé, ni même encore aujourd’hui. L’accent le trahit bien trop souvent même s’il s’efforce, selon le contexte, à parler comme un vrai serbe, il y a toujours le fond de gorge qui s’emmêle les pinceaux pour rouler les R. Bientôt trente ans, les années passent malheureusement trop vite. Je ne vais plus repartir à mon âge.

Il fronce les sourcils à sa drôle de proposition, il ne savait même pas que ça existait. Des livres audio ? Ils ont vraiment inventés ça ? Et puis comment ils peuvent mettre livre et audio dans la même phrase ? Je crois que la société va mal si on commence à avoir même la fainéantise de lire un bon bouquin. Autant regarder un film alors. Il voudrait dire quelque chose du genre “De mon temps...” mais au risque de faire hérisser les poils de la demoiselle, il s’en restreint à un silence. Il l’interroge ensuite sur son ami et il sait bien qu’il y a plus de chance que ce soit grave qu’autre chose, sinon elle ne serait pas là. Il n’y a qu’un seul endroit à l’hôpital où on nous annonce de bonnes nouvelles: La maternité mais malheureusement il y a plus de malades que de femmes qui accouchent. Ah… Eh bien écoutez, espérons que ça aille mais c’est leur boulot de toute façon… Et ce fut le sien aussi il y a un temps. J’étais médecin aussi, avant. Non sans humilité, le vieillard lâche dans ce commentaire juste l’envie de discuter avec Maggy, sans plus, ni moins.

Repartir pour aller où et avec qui ? Bill s’est bien évidemment posé la question plus d’une fois et bien que l’idée de rester à Sarajevo jusqu’à la fin de ses jours lui donne quelques frissons, les derniers souvenirs de Maddie hantent cette ville à jamais, y laissant le vieillard attaché. Je ne dirais pas que je ne me plais pas ici mais je me suis accommodé à cette ville et à ses habitants. Puis c’est ici que ma femme est enterrée, son souvenir aussi. Alors, tu vois, même pour un gaillard dur comme moi, c’est difficile. Bill se livre sans vraiment se soucier de la personne qui l’écoute, parler de n’importe quoi avec n’importe qui à son âge n’est que dérisoire. Mhhh, il y avait déjà le braille pour ça mais bon ! Il hausse les épaules en soupirant avant de boire une gorgée de son café un peu moins chaud maintenant. Non, j’ai servi à l’armée, j’étais plus sur le terrain mais cela dit, il m’est arrivé d’être assigné aux services des urgences quand il y avait besoin. Ca fait très longtemps maintenant, j’ai pris ma retraite quand ma femme est tombée malade, j’devais avoir une cinquantaine d’années. Après ça, on s’est consacrés à recueillir des enfants touchés par la guerre, c’était pas très beau parfois. Il lâche ça comme s’il était du quotidien de tout le monde d’agir ainsi, l’ancien médecin tellement habitué à avoir vécu de cette manière qu’il en avait oublié de vivre “normalement”. Laisse moi deviner… Tu dois avoir une fonction importante dans ta profession, non ? Maggy lui semble forte et très sûre d’elle, elle dégage quelque chose de dur et d’assez masculin malgré ses atouts de femme. Et pour la première fois depuis des lustres, Bill est intrigué par quelqu’un.

Dès lors que les excuses de la demoiselle franchissent la barrière de ses lèvres, il y a comme un inconfort qui s’installe dans la tête du vieillard. Qu’ont tous ces gens à s’excuser de la mort ? Pense-t-il. Bill hausse les épaules en regardant Maggy, les yeux froids et vitreux de la vieillesse qui s’abat sur eux. Pas besoin de me donner des excuses, c’est pas cette conversation qui m’aura fait penser à ma défunte épouse plus que d’habitude. Pour la première fois depuis des lustres Bill se met à écouter une femme avec attention et cette réflexion faite lui tire un sourire mutin. Je sais ! Y a des tas de trucs comme dans toutes les villes. Et honnêtement, Sarajevo est mieux que des dizaines d’endroits où je suis allé.

Le vieux réprime un rire et fait un mouvement de la main comme pour capituler en la faveur de la jeune femme. Ouais, t’as p’t’être pas tort. C’est une sacrée merde le braille mais bon... ! Y’a sûrement des gens aveugles et sourds qui en ont bien besoin, j’suppose !

Il réfléchit quelques secondes à la réflexion de la belle en se rappelant des moments passés, ceux à la guerre, ceux à l’hôpital quand il y était et note consciemment les différences qu’il y avait. Ca l’était, ouais. La guerre c’est moins beau que tout de toute façon. Tu fais quoi toi ? Demande-t-il, légèrement curieux maintenant qu’elle a répondu positivement à la question.

Il se rappelle de la France et le beau Paris, l’Allemagne, plus sévère et tout le reste qui compte moins aux yeux du vieillard. Il se souvient aussi des pays plus pauvres, le Soudan, le Pakistan, ceux qui font parler d’eux aujourd’hui, dans la misère depuis bien trop longtemps. Bill fronce légèrement les sourcils, boit dans son café refroidit et répond, de manière taciturne: Partout où il y avait la guerre mais il y a aussi des fois où j’y allais parce que le pays était touché par la famine et parfois ça décime plus un peuple que la guerre, tu sais. Puis il réprime un sourire quand dans son esprit, la rencontre avec Madeleine se rejoue délicieusement, embaumant son coeur de la sensation qui l’avait étreint à cette époque. J’ai vécu un peu à Paris et j’ai adoré. Les français ont beaucoup de goût et de raffinement, j’ai jamais mangé d’aussi bonnes pâtisseries que là-bas et je crois que ma femme a longtemps été nostalgique de ça. Elle était française, oui. Il ne sait pas réellement pourquoi ils discutent aussi bien, tous les deux, mais une chose est sûre, c’est que l’attente qui l’énervait auparavant est devenue beaucoup plus agréable désormais. Une boîte de sécurité ? Vraiment ? T’as monté ta propre boîte alors ? Il est assez amusant de voir comme une femme aussi belle et féminine peut se voir attribuer des fonctions masculines et c’est ce qui a de bien au vingt-et-unième siècle, se dit-il. Et toi, t’es mariée ? Non pas qu’il rechercherait une nouvelle femme plus jeune mais la curiosité qui l’anime lui permet de poser ce genre de question à Maggy, assez ouverte semblerait-il.

Le vieillard acquiesce en hochant la tête, se remémorant des souvenirs qu’il avait bien enfoui dans le fond de sa mémoire qui lui fait défaut parfois. Malgré tout, il n’a jamais pu oublier un seul de ses voyages, un seul des visages qu’il a rencontré même si les prénoms semblent si loin, il n’a jamais oublié personne et chaque humain rencontré est resté gravé dans son coeur plutôt que sa mémoire. Il a l’air dur Bill mais ne l’est définitivement pas. Il était empathique, doux et impliqué dans des actions qui lui tenaient à coeur, toujours prêt à aider ses prochains. Malheureusement, il s’est endurci avec les horreurs mais surtout avec le décès de Madeleine et c’est ça qui l’a rongé jusqu’à maintenant. Oh oui, les français sont des originaux. Je ne sais pas si on fait ça en Italie mais manger des cuisses de grenouilles ça me paraissait tellement dégueulasse avant que j’y goûte. Mais je suis plutôt d’accord avec toi, les italiens savent très bien cuisiner.

Les yeux plissés de l’homme se dirigent vers l’alliance que Maggie porte à l’annulaire gauche et le ton de la jeune femme n’interpelle pas vraiment Bill, elle n’a pas l’air attristée de sa constatation, les femmes sont de plus en plus indépendantes de toute façon, se pense-t-il. Ah bon ? Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? Il l’imagine militaire ou quelque chose dans ce genre-là, quelque chose qui lui incomberait de partir loin et pendant de longues périodes. T’habites dans le coin ? Finit-il par lui demander, l’idée de la recroiser seyant très bien à son esprit.

Les cuisses de grenouilles est quelque chose d’excellent, crois-moi. Que le vieillard déclare, un sourire convaincu sur les lèvres et dans l’esprit des souvenirs qui lui soulèvent parfois le coeur. Pourquoi pas, t’auras qu’à m’envoyer ça. Il passe une main dans la poche intérieure de sa veste et en sort une carte de visite comme le ferait tout bon vieillard, il finit par lui tendre. T’as mon numéro là. Il ne pense pas à mal en lui donnant son numéro de téléphone parce que Maggy a su décrocher sa confiance et qu’un bon restaurant italien ne lui ferait pas de mal ! Et puis ce n’est pas à quatre-vingt ans qu’il commencera à draguer par sms !

Ah ouais, militaire. Tu dois pas le voir souvent. Il comprend et intérieurement, ignorant la situation, peine le couple de la jeune femme. Il se souvient de toutes les fois où Maddie et lui se sont séparés, comme il était douloureux chaque fois qu’ils se quittaient. Oui, je n’habite pas loin de l’hôpital, c’est assez pratique, parfois. Bill est finalement appelé par la secrétaire et il se lève tout en se tournant vers la brune. Tu n’as qu’à m’appeler… Pour les restaurants. A la prochaine. Il s’éloigne en boitant presque, le dos douloureux, l’arthrose de plus en plus présente et Maggy dans son esprit. S’il avait eu une fille, elle lui aurait ressemblé et aurait eu cette même fermeté qu’il s’est étonné d’apprécier chez elle.

En sortant de son examen, il cherche du regard la brune qui ne semble plus être présente et il soupire d’avoir dû écourter leur discussion, presque envieux de passer plus de temps avec cette femme qui l’a inconsciemment troublé.