Le plaisir ne vous laisse jamais la conscience tranquille - Yulian

BAM. BAM. BAM.

C’est exactement le bruit que fait mon poing dans la gueule de ce type allongé par terre tandis que mon corps surplombe le sien, le sang giclant à tout va, sur ma figure, mes mains et mes habits. Il n’a fallu que quelques mots pour que mon esprit déraille, pour que j’ouvre les gonds et laisse s’échapper la fureur que je garde toujours bien enfouie d’accoutumée. Fils de pute. Trois mots qui ont résonnés en moi comme détonnerait une bombe à côté de mes oreilles et qui, avec l’effervescence de l’alcool dans mon sang, ont déclenchés la foudre sur ce mec. Je m’acharne, écrase avec ferveur les tissus, les os et la chair jusqu’à ce qu’un autre type m’attrape par derrière, me projetant au sol pour abattre son pied en plein mon visage. Je suis sonné et la douleur irradie dans tout mon crâne mais j’arrive malgré tout à me redresser pour dégager pendant que les autres s’occupent du blessé. Je titube, le cerveau embrumé et douloureux, puis dégueule mes tripes dans un coin avant de monter dans ma voiture garée un peu plus loin. En plus d’avoir trop bu, j’ai maintenant la tête dans un étau, le sang qui dégouline le long de mon visage pour s’échouer contre mon pantalon à des dizaines de centimètres plus bas et bien sûr, tout ça en oubliant qu’il serait mieux de comprimer la blessure au lieu de la laisser vivre ainsi.

Je ne sais pas comment j’ai réussi à atterrir dans ce quartier puisque je ne me souviens même pas des chemins empruntés jusque là, mais le fait est que je m’y trouve et qu’en me rappelant des dires d’un gars au Come with me, c’est ici qu’habite une nana douée pour rafistoler les blessures du genre que je porte ce soir. C’est un miracle si je me tiens devant cette porte et je finis par frapper à grand coup le bois qui résonne dans tout le couloir, sans vraiment me rendre compte du bruit que ça fait réellement.
Une rousse finit par ouvrir et je la toise de haut en bas avant de m’exprimer, pas tout à fait clairement. Salut, je… Désolé, j’te dérange. On m’a dit que tu pouvais… Enfin, que tu savais recoudre. La plaie est visible et parle d’elle-même, je ne crois pas avoir besoin de m’exprimer davantage et de toute manière, j’ai clairement trop de mal à articuler pour lui expliquer ce qu’elle a à faire.

J’ai détaillé rapidement la jeune femme et bien que ma conscience soit obscurcie, il ne me faut pas longtemps pour m'apercevoir que cette dernière est bien plus jeune que moi et je n’écarte pas la possibilité qu’elle puisse me claquer la porte au nez. C’est en m’attendant à cette possibilité que je me tiens sur le seuil de sa porte alors que quelques secondes plus tard, la rousse me fait entrer visiblement sans crainte alors que je ne suis pas sûr de paraître très bienveillant. Puis, c’est seulement quand je passe à côté d’elle que je me rends compte de la tenue légère qu’elle porte et je dois dire qu’en plus de pouvoir me faire soigner, j’ai droit à une jolie fille, que demande le peuple ?

Je m’exécute quand elle me le demande, m’asseyant sur le canapé dont mes habits imbibés tâchent le plaid y étant installé puis jette un oeil à la demoiselle lorsque son dos est tourné vers moi. Instinctivement, et d’une manière, ce n’est pas réellement étrange, l’idée d’Eden me vient à l’esprit, puisqu’elle avait cette même manière de relever ses cheveux sur le dessus de son crâne, rendant sa nuque totalement dégagée, excitante. Eden était bien plus blonde que rousse mais je note quelques similitudes avec la jeune femme qui ne me laissent pas indifférent, d’autant plus que l’écossaise avait l’habitude de panser mes plaies également. Elle revient rapidement et j’observe ses outils, ses gestes visiblement accoutumés et déglutis légèrement avant de répondre. Une bagarre. Un mec m’a collé son pied en pleine face. J’ai l’impression d’avoir décuvé en voyant l’aiguille incurvée qu’elle prépare dans ses pinces et bien que cela ne soit pas la première fois que ça m’arrive, j’ai une légère appréhension face à la douleur que l’alcool ne suffira certainement pas à effacer. Attends, attends. Je m’allonge sur le canapé, à la fois pour son confort à elle et aussi pour que mon crâne soit maintenu un minimum, que mon corps évite de tanguer au moment où son aiguille pénétrera ma peau. C’est quoi ton nom ?

Elsie. Ca sonne ni américain, ni serbe. C’est un prénom loin d’être courant et pourtant, quand je le répète en écho dans mon esprit, ça marche plutôt bien et va parfaitement avec la douceur de son visage. Je m’allonge, la issant à la jeune femme tout le loisir de faire ce qu’elle veut de ma peau, lui confiant les traits de mon propre visage alors qu’on ne se connaît même pas. Puis mes sourcils se froncent au contact du linge humide que la rousse passe sur mon front et bien que je sois souvent indifférent à la douleur, la plaie est assez ouverte pour que des picotements irradient jusque dans ma mâchoire, me faisant réprimer un halètement.  Yu...Lian. Que je réponds, les syllabes entrecoupées parce qu’en même temps l’aiguille s’enfonce dans mon sourcil et je peux clairement sentir à quel point cette partie du corps est épaisse. j’inspire un bon coup puis relâche la cage thoracique alors que mes yeux ne cessent d’observer la rousse. J’essaie par ailleurs de me concentrer sur ses tâches de rousseurs qui dessinent sur son visage une véritable nuée de petits points marronnés, me faisant perdre la notion de l’instant présent, oubliant clairement qu’une aiguille est en train de rapprocher les berges de la plaie béante sur mon arcade de manière parfaitement douloureuse. Alors je me concentre sur ce mélange de couleurs à la fois très pâle et parfois très foncé, me laissant aller à compter même les tâches qui suivent la ligne de sa joue, ne me rendant pas du tout compte de la manière agressive avec laquelle j’inspecte sa peau. J’ai le souffle court et je dois sentir l’alcool à des mètres à la ronde, ça ne doit pas être une partie de plaisir pour elle et si j'avais les esprits clairs, je me serais déjà excusé de ce que je lui fais subir.
Une dose d'adrénaline s'échoue dans mon sang à chaque fois que  l'aiguille perfore ma chair et à mesure qu'Elsie avance, je ne sens presque plus rien, ne devant même plus lutter contre la douleur. C'est la deuxième fois que je me fais recoudre cette arcade… Parler est peut-être contre-indiqué avec ce qu’elle est en train de me faire mais j’ai l’impression que le temps s’étire et qu’il ne laisse place qu’au silence et au bruit de la chair qui se rétracte. T’es une vraie rousse toi… Aucun doute là-dessus et plus je lui parle, plus je la regarde avec une intensité qui se veut à la fois maladroite de ma part et gênante pour la sienne. Elle finit au bout de quelques minutes et quand elle s’est décalée, je me redresse pour me mettre assis. Merci. Du coup, on se revoit quand ? Je laisse passer un silence et je rajoute: Pour retirer les fils…

Je suis reconnaissant envers la jeune femme qui essaie tant bien que mal de me distraire pendant que l’hameçon qui lui sert d’aiguille s’enfonce toutes trente secondes dans ma peau puis lui réponds aussitôt: Je suis d’origine russe. C’est étrange comme j’ai l’impression d’être saoul et à la fois dégrisé quand je me concentre pour lui répondre, comme si je voulais lui montrer que je n’étais pas si bourré que ça et comme si elle n’avait pas remarqué depuis le départ que je le suis. Et toi ? C’est pas serbe non plus Elsie.

Mes yeux ne la lâchent pas malgré le fait que je plisse de temps à autres les sourcils, tordus par la douleur qui surgit par moment, et je me surprends à penser que les rousses ne sont vraiment pas si mal que ça. Elsie est même vraiment très mignonne et ses taches de rousseur lui donnent un charme qu’on ne retrouve pas souvent. Ouais, c’était déjà une bagarre. Ca fait longtemps. Deux ans j’crois. Et c’était à NY, Eden avait été ma couturière d’un soir et je crois que c’est exactement à ce moment-là, quand elle était pratiquement couchée sur moi à me recoudre, qu’elle a ouvert une brèche assez profonde en moi pour venir s’y installer  et jamais vraiment en ressortir. Je repense beaucoup trop souvent à cette nuit-là, nos corps qui s’étaient entrelacés et la culpabilité qui m’avait étreinte juste après parce qu’à cette époque, on n’était qu’amis. Je réprime un léger rire pour éviter de trop bouger mais souris en contrepartie et réponds à Elsie: Ouais. En même temps, j’vois que tes taches de rousseur depuis tout à l’heure. J’avais jamais vu ça d’aussi près, j’te jure. Je suis certainement un peu lourd mais c’est pas bien méchant et d’après ce qu’on m’a dit, la jeune femme est accoutumée à recevoir des types dans mon état et j’crois pas que la moitié soit vraiment sobre quand ils arrivent ici.

Ok. Je ne me lève pas immédiatement, regarde plutôt Elsie en capitulant, assis au bord du canapé: J’te dois quelque chose ? J’ai rien là… Mais j’t’amène l’argent la semaine prochaine, ça t’va ? Ca fait combien du coup ? Je me sens un peu con à cet instant parce que je déteste les dettes et présentement, je prends bien plus que de son temps à la jeune femme, je lui prends de son sommeil et de sa patience aussi mais ce genre de soin était gratuit avec Eden, je n’ai vraiment pas calculé.

Cette origine est vraiment une plaie et elle ne me rappelle que mon père, créant toujours un trou béant dans ma poitrine quand je me remémore ma mère. C’est la raison pour laquelle j’ai préféré reprendre son nom de famille, comme un hommage, une preuve que je l’ai aimée autant que je l’ai détesté lui. Je suis né et j’ai vécu aux Etats-Unis. D’où mon accent purement américain dénué de R roulés et de syllabes imprononçables des lettres en cyrilliques. En finalité, c’est plutôt mon accent américain qui se retrouve dans mon russe plutôt qu’autre chose. J’ai le sentiment que la jeune femme se livre à moi plus par nécessité que par pure envie, soucieuse de me rendre la conscience plus impliquée à la conversation qu’à combattre la douleur et même si j’aurais préféré le contraire, je lui en suis tout à fait reconnaissant puisque ça fonctionne excellemment bien. Elisabeth… Mhhh. Elsie ça te va mieux. Elisabeth ça écorche un peu les oreilles, c’est long et les syllabes pas vraiment douces entre elles. Tandis qu’Elsie, c’est court, doux à la sonorité et je ne pourrais pas l’expliquer mais ça lui va vraiment bien.

Je plisse le regard quand elle déclare que mes blessures sont moins fréquentes qu’elle ne le pensait et elle fait sans doute aussi référence aux bagarres dans lesquelles je suis impliqué. Pourtant, ce n’est pas parce que je ne me fais pas défoncer fréquemment l’arcade que ça veut dire que je ne me bats pas. Je me bats constamment parce que les gens sont insultants, parce qu’ils n’ont pas de respect ou parce qu’ils me regardent de travers. J’ai appris à me contrôler avec les années, à éviter les esclandres, éviter de m’en prendre plein la gueule parce que je me suis lassé d’être un “bad boy” mais il m’arrive encore, de temps en temps, de frapper un connard ou deux qui m’emmerdent, je dois l’avouer. Tu sais, le nombre de mes plaies à l’arcade sont pas proportionnelles au nombre de bagarres dans lesquelles j’ai pu être impliqué. Dis-je en lui souriant alors qu’elle vient juste de terminer son chef d’oeuvre. Nan, jamais d’aussi près… Je me redresse finalement avec assez de douceur pour ne pas que mon esprit se mette à tourbillonner dans mon crâne et touche instinctivement la plaie qu’elle vient de refermer. T’as l’air de faire ça souvent, t’es quoi, infirmière ?

Je fronce les sourcils à mon tour, pas bien sûr de comprendre son fonctionnement, à la rousse. Donc, je t’emmerde en pleine nuit, t’obliges à me faire “ça” -je désigne mon sourcil recousu- et “on verra la prochaine fois” ? T’es genre… Mère Teresa en fait. A ta place je me serais déjà énervé. Je ne sais pas juste dire “merci”, parce que ça signifierait que je dois partir et à l’instant présent, j’ai beaucoup de mal à concevoir qu’il faut que je m’en aille, de peur de me retrouver à nouveau seul alors qu’en réalité, j’aime beaucoup trop parler avec Elsie.

Quelques mois… Je sais plus exactement. Je me rends soudain compte de la chance que j’ai, d’ailleurs, de pouvoir m’exprimer en anglais ici et qu’on puisse me comprendre parfaitement. Elsie parle un anglais correct et je la comprends très bien aussi malgré son accent prononcé qui la rend à la fois mignonne et intéressante. Je souris à son commentaire en restant silencieux.

Je suis pas bien sûr de comprendre où elle veut en venir vis-à-vis de ma réputation, sourcils froncés, ou du moins j’essaie, puisque ça tire réellement, je réponds: Nan, c’était juste… Sarcastique. Je la dévisage un instant, interloqué. Je me sens réellement con face à elle, comme si ses études faisaient d’elle quelqu’un de supérieur à moi et faut être pragmatique, y’a jamais rien que je puisse faire de ma vie qui sera à la hauteur de ce qu’elle fait elle. Ah oui… ça explique que tu saches si bien recoudre. Je serais presque intimidé maintenant et j’oublie quasiment le fait que quelques secondes plus tôt, j’étais carrément en train de flirter avec la rousse. Alors… Merci. C’est effectivement tout ce que je peux dire et je finis par me lever du canapé et me diriger vers la porte, mes pas chancelant me guidant tant bien que mal pour pouvoir sortir, l’alcool faisant toujours son effet sur moi. Je me tourne brusquement alors que ma main venait tout juste de toucher la poignée de porte. Tu sais quoi, file moi ton numéro, je t’appellerais la prochaine fois. Il s’agit là de la chose la plus sensée que je puisse faire pour éviter ses foudres la prochaine fois.

C’est difficile à dire pour le moment… C’est vraiment différent de New-York mais je dois dire qu’y’a quand même un certain charme. Je suis venu à Sarajevo parce que j’avais plus rien là-bas et aucune raison d’y rester. Ici j’ai une cousine et une amie. Plus le temps avance et moins je regrette d’être parti du Bronx. Bien que la vie soit aussi compliquée ici, j’ai bien l’impression d’avoir trouvé une sorte de sérénité liée au fait que je ne connaisse personne et que personne ne me connaisse, l’anonymat que ça me procure me plaît étrangement. Je sais pertinemment que la violence, la mafia et tout ce qui fait que le mal trône sur la ville est omniprésent mais ça ne change pas des masses avec le Bronx, j’y suis accoutumé. Puis, avoir un boulot comme celui que Nina me propose est une vraie opportunité, je ne peux pas le nier.

Je ne m’attendais pas à ce que la jeune femme soit pratiquement médecin. Elle paraît tellement jeune d’ailleurs, que si ça n’était pas sorti de sa propre bouche, je n’y aurais certainement pas cru. Je ne sais pas ce que je me suis imaginé un moment, à flirter avec elle, croire aussi que quelque chose se passerait entre nous et la naïveté toujours au bord des lèvres qui me fait croire que tout est possible avec les filles. Pourtant, j’ai eu beaucoup de mal avec Eden. Pas à coucher avec elle, ni même à obtenir ce dont j’avais envie d’elle mais créer une relation assez intime pour qu’on dévoile nos sentiments mutuellement et cette expérience ne m’aura certainement rien appris, c’est indéniable. Je finis par lui donner mon téléphone quand elle me le demande et elle y inscrit son numéro. Merci. Il y a comme un goût d’inachevé à ce qui vient de se passer et je me mets à regarder Elsie quelques secondes, perdant mon esprit dans ses yeux et finis par sortir un “Ciao” avant de m'éclipser silencieusement.

Une semaine s’est écoulée depuis la bagarre et le rafistolage qu’Elsie a bien voulu me faire. J’ai eu le temps de cogiter, pas par rapport à elle mais bien vis-à-vis des résultats sanguins tombés deux jours après. Je n’ai pas sombré immédiatement parce que Nina était là mais les heures qui ont suivies étaient difficiles à digérer, si bien qu’il y a eu quelques nuits blanches depuis aujourd’hui.

Un simple sms a suffit pour qu’Elsie accepte de me recevoir afin d’ôter les fils qui suturent ma plaie à l’arcade qui a l’air bien cicatrisée d’ailleurs. Cette fois, je n’ai pas manqué à apporter l’argent que je lui dois et comme je ne sais pas vraiment combien elle me demandera, j’ai l’équivalent d’une centaine de marks en poche.

Je n’ai pas vraiment les idées claires quand je me pointe devant sa porte, je suis fatigué, l’esprit tourmenté par l’examen qui approche et les mille questions que je me pose qui tournent en boucle dans ma tête. Je toque plusieurs fois à sa porte sans vraiment m’assurer qu’il y ait une sonnette et attends patiemment que la rousse vienne ouvrir. Lorsque j’entends l'enclenchement de la serrure, je me redresse en prenant une inspiration, essayant de pallier avec ma stature le manque de sommeil évident que j’ai et la salue quand elle ouvre enfin. Je passe à côté d’elle dès lors qu’elle me dit d’entrer et me mets à observer son appartement que je n’avais pas du tout pris le temps de regarder la dernière fois -sans compter que j'étais complètement bourré-. T’as bossé aujourd’hui ? Que je lui demande pour combler le blanc qui s’installe déjà, voulant éviter le malaise. J’attends qu’elle m’indique la marche à suivre, beaucoup moins intrusif maintenant que je suis complètement sobre.

Il est vrai que j’omets de la saluer et je m’en rends compte trop tardivement pour me permettre de rajouter un quelconque bonjour qui prendrait un ton étrange dans ma voix désormais. Je ne fais que passer à côté d’elle, remarquant sans trop de difficulté le parfum qui émane de son corps et les cheveux qu’elle a de nouveau noués au dessus de son crâne, comme la dernière fois. Mes yeux ne retombent dans les siens que lorsqu’elle me demande si j’ai travaillé aussi et je secoue la tête de droite à gauche pour lui signifier que non. Je travaille ce soir. Et m'assois dans le canapé quand sa main le désigne pour que je prenne place. Non, ça va, merci. Je refuse poliment un verre, non pas que je n’en ai pas envie mais il me semble que ce serait presque déplacé de déranger Elsie à salir sa vaisselle alors que je ne suis que de passage, qu’après le soin qu’elle effectuera, on ne se reverra peut-être plus et qu’elle m’oubliera comme elle oublie chaque personne qui s’installe à ce canapé pour se faire raccommoder. Je me sens faible et renfrogné, n’osant presque pas jeter mes yeux sur la rousse alors qu’il me semble que la première fois, je ne faisais que ça, la dévisageant sans pudeur et sans crainte. Je suis patient et attends comme un enfant qui attendrait qu’on vienne le chercher, ou du moins, qu’on lui indique la marche à suivre, ce qu’il est sensé faire ou ne pas faire et il y a toujours cette question que je me pose à propos de la maladie qui est en train de me ronger de l’intérieur aussi bien physiquement que mentalement. Je crois même qu’au bout d’un moment, la question est devenue tellement volumineuse dans mon esprit que je ne tiens plus en place, que les mots ne tiennent même plus dans ma bouche. Tu peux m’expliquer en quoi consiste une biopsie du foie, s’il te plaît ? Ma voix est dure mais posée, beaucoup moins franche qu’à notre première rencontre, beaucoup moins sûre d’elle aussi et je crois que ça s’entend à la manière de tourner ma phrase et à l’intonation que je prends également. J’ai besoin d’être rassuré, qu’elle me dise que ce n’est pas grand chose, que ça va bien se passer et que dans la finalité, je serais guéri sans courir le risque d’attraper un cancer qui me bouffera littéralement.

Je suis garde du corps. Rien de plus ne sort parce que je ne me risque pas à lui donner plus de détails. Travailler au come with me n’est pas quelque chose d’illégal mais Elsie et moi sommes assez distants pour le moment pour que j’accepte de garder une partie de ma vie secrète pour l’instant. Je regarde la jeune femme silencieusement et elle reproduit mon comportement, laissant planer entre nous deux une mystérieuse ambiance. La rousse est méticuleuse, ses gestes sûrs et pleins de dextérité même lorsqu’il ne s’agit que d’ouvrir cette boîte où se trouvent ses outils. Elle fait ça régulièrement et c’est très facile de le remarquer. Elle est comme une vieille couturière qui rafistolerait de vieilles carnes chaque jour et qui serait tellement habituée à le faire que même dans l’obscurité les fils seraient alignés à la perfection.

Alors, quand je brise le silence pour parler de biopsie j’ai l’impression de casser son rituel et sa surprise, visible à l’expression de son visage, ne m’étonne pas puisque je dois bel et bien être le seul amoché à lui avoir posé ce genre de question soudaine. Mes yeux ne quittent pas les siens et je fronce les sourcils dans une grimace douloureuse lorsqu’Elsie me parle d’une aiguille enfoncée entre deux côtes. Est-ce que ce genre de chose existe réellement ? Ça me fout les boules sincèrement. Une aiguille entre deux côtes ? Non… J’te demande ça parce que c’est ce qu’on va me faire dans… Dans deux jours. J’ai les poils qui se sont hérissés tous seuls à l’écoute des mots de la rousse et même si j’ai longtemps cotoyé les seringues et autres aiguilles, ce genre de truc me dégoûtent littéralement. J’ai une hépatite C chronique et j’arrive pas à savoir si c’est grave ou si ça l’est pas, tu vois ? Le médecin a pas vraiment été explicite. Je prends un traitement pour le moment… Je déglutis, la gorge serrée, pas très à l’aise avec la situation, non seulement parce que je ne connais pas Elsie et que je suis en train de lui déballer ma vie, mais aussi parce que je suis un très mauvais patient. C’est assez paradoxal, moi qui me suis shooté pendant longtemps, ne craignant rien des merdes que je m’injectais, ne craignant pas non plus la maladie parce que je me sentais hors de portée. Enfin, j’suis pas là pour une consultation, désolé si je t’emmerde. Je me confonds en excuse parce que présentement c’est la seule chose que je sache et puisse faire.

Je ne crois pas que ma profession explique réellement les bagarres récurrentes mais en tout cas, je sais que j’ai envie de laisser Elsie croire à ça, alors, je ne rétorque rien, restant silencieux pour une énième fois. J’ai pris une inspiration énorme avant de lui avouer ce qu’il se trame au fond de mon corps abîmé et j’ai osé espérer qu’Elsie, dans le milieu médical, ne me jugerait pas et ne penserait pas mal de ces révélations, laissant juste le côté professionnel de sa personnalité répondre à sa place. Je sais également que ça peu nuire à une certaine relation que j’ai pu imaginer la dernière fois mais présentement, il n’y a que le réconfort et la réassurance qui m’importe, rien d’autre. Je suis pas du genre douillet, j’ai pas vraiment peur de la douleur physique… Sur l’échelle de la douleur, j’ai déjà connu 10/10 et c’était pas de la douleur physique. Je suis reconnaissant envers Elsie d’être honnête et de prendre ce ton-là avec moi. Sa voix est douce, gentille et posée, tout ce dont j’ai actuellement besoin. T’as raison. Merci.

Puis mes yeux se relèvent vers la rousse alors que sur son visage règne encore cette expression désolée qui fait plisser ses lèvres et les traits de son front pigmenté par la nuée de taches de rousseur qui m’avait subjuguée la première fois. Après cette révélation, je me sens toujours autant stressé mais moins pessimiste et je ne pourrais jamais remercier assez Elsie pour ça. On devrait… Commencer. C’est un conseil ou plutôt, une demande sous-entendue. J’aimerais qu’elle s’occupe de mes fils pour que mes pensées se dirigent vers autre chose que cette foutue maladie et je me rappelle soudain que lorsque son visage était assez proche du mien, je n’avais plus qu’elle en tête et silencieusement, je songe à retrouver cette sensation qui m’avait étreint à notre première rencontre.

Je relève le nez quand soudain elle me propose de venir me voir si l’examen se passe dans l’hôpital où elle travaille, surpris. Mes lèvres s’entrouvrent et ne répondent pas immédiatement, l’esprit trop occupé à chercher une réponse à apporter à Elsie. Euh… Après-demain, je dois y être pour 8h. C’est à l’hôpital dans le centre. Loin de savoir comment réagir à cette proposition, je ne démontre ni un accord, ni un désaccord parce que je crois qu’à l’instant présent, je ne sais même pas si ça me fera vraiment quelque chose qu’elle vienne me voir, complètement perturbé par tout ça. C’est gentil. Que je finis par avouer à demi-mot, quelque part touché par son attitude aussi altruiste.

Elsie finit par se mettre au travail et je ne fais qu’observer tous ses gestes, les détails qui font qu’il est si inspirant de la regarder, puis plonge mes yeux dans les siens quand son visage se rapproche du mien. Je ne bouge pas, reste silencieux et suis du regard les prunelles sombres de la rousse qui n’observent que la plaie en elle-même. L’opération ne fait pas mal mais le scalpel qu’elle tient entre ses mains est assez tranchant pour m’obliger à rester complètement immobile, la respiration quasiment coupée pour que même cette dernière ne nuise pas au travail de la jeune femme. Elle est appliquée et l’expression de son visage est fascinant. D’ailleurs, je ne crois pas avoir déjà eu ce genre de traits sur le mien. Quand elle a finit, je me permets de reprendre la parole en disant: T’es vachement appliquée… Merci. Je passe machinalement une main sur mon sourcil libéré des fils et esquisse un léger sourire, le premier depuis que j’ai passé la porte de cet appartement. J’ai ramené l’argent, au fait. Je te dois combien ? Mes yeux n’ont toujours pas quitté les siens et je ne sais pas si elle l’a remarqué, si ça la gêne ou si je parais bizarre mais moi, je ne me suis pas encore rendu compte de l’insistance avec laquelle je l’admire.