Playing with fire - Slavina

Ça n'aurait pas pu tomber plus mal. Dans d'autres circonstances, j'aurais demandé à Ashley de remplacer Addison, mais le client a insisté pour que l'escort soit brune, et surtout pas plus grande que lui. Or Ashley est blonde, et elle a des allures de mannequin avec son mètre quatre-vingt, imaginez un peu si elle porte des talons ! C'est un client qui paie cher, très cher surtout parce qu'il a insisté pour l'après-soirée également... Or je veux bien me montrer à son bras mais il est absolument hors de question que je le suive à l'hôtel. Je ne suis pas à l'aise du tout, ça ne me rappelle que trop mes débuts au Red Manor et j'ai de furieuses bouffées d'angoisse que j'étouffe vaillamment. J'ai vérifié une dernière fois avant de partir mais Addison était toujours penchée sur la cuvette des toilettes, intoxication alimentaire.

Je suis à la bourre quand j'arrive, perchée sur de hauts talons et pourtant je sais que je ne dépasserais pas l'homme politique parce qu'à plat, je ne fais qu'un mètre soixante-trois ! La robe d'Addison ne m'allait pas non plus, elle a une poitrine bien plus forte que moi, et j'ai dû me débrouiller avec ce que j'avais dans ma valise. Une robe bordeaux -inlassablement les mêmes couleurs-, fendue sur le côté, très moulante. J'espère sincèrement que ça fera l'affaire. J'ai laissé mes cheveux détachés, soigneusement coiffés cela dit, et les boucles brunes tombent sur mes épaules nues. Je suis anxieuse autant du déroulement de la soirée qu'à l'idée de me faire jeter.

Quand j'arrive à l'hôtel, je ne suis qu'à moitié surprise de voir Slavenko, je savais que ça risquait d'arriver. Mon client n'est pas encore en vue et je m'approche du slave, visiblement effarée. Addison est malade, j'avais personne d'autre... Je vais la remplacer. Je baisse les yeux sur ma robe. J'avais pas... J'avais pas de robe de cocktail... Il est... Du genre pas commode ce type ? Je demande en regardant anxieusement par-dessus son épaule.

Mon sourire s'évanouit à l'air effaré de Nina et quand je comprends la situation. Elle va remplacer la fille ? Elle va remplacer la fille... sauf que je sais à quoi s'attend le député. Toute une soirée. Du cocktail au pieu. Et Nina doit bien le savoir aussi, c'est elle qui gère les contrats non ? Je blêmis méchamment. Je prends sur moi pour répondre d'une voix sans doute un peu trop brève. "Non celui là est plutôt bonne pâte. Et tu es parfaite. Mais dépêche toi et sourit, il n'aime pas le retard." Celui-là est plutôt bonne pâte mais il voudra quand même la sauter. Il paye pour. J'ai la nausée quand je retourne en marge du couple que Nina forme brusquement avec le député. Je détourne le regard nerveusement pour regarder les alentours comme mon rôle heureusement me le permet. Pourtant je ne peux pas m'empêcher de revenir aux silhouettes de Nina et de son client. Je soupire parce que je réalise combien ce que j'ai dit est vrai. Elle est parfaite dans cette robe bordeaux dont la couleur tranche avec sa peau de lait. Ses cheveux luxuriants cascadent sur ses épaules et donnent envie d'y plonger les mains. Alors il va falloir d'urgence que j'arrête de penser à ça, sinon je sens que la soirée va mal se passer.

Je m'occupe de faire chercher la voiture et je grimpe à coté du chauffeur tandis que le couple (mon Dieu, le couple, je hais ce mot brusquement) s'installe à l'arrière et qu'on se rend au cocktail de l'ambassade de Russie. Là-bas, je ne pourrais pas entrer, le service de sécurité est très strict et confié à l'ambassade. Je ne pourrais récupérer le député et Nina qu'après pour les emmener dans une boite de nuit huppée de Centar où le député a déjà réservé un carré VIP. J'enrage déjà de devoir laisser Nina seule avec Javic durant les deux à trois heures de cocktail.

Bien-sûr, je sais parfaitement à quoi ce type s'attend, mais je n'ai pas encore trouvé de solution pour régler le problème concernant la seconde partie de la soirée. Je crois que je mise tout sur le fait de lui expliquer que je ne suis là que pour remplacer la fille, et je pourrais bien entendu lui trouver une pute avec laquelle finir la nuit... Mais il est hors de question que je couche avec cet homme, surtout dans ces conditions-là ! J'essaie de ne pas y penser, tout comme je m'efforce de ne pas me focaliser sur la présence de Slavenko. L'anxiété liée au job m'y aide beaucoup, je dois l'admettre.

J'acquiesce et presse le pas pour aller rejoindre le député, qui est d'abord surpris de me voir. Nous nous sommes déjà rencontrés, pour le contrat justement, et il sait très bien à quoi ressemble la fille qui devait être ici ce soir. Il sait que ce n'est pas moi. Je m'excuse sincèrement pour le désagrément comme pour le retard, lui expliquant la situation et contre toute attente il sourit, glissant une main sur mes reins en répondant qu'il n'a pas perdu au change. Et merde. Pourtant je sais bien qu'il se contente de me flatter, Addison est magnifique, bien mieux foutue que moi ! Je fais bonne figure, je sais heureusement rester professionnelle, et on s'engouffre dans la voiture qui nous attend déjà.

Savoir Slavenko à l'avant me met terriblement mal à l'aise et contrairement à lui, je suis soulagée quand on sort pour entrer dans l'ambassade. J'évite scrupuleusement de lui sourire, de lui adresser la parole ou même de le regarder, et j'accompagne Javic à l'intérieur. Tant qu'on est là je ne risque rien, il ne va pas me sauter dessus dans l'ambassade !

Quand on sort de la voiture, la façon que Nina a de m'ignorer me blesse mais j'ai conscience que ce serait pire si elle croisait mon regard ou me souriait. Je rejoins le troupeau de gardes du corps parqués dans la cour de service. Je meurs d'attendre là à imaginer Nina dansant avec le député, souriant, riant à son bras. Javic n'est pas si vilain, et c'est un homme cultivé, influent, assez riche. Il sait être charmeur pour peu qu'on ne le contrarie pas trop et il est bon orateur, c'est ce qui fait sa force à l'assemblée. Il a une petite cinquantaine d'années, il est plus petit que moi autour d'un mètre quatre-vingt, ce qui explique qu'il ait voulu une fille pas trop grande, mais il est massif, musculeux sous un très léger embonpoint très bien caché par la qualité impeccable de son costume. Il a aussi fait l'armée comme la plupart des politiques qui ont au moins la quarantaine.

Je fume clope sur clope et je bois - un peu , le minimum vital en somme. Il y a plein de gars que je connais et on discute un peu. En tout cas avec les serbes, les autres, je les ignore savamment, faire un esclandre ici serait malvenu, mais y a trop de kosovar à mon gout... Putain d'accords de merde. Je hais la politique, et je laisse ça volontiers à mon oncle. C'est d'ailleurs pour ça que je suis en bas de l'échelle chez les Tigrovi, ça et le fait que j'ai passé vingt ans aux USA et que je suis trop "occidentalisé". Est-ce que je regrette ma décision d'être revenu ? Non, pas vraiment. Il y a Nina bien sur, je pensais l'oublier. Sincèrement, je pensais que je morflerais, deux, trois, six mois, pas que la douleur serait toujours aussi vive après plus d'un an. Mais ici je suis chez moi, bien plus qu'à NY, et j'ai ma place sans me poser de question. Tout est naturel, je suis dans ma famille avec les Tigrovi. En temps normal, c'est reposant de savoir quoi faire sans réfléchir, de se laisser porter, de suivre le courant, d'obéir. En temps normal, quand je ne dois pas escorter Nina qui va se taper un député. Arrête de penser à ça Slavo !

Bien plus tard, un SMS du chauffeur me prévient que Javic a demandé la bagnole et qu'on repart pour la boite de nuit. J'attends le couple à la sortie, essayant - malgré un visage fermé qui se voudrait impassible - de jauger l'attitude de Nina envers le député. Est-ce qu'elle s'amuse ? Est-elle conquise ? A-t-elle beaucoup bu ? Et lui, sa main traine-t-elle trop sur les reins de ma femme? ma femme. Un gout de bile envahit ma bouche. Slavenko tu cherches la merde tout seul là ! Nina Sykes. Sykes. Ce n'est plus vraiment ta femme mon gars.

Je suis parfaitement professionnelle et j'ai toujours su jouer la comédie à la perfection, dès lors que ce n'est pas Slavenko qui se trouve en face de moi. Mais avec le reste du monde, je suis douée pour ça. C'est pour ça que Tobias m'avait remarquée et que j'avais commencé, chez lui, en tant qu'escort. Et c'est également ainsi que je suis parvenue à monter une boîte réputée, qui tient debout, avec des clients fidèles qui sont près à payer cher pour avoir l'une de mes filles à leur bras, ne serait-ce que quelques heures. Je ne me permettrais certainement pas de foutre en l'air notre réputation ici simplement en jouant les mauvaises têtes. Contrairement au slave, j'assume mes actes, mes choix, et j'essaie d'arranger les choses quand ça merde.

Alors oui, je suis aussi aimable et souriante que possible, pendue au bras de Javic qui semble passer une bonne soirée. Il m'exhibe comme un trophée, comme tous les hommes politiques, ce qui m'amuse parce que tout le monde sait très bien quelles filles sont des escorts et lesquelles sont vraiment leurs femmes ou leurs maîtresses. Je parle peu, parce que je ne parle qu'anglais et que je ne comprends pas la moitié des conversations, mais j'ai droit à plusieurs verres qui me permettent de faire passer le temps. J'essaie malgré tout de ne pas trop boire, je ne voudrais pas perdre le contrôle. Le député a les mains baladeuses mais je ne le repousse pas une seule fois, ça fait malheureusement partie du contrat.

​Quand on ressort quelques heures plus tard, j'ai les joues roses à cause de l'alcool, le regard brillant mais je suis encore en pleine possession de mes moyens. ​Javic prend ses aises à mesure qu'on s'éloigne des autres hommes politiques, sa main toujours sur mes reins, et je pressens qu'elle descendra plus bas dès qu'on sera en boîte. Je ne peux pas m'empêcher de regarder Slavenko cette fois, d'un air toujours un peu désemparé parce que j'appréhende légèrement la suite de la soirée.

Je les vois arriver - Nina son regard brillant, son sourire, le député et son air satisfait de mâle sur de lui, et je me crispe tout entier mais ça passe inaperçu aux yeux du député. J'ouvre la porte, et quand je croise le regard de Nina, le mien est furieux avec des envies de meurtre dedans. L'attitude si proche du député met à mal mes nerfs. J'ai vraiment du mal à tolérer qu'il touche Nina. Je claque sèchement la porte de la voiture et je reprends ma place à l'avant le temps du trajet vers le Striptease Club CRISTAL. Je crois que c'est on ne peut plus clair que le bonhomme veut se chauffer.

Le chauffeur gare la berline devant la porte du club et moi je joue les portiers. Ma veste de costard s'est ouverte - volontairement - pour bien montrer mon arme aux gros durs qui trainent dans le coin. C'est une question qui se pose pas, faut s'imposer. Je joue mon rôle de garde du corps, protégeant pourtant plus Nina que mon député. C'est de son coté que je me place pour lui éviter des mains désagréable quand on fend la foule. Je les escorte jusqu'au carré qui est réservé à mon - notre - client. Une table au pied d'un podium sous des lumières roses. Je me poste légèrement en arrière, un peu sur le coté, de façon à voir le profil de Nina. Je suis malheureux, agacé, nerveux, une grenade dégoupillée prête à exploser.

Il n'y a plus rien, dans le regard du slave, de la tendresse que j'ai pu y voir fugacement lorsqu'il m'a rendue visite à l'hôtel. La colère qui couve en lui me laisse désorientée parce que je n'en comprends pas la source. Croyez-le ou non mais je suis très, très loin d'imaginer qu'il puisse être jaloux. La jalousie, normalement, vous pousse à rester avec votre femme pour éviter qu'elle ne se fasse sauter par tout New-York si vous partez sur un autre continent, non ?

Le fait qu'on se dirige vers un club de striptease confirme mes doutes, il n'a clairement pas compris que je ne coucherais pas avec lui. Je cherche un moyen de me dépêtrer de cette situation sans créer de gros, gros problèmes. Il a l'air plutôt aimable, c'est vrai, mais les hommes cessent souvent de l'être lorsqu'une femme se refuse à eux. La présence de Slavenko, si proche, accélère les battements de mon cœur et j'ai beaucoup de mal à me concentrer sur autre chose. Je m'installe sur la banquette, Slavenko légèrement en arrière de sorte que je ne peux plus le regarder sans que ça semble suspect, et j'en ressens un manque douloureux. Javic, quant à lui, passe un bras propriétaire autour de mes épaules, sa main sur ma nuque. En même temps selon les papiers, il est plus ou moins propriétaire, oui, le temps de cette soirée tout du moins. Son corps est contre le mien, sa main chaude reste sur ma peau mais le spectacle des filles qui se dandinent sous nos yeux semblent l'intriguer suffisamment pour qu'il soit captivé par leurs mouvements et n'essaie pas de me peloter plus avant.

Je meurs de chaud, d'anxiété, de tout un tas de sentiments que j'analyse mal aussi, et je finis par m'excuser en prétextant un besoin d'aller aux toilettes. Je me lève, sa main glisse sur mon flanc dans le mouvement avant qu'il ne la laisse retomber, me laissant m'éloigner vers les W.C. Le club est bondé et je dois jouer des coudes pour me frayer un chemin à travers le monde, principalement des hommes comme on s'en doute.

Je ne suis pas du tout concentré sur mon travail. Absolument pas. Il pourrait se passer n'importe quoi que je ne verrais rien venir parce que j'ai les yeux rivés sur la main de Javic posée sur la nuque de Nina. C'est mon geste. Un geste trop propriétaire pour qu'il soit le sien. La colère gronde et le sang bat mes tempes, je dois faire preuve de toute ma maitrise militaire pour ne pas intervenir. Je me répète en letmotiv que j'en ai pas le droit et qu'elle a du se faire sauter par dizaine de clients ou d'amants depuis qu'on est séparé, alors un de plus, un de moins... Elle fait bien ce qu'elle veut. Mais ça ne marche pas comme ça. Parce que j'ai la scène sous les yeux.

Je la regarde s'éloigner pour aller aux toilettes et je la laisse se débrouiller avec les mecs lourdingues qui la sifflent ou l'interpellent en serbe. Je ne suis pas censé quitter mon député des yeux. Dieu que j'ai envie de fumer. Finalement quand je vois Nina sortir des chiottes, je la rejoins à quelques mètres de la table pour l'interpeller à voix basse et rauque "Qu'est-ce que tu fais ?" J'ai un geste brusque vers la table et l'homme qui mate la stripteaseuse. "Il n'arrête pas de te peloter. Je peux essayer de lui trouver une pute sauf si..." Mon regard se durcit à la fin implicite de ma phrase.

Le trajet jusqu'aux toilettes est assez insupportable, et il en va de même sur le retour pour regagner la table. Avec toutes les stripteaseuses et les putes qui traînent dans ce club, ils ont sincèrement besoin de me siffler comme ça ? D'autant que ma tenue est peut-être sexy mais pas vulgaire, je suis bien plus vêtue que les nanas sur les podiums, merde, qu'ils rangent leurs yeux putain. Et si le député pouvait, lui, ranger ses mains, ça m'arrangerait grandement.

Je fronce les sourcils parce que Slavenko vient vers moi avant que j'ai pu atteindre la banquette. Je relève les yeux vers lui, croyant percevoir la jalousie dans son regard mais je n'ose y croire, parce que ça signifierait que je compte encore à ses yeux et ce serait trop difficile de vivre avec cette information. Je ne compte pas, je n'ai jamais compté. C'est ce que je me répète en boucle depuis plus d'un an, pour survivre. Je jette un regard en direction de Javic. Si tu arrives à le convaincre, oui. J'ai pas l'intention de le raccompagner à l'hôtel, mais il a pas compris quand j'ai tenté de lui dire... Ou alors il a fait semblant de pas comprendre. J'espère qu'il n'a pas l'intention de m'y forcer parce que je crois que personne ne l'en empêcherait.

Pour la première fois depuis mon arrivée ici, je suis soulagée que Slavenko soit là. J'aurais proposé la pute moi-même, j'en avais d'ailleurs l'intention, mais je pense que j'aurais été bien moins persuasive. Et surtout, s'il avait refusé, je ne suis pas sûre que les choses se seraient bien passées pour moi. Je reste en retrait, guettant leur conversion et un soupir de soulagement me monte dans la poitrine quand la fille prend finalement place sur les genoux de Javic. La pression retombe aussitôt et je respire un peu mieux quand Slavenko revient vers moi pour me dire que c'est arrangé. Merci. Je souffle avant de fouiller dans mon sac à main. J'en tire une carte de visite que je lui tends. Appelle-moi si y a un problème. Je me sens responsable de la situation alors j'essaie de faire les choses correctement.

Sur un dernier regard, je rejoins la voiture, Slavenko est de toute façon déjà occupé avec son client. Je me sens démunie, c'était plus facile de ne pas le voir que d'avoir cette relation étrange dans laquelle je sais que je ne compte pas vraiment. J'essaie de me défaire de cette idée sur le chemin du retour, en vain. À l'hôtel, je vais voir Addison, toujours malade, et je m'occupe d'elle jusqu'à ce qu'elle s'endorme avant de regagner ma chambre. Je ne peux pas dormir, Slavenko a dit qu'il passerait et je ne sais pas s'il en avait réellement l'intention ou pas. Je prends une douche rapide et enfile un peignoir pour skyper avec Dimitri et faire le point sur le séjour et les affaires à NY.

La soirée s'éternise, ou c'est que le temps me parait long à servir de chaperon au député qui finalement semble apprécier la fille et la soirée. Enfin, je le ramène à son hôtel où mon travail se termine. Je laisse avec sa conquête tarifée avec un grand soulagement après cette soirée rude pour mes nerfs. Je prends un taxi pour aller à l'Europe Hôtel. J’ai hésité à envoyer un sms à Nina pour lui dire que j'ai ramené le député et savoir si je peux passer mais j'ai peur d'un refus. Tant pis si elle dort déjà. Est-ce qu'elle m'attend quand même ?

Je suis en costard et il est plus facile d'avoir l'accès par la porte d'entrée. Bien sur on m'annonce à Nina par téléphone et je monte par l'ascenseur. Je toque à la porte doucement cette fois, pas comme une furie. Quand elle m'ouvre, j'attends qu'elle me laisse entrer et je passe, en détendant le nœud de ma cravate d'un geste las et soulagé. Mission accomplie ! Rien n'a merdé, j'en suis plutôt content. Je ne sais pas comment j'aurais justifié à Jelenko d'avoir défoncé le portrait d'un député de notre faction ! Parce que j'y ai pensé au moins dix fois. Je vais au minibar pour me servir un verre en expliquant à Nina. "Tout s'est bien passé. J'ai ramené Javic à son hôtel avec la fille. T'as pas à t'en faire, il était ravi de la soirée."

Je suis rassurée, les choses à NY se passent bien, même si je ne doutais pas de la capacité de Dimitri à tout gérer. Il est à l'origine de ce business autant que moi, il est parfaitement capable de s'occuper de tout, je ne m'en fais pas pour ça. C'est d'ailleurs bien qu'on soit deux, ça me permet de me reposer sur lui. On plaisante un peu et la conversation participe à me détendre, il est devenu un ami proche aujourd'hui mais pour autant je n'ose pas lui parler de Slavenko. Il sait que j'ai été... Que je suis mariée, seulement parce qu'il sait que j'ai entamé une procédure de divorce. Pour le reste, il a eu la délicatesse de ne pas me demander d'explications supplémentaires.

Je somnole à moitié sur le lit en traînant sur mon téléphone quand celui de la chambre sonne pour m'avertir d'une visite. Comme je suis encore à poil, je prends la peine d'enfiler quelque chose cette fois, à savoir la nuisette que je prends parfois la peine de mettre en tant que pyjama. Elle n'est pas transparente, pas trop décolletée non plus, courte bien-sûr mais bon après tout il n'est rien de moi que Slavenko n'ait déjà vu...

J'ouvre la porte et il fait, d'entrée, comme chez lui, comme il l'aurait fait si on était encore ensemble. Je le suis du regard en reprenant ma place sur le lit, m'asseyant au bord du matelas. Tant mieux, c'est une bonne nouvelle. Je suis soulagée, avoir mauvaise presse auprès d'un député n'aurait pas vraiment été rassurant. J'ai envie de lui demander pourquoi il est là, mais j'ai peur de le braquer et je n'ai pas envie de me battre ce soir. J'ajoute seulement : Merci de t'en être occupé.

Je fouille, trouve de la vodka, froide mais pas glacée et verse le contenu de la mignonnette dans un verre. J'ai besoin de ce verre tandis que je fais tout pour ne pas mater Nina outrageusement. Elle a une petite nuisette, du genre que j'arrachais impatiemment autrefois. "oui, c'est mieux, j'imagine que ça aurait fait tâche..." Je ne précise pas quoi. Qu'elle laisse son client en plan ou que je sois obligé de péter la gueule à un député du parti auquel nous sommes affiliés.

Je me tourne vers elle pour la dévisager longuement, cherchant à savoir si c'est sincère ou si elle a ce ton et cet air railleur que je connais. Je finis par dire. "De rien" Elle s'est assise sur le lit alors je prends la place sur le petit canapé qui fait face au lit. J'écarte les jambes pour appuyer mes avant-bras sur mes cuisses, mon verre à la main. "Et ta fille ? Celle qui est malade ? Comment elle va ?" Soyons clair, je n'en ai pas vraiment quelque chose à foutre sauf que si elle est malade Nina risque encore de devoir la remplacer et qu'ensuite, c'est une façon de converser pour rester plus longtemps avec Nina. C'est mon but depuis que je l'ai croisée l'autre jour, passer du temps avec elle avant qu'elle ne doive repartir. C'est stupide sans doute, mais elle ne peut pas être dans la même ville que moi sans que je la vois. J'ai mis plus de 7000 bornes entre nous, ce n'était pas pour rien, j'aurais pu choisir d'être l'agent de liaison à NY.

Je ne sais pas de quoi il parle, je ne suis pas sûre que je doive poser la question et pourtant je la pose : Quoi donc ? Est-ce qu'il parle du fait que j'aurais pu repartir avec le député ? Je ne l'aurais pas fait. Pourtant physiquement il ne me rebutait pas, mais j'ai des principes et depuis le Red Manor, je mets un point d'honneur à ne surtout pas coucher pour de l'argent. J'aurais pu me laisser tenter lors d'une soirée banale, pour obtenir des faveurs même, un service ou que sais-je, je ne dis pas que j'ai cessé d'être manipulatrice, loin de là ! Mais pas pour du pognon.

Je hausse les épaules. Un peu mieux. Intoxication alimentaire, elle bossera pas demain non plus mais j'pense qu'après ça ira mieux. Ce qui est bien, c'est que c'est désagréable mais ça dure rarement longtemps. Demain je suis même presque sûre qu'elle ne vomira plus mais je ne suis pas un bourreau, elle a besoin de repos. Je sais déjà que je vais regretter de parler de ça, parce que je m'efforce d'en savoir le moins possible sur lui, mais encore une fois je ne peux pas m'en empêcher : Alors c'est ça ta vie maintenant ? Juste ça ? Cette boîte de nuit vulgaire, des missions de garde du corps, beaucoup d'alcool, des putes j'imagine...? Et c'est tout ? C'est pour ça qu'il est parti ?

Quoi donc ? La question flotte un moment sans que j'y réponde. Je bois une gorgée de vodka, fait un vague mouvement d'épaule du genre tu sais bien ou peu importe. Mon regard s'attarde avec nostalgie sur elle, je pense à quand j'avais encore le droit de la défendre, de la revendiquer. Je suis grave, parce que j'ai renoncé moi-même à ce droit mais le savoir n'apaise en rien la jalousie. Je finis par dire sans être plus précis que ça "mécontenter le client"

"tant mieux, ce sera vite passé" Phrase banale et de convenance, on le sait tous les deux. Je fronce légèrement les sourcils. "Du coup du vas devoir la remplacer encore ce soir ?" Je m'inquiète brusquement, je ne serais pas forcément là pour l'aider, la protéger cette fois.

Sa question provoque le désarroi en moi. Je ne me pose pas de question sur ma vie vous voyez ? Il n'y a toujours eu que Nina pour me forcer à m'en poser. Les autres, ils me demandent juste d'agir comme ils l'attendent de moi. Je sens confusément que c'est une question-piège, qu'il n'y a pas de bonne réponse, que ce sera seulement une déception pour elle, pour moi. Je la lis déjà dans son regard. Je crispe sensiblement les mâchoires - c'est très dur de se faire juger par la femme qu'on aime même quand c'est mérité - avale une autre gorgée de vodka. "ouai, entre autre. Ça c'est la partie...officielle, légale. Le reste..." Je hausse les épaules. "C'est plus comme le Bronx, au Klan. Tu as entendu parler du journaliste qui s'est fait démonter la gueule pendant une manif ? " Bon voilà le genre de missions du moment, les manifs, recadrer les opposants, propagande des poings et rendre des services, beaucoup de service. Plus on nous est redevable, mieux c'est. Au sein des Tigrovi, ma violence latente n'est pas jugée, au contraire, elle est exploitée. Rien à voir avec le bridage de cette putain de thérapie que j'avais commencé ! Ici j'ai le droit d'être comme je suis. Ici je suis normal, pas traité de psychopathe.

Je hausse les épaules. Oui, mais c'est pas grave pour ce soir, le type en question a pas payé pour un after. En somme il n'a pas parlé d'extra... Certains n'en prévoient pas et négocient directement plus tard avec la fille, mais là je serais parfaitement en droit de refuser sans être emmerdée puisque ce n'est pas acté du tout, qu'on n'a rien signé en ce sens. En plus de ça, les clients sont bien au courant que les filles ne sont pas forcées de coucher, et s'ils en veulent absolument une qui accepte de le faire, ils demandent à l'avance pour être sûrs de ne pas être trompés sur la marchandise. Je précise : C'est pas un homme politique. Juste un chef d'entreprise. Ce qui signifie qu'il n'y a aucun risque, cette fois, pour qu'on se croise.

Il confirme ce que je savais déjà, et je hoche la tête, crispant les mâchoires moi aussi. J'en ai entendu parler. La nouvelle ne m'a pas surprise, et je ne pose pas de questions... J'ai trop peur de ce qu'il répondrait. Qu'est-ce qu'il veut me dire, au juste ? M'expliquer que les Tigrovi sont derrière tout ça ? C'est ça, vraiment, les idées qu'il défend aujourd'hui ? Je baisse les yeux, me mords nerveusement la lèvre. Trop de pensées se bousculent en moi, liées à cette discussion que je n'ai jamais eu le droit d'avoir, parce qu'il m'en a délibérément privée.

Avant même de le dire, je sais que je fais une connerie, mais je ne peux pas laisser passer ça... Dans trois semaines, on ne se reverra sans doute plus jamais, j'ai besoin de le dire. Sans oser relever les yeux vers lui, je finis par souffler : Je serais venue... Si tu voulais tant que ça rentrer chez toi... Je serais venue. Si son pays lui manquait à ce point, si les missions lui manquaient à ce point... Je serais venue. On aurait dû en parler, on aurait dû avoir une vraie conversation à ce sujet, quitte à décider ensemble qu'il valait mieux se séparer. Mais cette décision qu'il a prise seul, sa façon de partir sans oser m'affronter en face... Non, je ne méritais pas ça. J'aurais compris son mal du pays, et même si je n'ai jamais vraiment approuvé les Tigrovi, je ne l'aurais pas empêché de les rejoindre... Tant qu'on restait ensemble. C'est tout ce que moi j'ai jamais voulu, et il m'a assuré cent fois que c'était réciproque. Outre la douleur immense que j'ai ressentie, et à laquelle il sera de toute façon insensible, c'est une preuve qu'il ne me respectait pas, que je n'ai jamais eu de valeur à ses yeux.

L'idée qu'elle passe la soirée encore avec un autre ne me réjouit pas mais je ne dis rien. Je me console avec le fait que l'homme aura les mains moins baladeuses puisqu'il n'a pas négocié d'after. Je détourne la tête en sachant que je ne serais de toute façon pas là, ça ne me regarde pas ce qu'elle fait et je n'aurais pas à le supporter comme ce soir.

Je vois qu'elle a compris quand elle répond à demi-mots et je n'explicite pas davantage mon job. Elle a toujours su que je n'étais pas un enfant de chœur. Elle sait d'où je viens, qui je suis. Je ne lui ai jamais rien caché si elle voulait savoir.

Sa remarque me retourne le cœur et me poigne douloureusement. Je n'ai jamais été insensible à sa douleur mais j'ai pensé que ce serait comme un sparadrap qu'on arrache d'un coup. Je devais cessé d'être le boulet à sa cheville tout ça parce que j'étais tourné vers mon passé. J'ai voulu la sauver je crois bien. "Parce que ça t'aurait vraiment plu cette vie, ici ?" Ma réponse n'est pas agressive, je m'interroge sincèrement comme je l'ai fait à l'époque avant de prendre ma décision. Je cherche du courage et lève les yeux pour croiser son regard. "Ça t'aurait plus ou tu serais venue seulement pour moi ? Tu aurais juste accepté pour moi, même si ça te rendait malheureuse ? Comme pour le bébé." Je l'ai vue pleurer, je l'ai vue tuer son rêve, par mon égoïsme, et ça m'a été insupportable. En l'emmenant avec moi, non seulement je l'aurais surement mise en danger, mais je l'aurais aussi aliénée un peu plus et quoiqu'on dise, ce n'est pas ce que je veux. Je ne veux pas éteindre et étouffer Nina. Je l'aime comme je l'ai connue, rebelle, volontaire, fragile aussi mais sachant se défendre avec ses propres armes. Comme je la vois aujourd'hui. J'ai des regrets quand je la vois, parce que je l'aime et que la douleur du manque ressurgit puissance mille, mais je veux croire que je n'ai pas pris une mauvaise décision. Je demande en espérant que la réponse sera oui, en espérant qu'elle sera non... je ne sais pas trop. Je voulais sortir de sa vie pour qu'elle soit heureuse, mais j'ai peur qu'elle me dise que j'ai réussi. Son amour me manque. "Est-ce que ta vie maintenant te plait ?"

Je hausse les épaules. Quelle importance ? Comment je pourrais le savoir, tu ne m'as pas laissé une chance de le découvrir par moi-même. Peut-être que j'aurais adoré vivre ici avec lui, peut-être que j'aurais détesté ça, dans tous les cas on aurait pu essayer. On aurait dû essayer, parce que c'est ce qu'on fait quand on est mariés, c'est ce que les vœux échangés lors du mariage veulent dire, qu'on restera ensemble quoiqu'il arrive. Je l'ai détesté quand il m'a prise de force, quand il m'a frappée, quand il m'a poussée à avorter... Et pourtant j'ai essayé malgré tout de lui pardonner, à chaque fois, de faire en sorte qu'on puisse s'en sortir. Il s'est contenté de se débarrasser de moi comme on se débarrasse d'un jouet cassé.

T'as pas le droit de parler de ce bébé. Jamais. Ma réponse fuse, sèche, ne souffrant pas de contradiction. Je ne lui pardonnerais jamais cet acte égoïste, c'est la pire chose qu'il aurait pu me faire. S'il savait qu'il ne voulait plus de moi, s'il savait qu'il allait m'abandonner, il n'avait pas le droit de me forcer à avorter en prétendant que c'était pour la survie de notre mariage. J'aurais dû avoir le choix. J'aurais dû avoir le choix d'élever cet enfant seule, puisqu'il partait quoiqu'il arrive. J'ai accepté parce que je pensais que c'était la seule façon pour nous de rester ensemble, la seule façon pour lui de ne pas me laisser.

Je n'ai pas besoin de réfléchir à sa question, je n'ai pas d'hésitation. La vie que je mène ne me plaît pas parce qu'il n'en fait pas partie, je ne serais jamais heureuse sans lui. Il était tout ce dont j'avais besoin, tout ce que je voulais. Je me contente d'avancer en pilote automatique, étouffant ma douleur à coups de kétamine. Il m'a tuée de l'intérieur le jour où il est parti. Mais il n'a pas le droit de le savoir, il ne peut pas avoir ce pouvoir-là sur moi, plus maintenant, je ne le laisserais plus m'atteindre, jamais. Alors je soutiens son regard quand je lui réponds : Oui, elle me plaît. Je ne pousse pas le mensonge à prétendre que je n'ai jamais été aussi épanouie, il ne le goberait pas et moi non plus. Je garde le silence quelques instants avant de désigner la porte. Je crois que tu devrais y aller.

Je blêmis à sa phrase sèche qui est comme une gifle. Pourtant ce moment-là est le cœur de la situation actuelle. Je rétorque d'un ton grinçant "Non, vraiment ? Pourtant c'est ça qui a tout changé" Ça a été le point de non-retour, la prise de conscience. Celle où je réalise que je ne peux pas changer, je suis le monstre qu'on a façonné depuis toujours, je ne peux pas limer mes crocs, rentrer mes griffes, ça ne me ressemble pas. Le psy a voulu faire de moi quelqu'un que je ne peux pas être. Nina aussi peut-être, je me pose souvent la question ou c'est seulement moi qui voulait être celui qu'elle mérite sans y parvenir. Mon visage se ferme, se bute, se confronte à sa colère. "Tu n'aimais pas tellement Sarajevo quand on est venu pour l'enterrement, et de toute façon, tu n'aimes pas non plus ma famille." C'est réciproque en ce qui concerne Mirko, les autres elle ne les connait pas mais ils sont pire qu'Ivo, comment pourrait-elle les aimer ? Elle est déjà folle de m'avoir aimer, moi. On n'aime pas un Drazavic, regardez ma mère, ça ne lui a rien apporté de bon! "Il n'y avait pas de solution..." pas satisfaisante en tout cas. Dans les deux cas, je perdais mais j'espérais que Nina souffrirait moins comme ça. Un bébé, elle pourra en faire un, un jour. Avec un homme d'affaires qu'elle rencontrera à une soirée ? Ha ha quelle douce ironie. Ha je me déteste !

Je termine mon verre et me lève, docile cette fois. Je ne réponds pas à son affirmation. Je ne sais pas si elle ment ou pas. Je l'aurais su autrefois, aujourd'hui elle m'est imperméable. Je suis trop loin de sa peau pour sentir sa sincérité. Je pose le verre dans un claquement sec sur la petite table. "Merci pour le verre. Bonne soi... heu... journée." Je suis décalé, comme d'habitude. Sur la pas de la porte, je me tourne une dernière fois vers elle, pour graver dans ma mémoire la vision de Nina dans sa nuisette, belle à se damner. Je m'arrête la main sur la poignée, hésitant à parler mais puisque je pars et qu'il est probable que par la suite elle m'évite et qu'on ne se voit plus, je balance brusquement "Ja volim te. Encore, maintenant, toujours. Ça n'a pas changé. C'est le reste qui a changé." Voilà, c'est comme ça, c'est ça la vérité. Si les choses changent autour de vous, vous êtes obligés de suivre le mouvement. J'ouvre la porte pour fuir cette chambre comme j'ai fui NY.

Je secoue la tête, refusant de l'entendre. Il n'a pas le droit de parler de ce bébé, s'il voulait en parler, il fallait le faire avant. Avant l'avortement, avant de partir. Avant d'être lâche encore une fois. Un rictus étire mes lèvres, sans doute pour masquer la douleur qui me retourne le bide à cet instant. Non, ça c'est ce que tu aimerais croire. Que c'était ça le problème, moi. Mais t'as raison, continue de penser à ma place, c'est ce que t'as toujours fait. En ça tu leur ressemble. J'aurais pu aimer sa famille si les choses avaient été différentes, c'est lui qui a des œillères depuis le début. Mirko m'a rejetée en bloc dès qu'il m'a rencontrée, seulement parce que je suis américaine. Ils tentent de le façonner à leur image sans lui laisser le moindre libre-arbitre, mais c'est moi qui pose problème ? Qu'ils aillent tous se faire foutre, et Slavenko avec puisqu'il en fait partie. Ça m'est égal, qu'il y ait eu une solution ou pas. Tu t'es barré comme un lâche, avec rien de plus qu'une putain de lettre. C'est ça la vérité. Dieu sait que les choses auraient été différentes s'il avait eu les couilles d'au moins me quitter en face, de faire les choses proprement. Là il est évident qu'il n'a même pas l'intention de signer les papiers du divorce. Il s'est barré sur un autre continent et pourtant il essaie encore de me garder prisonnière d'une façon ou d'une autre.

Je le regarde s'éloigner, et je constate avec étonnement que ses paroles ne m'atteignent pas, pas un seul instant. Je secoue la tête, réponds platement : Non, tu ne m'aimes pas. Ça n'a jamais été de l'amour. De la possessivité, de la jalousie, quelque chose de malsain qui l'a poussé à tout me prendre pour me laisser derrière lui une fois qu'il ne restait plus de moi que des cendres... Mais pas de l'amour, certainement pas. Mais il a raison sur une chose : ça n'a pas changé, c'est seulement moi qui à l'époque ne voyais pas la vérité en face. Je le laisse partir, et cette fois je suis soulagée de le voir tourner les talons.

Je suis à la moitié du chemin pour rentrer chez moi quand je fais demi-tour. Enfin je dis au taxi de faire demi-tour. Je lui rugis et en plus je lui dis de se magner le cul ! Je retourne fissa à l'hôtel, je suis en colère. Je suis en colère parce qu'elle n'a pas le droit de nier ce que je ressens sous prétexte que je suis parti. Ça n'a rien à voir. Chaque sms a redoublé mon énervement et après la soirée à l'avoir regardée se faire peloter j'avoue que je suis à fleur de peau. Je traverse le hall de l'hôtel comme si j'étais chez moi et je remonter à la chambre de Nina où je frappe du plat de la paume sur sa porte.

Quand celle-ci s'ouvre, j'entre (nouvelle charge de rhinocéros furieux) en grondant. "C'est toi qui m'a dit de partir. Tu m'as demandé de sortir d'ici. Tu voulais pas discuter. Je suis p'tre un lâche mais là tu vaux pas mieux que moi Nina ! Alors vas-y balance. Qu'est-ce que tu veux dire ? Qu'est-ce que tu veux me dire ? Vas-y ! Je suis là et je te défie de me dire que je t'aime pas !"

J'étais sûre qu'il débarquerait, j'en étais sûre, il ne résisterait pas à la provocation, je le savais. Je me lève d'un bond quand il cogne contre la porte, l'ouvre à la volée en m'écartant pour le laisser entrer. Je me fiche bien de faire une scène dans le couloir mais les chambres des filles sont au même étage et je ne veux surtout pas prendre le risque qu'elles nous entendent.

Je claque la porte derrière lui, moi aussi je suis en colère, il n'a pas le monopole de la rage. Je voulais pas discuter ? Mais tu te fous de ma gueule ?! Tu crois pas que c'est un peu tard pour discuter ? Tu veux qu'on parle de quoi ? De c'qu'on peut pas changer ? A quoi bon avoir cette discussion maintenant si ce n'est pour me faire souffrir ? Moi bien-sûr, pas lui. Non, lui il a ses précieuses petites boîtes. Je suis sûre que le couvercle de la mienne ne s'est pas ouvert une seule fois en quatorze mois. J'ai rien à te dire. T'es le dernier des connards, et t'es un lâche. J'ai toujours su que t'étais violent, que tu pourrais me blesser, mais j'étais persuadée d'avoir épousé un mec capable de me regarder en face le jour où il voudrait se tirer. Vu comme j'ai haussé le ton, Ashley dans la chambre d'à-côté doit nous entendre mais ça m'est égal. Toutes les excuses à la con que t'as voulu te trouver pour partir, c'est du vent et tu l'sais aussi bien que moi. Tu m'as laissée toute seule, pour gérer mon deuil et les types que t'avais énervé et qui pensaient m'utiliser pour t'atteindre. T'essaies de t'donner le beau rôle en te disant que t'as fait ça pour moi mais c'est faux. Tout ce que t'as fait, depuis le premier jour, c'était pour toi. J'approche de lui, dangereusement. C'est ça ton défi, c'est tout ce que t'as ? Je secoue la tête, un rictus mauvais aux lèvres. Tu m'aimes pas, tu m'as jamais aimée. Et non, je n'ai pas de mal à le dire, parce que j'en suis intimement convaincue.

Évidemment elle s'engouffre dans la brèche et c'est ce que je cherche, parce que comme elle j'ai besoin de lâcher bride à la colère, à la frustration, à la peine que je supporte depuis quatorze moi.

Non tu veux pas discuter. Tu veux que JE sois le salaud ! Mais ok, JE LE SUIS. J'assume Nina ! J'assume. JE ME SUIS TIRE. OUI ! Parce que je suis violent, que je suis d'ici, que je suis comme eux. Et eux tu les aimes pas alors ? Qu'est-ce que ça peut te foutre ? Qu'est-ce que ça peut te foutre si je suis parti, si je suis comme eux ?

Quoi tu m'en veux parce que c'était par lettre ? C'est tout ? Je me suis pas tiré parce que je t'aime pas. Je t'aime et ça t'y peux rien, t'as pas de prise là dessus, c'est ça qui te fout les nerfs ? Mais putain, c'est toi qui vient à Sarajevo, c'est toi qui est ici !


Ce que je dis n'a ni queue ni tête mais je suis juste furieux et de toute façon toutes mes pensées et mes émotions sont tellement contradictoires que je ne saurais rien exprimer de façon intelligible. Sauf une. Que je répète en me plantant devant elle, visage penché sur elle pour la défier dans une posture de domination vu comme je suis plus grand qu'elle.

JE T'AIME

de ça je suis complètement sur, il n'y a aucun doute là dessus.