À défaut de vivre on peut mourir ensemble - Slavina

Je ne sais pas si ce sont mes effleurements qui finalement le réveillent mais sa peau frémit et je retire ma main brusquement, craignant de l'avoir dérangé. Je me rallonge tout à fait, reviens doucement me nicher contre lui en fermant les yeux pour tenter de retrouver le sommeil. Perturbée par les cauchemars, je n'y parviens pas très bien et je le sens qui quitte le lit, peu de temps après. Je fronce les sourcils, rouvre les yeux, envahie par une brusque sensation de vide et de froid, alors qu'il fait bon dans la chambre. Je guette les bruits dans le couloir, plus par inquiétude que par peur... Sans doute s'est-il seulement levé pour aller pisser mais après plusieurs longues minutes il ne revient toujours pas, et moi je ne dors plus du tout.

Je patiente encore un peu avant de finalement me lever, trop perturbée de toute façon pour retrouver le sommeil. Je m'extirpe du lit difficilement, non sans un gémissement de douleur. L'effet des cachets s'est bien estompé et je sens particulièrement bien la blessure de mon mollet. Le tee-shirt du slave m'arrive en-dessous des fesses et couvre parfaitement mes épaules, aussi j'ose sortir de la chambre dans cette tenue, je ne me sens de toute façon pas l'énergie de me rhabiller. Je me traîne dans le couloir vide, observant autour de moi, me dirigeant d'abord vers les douches pour voir si je l'y trouve. Dans les toilettes, toutes les portes sont ouvertes et je ne vois personne. L'angoisse commence à enfler sérieusement au creux de mon ventre et je décide d'aller voir en bas. Descendre les escaliers relève de l'exploit tant j'ai du mal à marcher, et je sautille sur un pied pour passer chaque marche, rapidement essoufflée. Quand j'arrive en bas, je suis à la fois blême à cause de la douleur, et frissonnante à cause du froid. Des voix qui me parviennent de la cuisine, en serbe bien-sûr, je reconnais celle de Slavenko, et je claudique encore jusqu'à la porte, contre laquelle je m'appuie un instant. Mon regard accroche celui de Sonja, Slavenko me tournant le dos, et une vague de jalousie glaciale me retourne l'estomac.

Sonja a un geste du menton "Elle est là". Elle se lève et fière, s'éloigne pour remonter vers sa chambre au dessus du Pussynight. Moi je me tourne pour voir Nina, pâle et frissonnante. Mon assiette devant moi est presque vide, la cigarette entre mes doigts se consument avant que je ne l'écrase dans le cendrier. Je me lève pour aller aider Nina. Je la gronde doucement "Zlato, t'aurais pas du te lever avec ta jambe..." Bien qu'il n'y ait eu aucune ambiguïté entre Sonja et moi, ni dans notre posture, ni dans nos paroles, je crains bien sur la réaction de Nina et je me justifie malgré moi. "Je finissais de manger..."

Sonja s'éloigne sans même un mot pour moi, comme si je n'étais qu'un vague élément du décor, et encore, un élément indésirable. Slavenko la suit de peu, venant vers moi, visiblement inquiet pour ma blessure dont je me fiche éperdument. Je te voyais pas revenir... Je réponds seulement, pour expliquer le fait que je sois descendue. Je me suis inquiétée parce que bien qu'il s'en défende, il est blessé lui aussi, et le temps me paraissait drôlement long pour un simple tour aux toilettes. Je n'avais visiblement aucune raison de m'inquiéter puisqu'il était en bonne compagnie.

Bien-sûr que je suis jalouse ! Parce que je sais qu'il a couché avec elle, bien plus d'une fois, qu'il lui a accordé suffisamment d'importance pour qu'elle s'imagine être en train de devenir sa régulière. Parce que la dernière fois que je l'ai vue, elle était encore trop tactile avec lui. Et parce que ça me rappelle la présence de Ymke à Noël, et le fait qu'il semble se confier à tout le monde sauf à moi. Je me prends de nouveau en pleine figure le fait qu'il a fait sa vie ici sans moi lorsqu'il est parti, et que je n'aurais jamais réellement ma place parmi les siens. Pourtant, je ne dis rien, pas un seul reproche ne passe la barrière de mes lèvres, je ne peux décemment pas lui interdire d'adresser la parole à toutes les femmes qu'il croise ! (D'autant qu'en réalité, je devrais aussi me méfier des hommes, c'est pas une vie.) Je dormais plus de toute façon... Je vais aller prendre une douche.

"Désolé, j'pensais pas que ça te réveillerait." J'ai quand même laissé la lumière allumée pour qu'elle ne soit pas plongée dans le noir, et honnêtement, avec les médocs et la fatigue, je pensais que j'aurais le temps d'aller manger et de revenir. Je passe un bras derrière ses épaules pour l'attire vers moi, ma main glissant sous ses cheveux courts quand avant, elles auraient accroché sa chevelure. Je hume son odeur familière, cherche sa chaleur mais elle est gelée "Je viens avec toi" Je ne lui laisse pas le temps de protester, je la soulève dans mes bras "pas question que tu marches moj andjeo !" Il n'y a personne, son honneur est sauf j'imagine. Je me souviens bien qu'elle m'a dit ne pas vouloir être perçue comme faible mais bon, je peux quand même m'occuper d'elle quand elle est blessée non ?

"Je vais me doucher avec toi, srce, moi aussi j'en ai besoin tu crois pas ?" Je remonte ces foutus escaliers (y avait autant de marches avant ou ils en ont rajouté ? pour aller dans les douches désertes à cette heure. Parfois quand un groupe rentre, il est possible quelle soit prise d'assaut la nuit, mais ce soir, tout est calme. Je pose Nina au sol. "Il a des serviettes dans les casiers."

​Je hausse légèrement les épaules. Je dormais pas vraiment... J'ai été réveillée à cause de cauchemars et je n'ai pas réussi à me rendormir tout à fait. Avant mon agitation la nuit le réveillait à tous les coups, mais ce soir lui aussi est à moitié groggy à cause des antidouleurs j'imagine. ​Moi je ressens aussi les effets du manque, même si je ne veux pas l'avouer. Je n'ai pas pu passer à l'appartement, donc je n'ai pas pris de kétamine et outre le fait que je n'arrive pas à dormir malgré la fatigue immense, je sens bien que j'ai un peu la nausée, que mes tremblements ne sont peut-être pas uniquement dus au froid... Mais les cachetons annihilent un peu ces symptômes malgré tout et je parviens, je l'espère, à donner le change. Au moins pour ceux qui ne me connaissent pas, en tout cas.

Je suis tellement surprise à dire vrai qu'il me soulève dans ses bras que je ne songe même pas à le repousser ! Je me laisse faire, stupéfaite et muette, parce qu'après l'avoir vu avec Sonja je ne m'imaginais pas vraiment finir dans ses bras... Je devrais pas marcher... Mais toi tu devrais pas me porter... Je finis par souffler malgré tout. Je grimace légèrement en reposant les pieds au sol, et je le laisse prendre les serviettes, commençant déjà à me déshabiller. J'ai oublié ma pudeur quand je me suis retrouvée à moitié à poil, attachée à un lit dans un bâtiment inconnu. De toute façon nous sommes seuls, je ne crois pas que quelqu'un d'autre viendra se doucher à cette heure indue.

"Mouai, mais moi je peux marcher zlato, pas toi." Je souris d'un air amusé en pensant qu'on en est presque à faire un concours de celui qui est le plus blessé ou le plus têtu ! Je me déshabille moi aussi, ôtant tee-shirt et caleçon. Dans ce bâtiment quasiment militaire, la pudeur n'a pas réellement court. J'accroche les serviettes près de la douche, et je fais un peu couler l'eau pour qu'elle devienne chaude avant de m'y glisser avec Nina. Sa peau s'est hérissée en chair de poule et ses mains sont froides "Tu es gelée moj andjeo, tu es sure que ça va ? Si tu as mal, je peux aller chercher le médecin après, il te donnera autre chose pour la douleur."

Quant à moi, je bénis l'eau chaude qui dénoue mes muscles douloureux. Je suis resté longtemps les mains entravées en arrière et ça fait mal. D'ailleurs, je prends du gel lavant du distributeur de douche pour faire un massage à Nina, ses épaules et sa nuque, assez doucement pour que ça reste sensuel, assez fort pour délasser ses muscles. Sa peau est douce, si pâle qu'on dirait de la neige ou de la soie la plus fine, je frémis du bonheur de la toucher. Je la soutiens pour qu'elle puisse soulager sa jambe, m'occupe d'elle, j'essaye de faire en sorte qu'elle se sente mieux. "Tu n'as rien mangé du coup. Après je te préparerais un petit truc, humm qu'est-ce que tu en dis ? Tu n'aurais pas envie d'un jus de fruit et d'un yahourt ? Ou de la gibanica ? C'est pour ça aussi que tu ne te sens pas très bien. Les médocs à jeun, c'est pas génial."

​Le chauffage dans la salle de bain est éteint, ou bien terriblement bas, ou alors je ne le sens pas. Je n'en sais rien, mais le fait est qu'à peine le tee-shirt ôté, je frissonne violemment. Le froid me mord la peau, et si je ne me maîtrisais pas un peu, je crois même que je pourrais claquer des dents. Je secoue pourtant la tête à sa proposition, que je décline sans oser lui dire pourtant que j'ai surtout besoin de kétamine. Non, ça ira, tu vas pas réveiller le médecin juste pour qu'il me file des médocs. Ma résistance à la douleur n'est pas si basse. L'eau chaude qui coule sur nous, trop chaude pour Slavenko je le sais, me fait un bien fou. Mes tremblements cessent peu à peu et je réalise que je retenais mon souffle, que je reprends dans un soupir de soulagement.

Moi aussi j'ai mal de partout, même si je suis restée attachée un peu moins longtemps que lui et que je pouvais au moins rester assise dans le lit pendant qu'il se faisait cogner dessus. Je tends les bras pour les passer autour de son cou, m'appuyer sur lui pendant qu'il me lave, qu'il me masse. Je me voûte, pose mon front sur son épaule et à mesure qu'il dénoue les tensions dans mes épaules, je me remets à trembler. Je ne me suis pas rendue compte que j'avais intériorisé tant de tensions, d'angoisses, et le relâchement dont je fais preuve entre ses bras me rend vulnérable à toutes ces émotions qui me submergent soudain. Mes doigts se crispent sur sa nuque, les larmes me montent aux yeux et je tente de détourner son attention en lui répondant, d'une voix trop tremblante malgré tout. Mh, oui, si tu veux, je mangerais quelque chose...

Je hausse les épaules, peu m'importe de réveille le Doc ou pas. C'est son boulot. Il le ferait pour n'importe quel Tigrovi, il le fera pour ma femme, c'est très simple dans ma tête. Mais je n'insiste pas pour l'instant, la douche lui fera surement du bien et peut-être que ce ne sera pas nécessaire.

Collé à Nina, je suis hypersensible à son humeur. Je sens ses larmes, ses tremblements, et je ralentis mon geste pour le faire plus caressant et doux. "ça va aller srce... Bien sur que je vais t'amener ça, je m'occupe de toi, d'accord ? Tout à l'heure, on rentrera à la maison, ça ira mieux tu verras. J’appellerais un taxi au matin et on pourra rentrer." J'imagine qu'elle a eu peur, sans parler de l'accident de bagnole, très violent, je comprends qu'elle accuse le choc, ce n'est pas pour elle comme pour moi, la violence, ce n'est pas son quotidien, ça ne le devient que lorsque je suis dans les parages. C'est une question qui me travaille depuis que je l'ai réalisé, saucissonné et impuissant dans la cellule où nous étions enfermés. Je frotte doucement son dos, des reins jusqu'à la nuque, pour la réconforter. "ti si moje zlato malo, moje srce malo, humm ? i ja volim te. Tout va bien mon ange."

​Si une partie de moi culpabilise de ne pas réussir à me maîtriser devant lui, une autre est néanmoins soulagée de réaliser que nous sommes encore suffisamment connectés pour qu'il sente ma détresse. J'aurais préféré attendre, qu'on soit rentrés à la maison, qu'il doive repartir, me retrouver seule et pleurer tout mon saoul pour extérioriser. Mais je ne suis de toute évidence pas en état de prendre sur moi. Tu devrais pas avoir à t'occuper de moi... Tu devrais te reposer, prendre soin de toi et te soigner... C'est finalement assez paradoxal mais ses blessures sont plus impressionnantes que la mienne, parce qu'elles sont plus visibles. Les ecchymoses sur sa peau commencent déjà à virer de couleur et je sais que de m'avoir appuyée contre lui est douloureux, même s'il ne dit rien.

​Pourtant je ne m'éloignerais pour rien au monde et je me blottis même plus fort contre lui, dans un besoin de goûter à la chaleur de sa peau. Malgré son réconfort, les tremblements s'intensifient, et si je parviens encore à retenir les sanglots qui me soulèvent la poitrine, je mouille malgré tout sa peau de larmes, rapidement effacées par l'eau chaude. Je sais pas... Je ne sais même pas ce qu'ils voulaient... Qu'est-ce qu'ils voulaient ? Est-ce qu'ils vont... Est-ce qu'ils vont revenir ? J'ai eu peur pour lui, j'ai cru mourir lorsqu'ils l'ont emmené... Mais je dois aussi avouer que j'ai eu peur pour moi, et pourtant ça ne m'est pas arrivé souvent. Risquer de se prendre une balle c'est une chose, mais craindre de se faire torturer en est carrément une autre.

"Mais...bien sur que si c'est à moi de m'occuper de toi, zlato." Je dois avoir un air désolé qu'elle pense que je ne doive pas le faire. A quoi je sers alors ? Si je devais seulement m'occuper de moi, à quoi bon ? C'est ça qu'elle veut, que je fasse comme avant qu'on se retrouve ? Je ne suis pas très sur de comprendre. "C'est rien je te dis, juste des bleus, ça ira très bien... Ils sont sortis et vont se résorber. " Oui ça fait mal, mais de une, je ne le dirais jamais, et de deux, ça n'a rien de mortel. "Et toi tu vas prendre soin de moi non ? Quand on sera rentré..."

"C'est un groupe étudiants nommés le Poing Noir. Ils cherchaient à retrouver Davor, le mec qui fout le boxon à Banja Luka avec ses manifs... Ils le cherchaient pour le...sauver de c'que j'ai compris. Ils pensaient qu'on l'avait mais c'est faux, on a pas réussi à foutre la patte dessus, il se planque. Il a publié un message sur Facebook y a quelques jours mais le Poing Noir a cru que c'était un fake. 'fin bref, tout ça c'est politique." J'enveloppe Nina tendrement de mes bras "Ils ne reviendront pas, les Tigrovi auront sécurisé le périmètre et ils vont faire le ménage, t'inquiète pas mon ange. Allez viens mon cœur, il est temps de sortir de l'eau sinon tu vas finir fripée comme une petite vieille." J'éteins l'eau et je prends les serviettes qui n'ont rien de douillettes, je le crains. Elles sont un peu rêches malheureusement. A nouveau j'emporte Nina vers la chambre après avoir récupéré nos affaires. Il y fait plus chaud, le chauffage tourne à fond. Je la pose sur le lit et l'embrasse. "un jus d'orange et ... un peu de tout ?"

​Je ne dis pas qu'il ne devrait pas s'occuper de moi en temps normal, seulement qu'il ne devrait pas avoir à le faire en ce moment. Il a l'habitude de prendre des coups, je le sais bien, mais je sais aussi que depuis qu'il est à Sarajevo, il est censé être moins en danger, moins exposé. Je ne peux pas le voir blessé et ne pas en souffrir. Je hoche la tête en reniflant, avec empressement. Oui, bien-sûr, je vais m'occuper de toi, je te le promets. J'irais acheter de la pommade pour ses bleus, bien qu'il dise que ça ne sert à rien. Je vais le garder jalousement chez nous et m'assurer qu'il ne retourne pas en mission avant quelques jours, qu'il se repose avec moi.

Je fronce les sourcils, attentive quand il tente de m'expliquer ce que ces types cherchaient, et je crois que c'est la première fois que je réalise à quel point Sarajevo est plus dangereuse que le Bronx. Je ne m'en étais pas réellement rendue compte, parce que j'étais toujours avec lui ou plus ou moins sous sa protection. Je ne sais pas quoi lui répondre, je n'ose pas lui dire que j'ai peur de rentrer chez nous, que j'ai peur de le laisser aussi, même s'il m'assure qu'on ne risque plus rien. J'appréhende déjà le moment où on sera séparés de nouveau, j'ai toujours su qu'il était une cible potentielle mais l'avoir vu de mes yeux rend l'angoisse bien plus concrète.

​Je le laisse m'emporter dans la chambre à nouveau, nue et enroulée dans la serviette inconfortable. Secouée, les joues baignées de larmes, je fronce le nez sans comprendre quand il parle de jus de fruits, j'ai oublié que j'étais censée manger. Je secoue la tête encore, et mes bras étant toujours autour de son cou, je l'attire à moi en me redressant, happant sa bouche avec ardeur. Non, non t'en va pas, reste avec moi, reste avec moi, molim te. L'idée qu'il s'éloigne m'est insupportable, ne serait-ce que pour aller à la cuisine ! Je mords ses lèvres, fourre une main dans ses cheveux en répétant d'une voix plus rauque : Reste avec moi.

Je crois que je l'ai perdue dans les explications de la politique compliquée de mon pays et de nos enjeux, teintés de violence. Ce n'est pas pour rien qu'on nous appelle la poudrière des Balkans ! Pourtant, je me sens plus en sécurité ici que je ne l'ai jamais été à Rikers ou dans le Bronx. Je n'avais pas d'appréhension si ce n'est pour Nina, j'avais confiance en les Tigrovi pour m'aider ou me venger. Peut-être que c'est parce que c'est la ville où j'ai survécu à la guerre que j'ai ce sentiment que je m'en sortirais toujours.

Je ne comprends pas ce qui se passe, pourquoi une telle détresse, une telle peur soudain que je m'éloigne juste à la cuisine. Pourtant, j'ai beau ne pas comprendre, je suis sensible à sa douleur. Je pivote dans une torsion douloureuse du torse et m'assieds lourdement sur le lit à coté d'elle. Je la reprends dans mes bras, ma bouche sur la sienne, tentant de maîtriser le rush de désir qu'elle provoque malgré elle. Je dois penser qu'elle est blessée et que c'est pas du tout le bon moment, même si nu comme un ver, je ne peux que me trahir. Je gronde tout bas, la voix brusquement plus grave et intense, frémissante, rauque, un appel bas et involontaire au delà des mots de réconfort "Je suis là mon ange, je suis là, n'aie pas peur."

C'est sans doute vrai, il est plus en sécurité ici que nulle part ailleurs. Mais ce n'est pas mon cas, l'aura des Tigrovi ne me protège pas. Ici, ma nationalité à elle seule me transforme en cible potentielle. Sans compter le fait que je sois une femme dans un pays où la place de ces dernières est amplement contestée. Ou encore le fait que mon travail au quotidien me mette en relation avec des hommes à la morale douteuse et aux envies souvent malsaines. Tout ça me met dans une position délicate rien qu'en tant que personne, mais en tant que compagne de Slavenko c'est pire encore. Je ne suis pas assez connue pour qu'on sache que les Tigrovi me protègent (d'ailleurs est-ce réellement le cas ?), mais ceux qui nous verraient ensemble pourraient aisément décider de m'attaquer pour l'atteindre. À ce constat qui m'apparaît seulement aujourd'hui s'ajoute le fait qu'il n'envisage plus d'avenir ou de projets avec moi, je serais toujours une amante illégitime, rien de plus.

Ça me donne envie de pleurer, de crier, parce que j'ai peur et que je suis en colère, contre moi, contre lui aussi. Il se trompe s'il pense que le désir que j'éveille chez lui est involontaire. Il me rejoint sur le lit, abandonnant l'idée de quitter la pièce pour retourner dans la cuisine qui l'emmène loin de moi, qui l'amène à Sonja. Je l'étreins plus fort, gémis contre ses lèvres, le cœur battant follement de toutes les émotions qui m'assaillent et me dépassent. Ma langue envahit fébrilement sa bouche, je tire sur ses épaules, le ramène sur moi plus fort, enroulant autour de sa hanche ma jambe blessée dans un mouvement si douloureux qu'il me file le vertige. Je pâlis brusquement mais ne le relâche pas, plonge une main entre nos corps enlacés pour envelopper sa queue d'une caresse possessive. T'en va pas, t'en va pas. Ni maintenant, ni jamais, ni pour descendre à la cuisine, ni pour m'abandonner.

Je ne sais absolument pas lui résister. Un instant je pense à sa blessure, peut-être est-ce au moment où elle tressaille sous la douleur mais sa main m'enveloppe et le désir exigeant fond sur moi, tout puissant. Je la pousse pour qu'elle tombe sur le dos, nos langues nouées dans un baiser furieux. Mon corps la surplombe avant de s'écraser sur le sien, sa jambe haute sur ma hanche me ramène à elle. D'une poussée confondante de naturelle je me retrouve en elle, au fond de sa chaleur accueillante. Je respire son souffle en haletant entre deux reprises d'un même et éternel baiser avide. Le rush de désir est d'une brutalité sans nom, avoir frôlé la mort décuple le plaisir, me fait oublier les hématomes douloureux qu'elle empoigne sur mes épaules. Mieux, la douleur est un excitant supplémentaire, comme pour défier la mort. C'est la vie que brusquement j'affirme à coups de reins brutaux et profonds, écartelant Nina sous moi, la faisant mienne dans un grondement rauque et furieux, animal.

C'est un maelstrom d'émotions que je transforme en sensations pures pour ne pas à avoir à analyser tout ce qui s'agite en moi. Il n'y a plus que le plaisir, toute sorte de plaisir, physique en premier lieu mais aussi cette satisfaction essentielle de la faire mienne, de savoir qu'elle a besoin de moi, qu'elle me veut, qu'elle gémit sous mon assaut. Je mords sa bouche quand l'orgasme approche, ralentissant mes gestes pour qu'ils soient plus durs et plus profonds, encore plus possessifs si c'est possible. Et puis le raz-de-marée me submerge, c'est une explosion si claire que j'en perds la raison. La seule chose qui reste c'est la clarté de mon amour pour Nina qui me pousse à un baiser langoureux, amoureux où je l'enveloppe de mes bras, l'enfouis contre mon corps brulant. Et puis le souffle me revient et je la submerge d'un flot d'amour en serbe, des volim te, des ti si moja, et tous ces petits noms qui la font mienne, je lui ronronne sa beauté, ma passion pour elle, mon amour pour elle, je la console, l'adore et la protège.

Dieu merci il ne lutte pas, ne me repousse pas, je crois que j'aurais pu le tuer, ou mourir s'il avait tenté de s'éloigner de moi maintenant. J'oublie ses blessures comme il oublie la mienne, j'ai trop besoin de sentir qu'on s'appartient pour faire attention à ses hématomes, pour me priver de parcourir sa peau. Il unit nos corps dans un mouvement brutal mais fluide, souple, et je mords sa bouche pour réprimer le cri qui me monte dans la gorge. Sans me soucier du lieu, des Tigrovi qui dorment peut-être dans les chambres adjacentes, je réclame entre deux halètements, mes ongles plantés dans sa chair : Encore, encore. On se dévore de baisers avides, de morsures et les vagues de chaleur qui enflent dans mon ventre me font feuler de plaisir sous ses assauts. L'orgasme me ravage dans une explosion de sensations violentes, ondes contractiles qui me secouent contre son corps et me font perdre la raison.

Il me ramène jalousement contre lui et mes mains glissent, possessives, le long de son corps, empaument ses fesses, remontent dans son dos, s'accrochent à ses omoplates alors que ma bouche revient chercher la sienne, encore, et encore. On bascule sur le flanc pour que je ne sois plus écrasée sous son poids, et je me niche contre lui, enfouis mon visage dans son cou pour lécher le sel de sa peau, animale. Je relève le nez, prends son visage en coupe entre mes mains en faisant attention, cette fois, à ne pas appuyer, même si le simple contact de mes doigts doit être douloureux. Dis-moi que c'est pas vain, Slavenko. Dis-moi qu'on va quelque part tous les deux, qu'on construit encore quelque chose ensemble, qu'on aura des projets à deux... Promets-le moi, j't'en prie.

Sa question interrompt ce moment quasi masturbatoire post-orgasme qui consiste à explorer sa peau en ronronnant des mots d'amour, c'est un moment qui m'apporte toujours une intense satisfaction, qui m'apaise, mais me voilà fauché dans mon élan. Je cligne des yeux en revenant à la brutale réalité sous le regard intense de Nina. Noyé d'endorphines et de plaisir, me voilà paralysé à cette question sortie de nulle part et si dangereuse qu'elle fait battre mon cœur plus fort d'angoisse. Le mélange est désagréable quand cette fois c'est l'angoisse qui fait refluer le plaisir et non l'inverse. Je sais bien que je dois répondre quelque chose mais je ne suis même pas sur de comprendre la question. Être ensemble c'est déjà beaucoup quand on voit l'état de notre relation, je n'en demande pas vraiment plus si déjà elle ne renonce pas à nous pour rentrer aux USA. Je prends conscience que ce n'est pas suffisant pour elle, ça ne l'a jamais été, même dans le Bronx.

Mon visage se fait grave, de ce sérieux qui caractérise les questions qui nous touchent. "Ja volim te Nina et je te veux dans ma vie. Je sais que c'est pas suffisant pour toi, et je ferais tout ce que tu veux pour être avec toi, pour que tu te sentes bien. Dis-moi moj andjeo, dis-moi. Je veux que tu sois heureuse srce, je te promets." Je cherche à lire sn regard noir, à savoir si ça lui convient, si ça apaise sa peine ou si je suis à coté de la plaque (comme généralement, ne nous leurrons pas)

Non, il a raison, ce n'est pas suffisant pour moi, je ne veux pas seulement être avec lui. Je ne l'ai jamais voulu, mais c'est pire encore aujourd'hui. Parce qu'il m'a blessée et abandonnée, parce qu'il m'a détruite, parce qu'il m'a fallu plus d'un an pour me reconstruire loin de ses bras, et que j'ai renoncé à tout ça une fois de plus pour lui. J'ai quitté mes amis, mon pays, et tout ce que j'avais, pour un homme qui m'a tourné le dos sans remords. Alors non, je ne peux pas me contenter de ça. J'ai besoin de plus, et je réalise qu'il ne comprend même pas ce à quoi je fais allusion, parce que lui ne semble avoir besoin de rien. J'ai toujours voulu qu'il prenne part à notre relation, qu'il me fasse part de ses envies, qu'il ait des projets pour nous. J'ai toujours espéré que ça vienne de lui mais ce n'est jamais venu et je ne peux plus attendre, pas quand je tremble de peur de le perdre à chaque fois que je le vois poser les yeux sur une autre. Je ne peux pas vivre comme ça, c'est trop douloureux, trop épuisant aussi.

Ses paroles n'apaisent pas vraiment ma peine, ni mes craintes et je pose mon front contre le sien, me serre contre son corps brûlant que je ne veux pas quitter. Ma voix vibre d'espoir, et de la peur de voir cet espoir détruit aussi. Je ne veux pas seulement être dans ta vie... Je veux tout le reste, je veux tout Slavenko. Je veux... Je veux qu'on achète une maison comme tu voulais, et je veux vendre mon appartement à New-York. Je veux qu'on parte en voyage ensemble... Je soupire sous la vague de tristesse qui me submerge à ce cadeau qu'il m'avait fait, pour l'annuler ensuite. Je veux aller en Espagne, tu m'avais promis l'Espagne. Je prends appui sur ma jambe valide pour le pousser sur le dos et m'installer sur lui, je ne le laisserais pas se dérober cette fois, et pourtant à la façon dont ma voix tremble, on pourrait croire que c'est moi qui me dérobe. Parce que les mots qui suivent me brûlent la langue. Je veux... Je voudrais savoir qu'un jour on portera le même nom... Pour de vrai cette fois...

Ce n'est pas que je ne sois pas investi dans notre relation, mais peut-être suis-je inconsciemment prudent. Quand j'ai fait cette fête pour nos deux ans de mariage, j'y croyais vraiment. Ce n'était ni un jeu, ni de l'hypocrisie. Or en demandant le divorce dans la foulée, elle a transformé mes efforts en farce grossière. Il aurait mieux valu que ce soir là elle me dise tout de suite ce qu'elle pensait de notre mariage que jouer cette comédie à déballer un à un ces cadeaux pour une fête inepte, et que d'attendre que je le découvre moi-même quelques jours plus tard. Je me suis senti très bête quand j'ai réalisé le gouffre entre nos aspirations et combien j'avais du être ridicule ce soir-là. Et toutes ces choses que je désirais avec elle, je les ai mises de coté. Déjà parce que quand j'ai parlé de la maison, elle n'avait pas paru si enthousiaste que ça figurez-vous. Ensuite elle m'a achevé avec le divorce. Depuis j'y vais mollo, j'évite de m'emballer.

Je roule lourdement sur le dos, avec une grimace  la fois de douleur, et de désarroi. "Mais je pensais que tu n'avais pas envie de ça..." Elle me rend dingue, je ne sais plus du tout ce que je dois faire avec elle. Je m'assombris un peu à sa dernière phrase "ça a toujours été pour de vrai pour moi..." Je ne me suis pas marié "à la légère" contrairement à ce qu'elle semble croire

Je sais pertinemment que je parais à la fois dingue et indécise, mais je vous assure que dans mon esprit tout est très clair pourtant ! C'est seulement que je peine, vraiment, à trouver les mots pour me faire comprendre. Quand on sait que Slavenko et moi avons toujours eu quelques problèmes de communication, ce n'est pas une mince affaire. Je secoue la tête en fronçant les sourcils, une moue boudeuse aux lèvres. Tu es parti. Tu es parti et tu as changé de nom, arrête de prétendre que ça ne change rien. S'il n'a toujours pas compris pourquoi j'ai demandé le divorce, on a décidément du chemin à faire pour se comprendre !

Je soupire, agacée contre moi-même de ne visiblement pas parvenir à m'exprimer alors que j'ai la sensation d'avoir eu cette conversation un millier de fois. Je prends ses mains dans les miennes, les pose de chaque côté de sa tête, dans un besoin de garder le contact. Tu ne m'as jamais permis de protester, de te convaincre ou même... Ou même seulement de comprendre ! J'ai passé un an et demi à ne même pas être certaine des raisons de ton départ, à me dire tous les jours que tu allais revenir. Tu n'as jamais fait un pas vers moi, tu n'as jamais appelé, ne serait-ce que pour t'assurer que je n'étais pas morte ! Et quand finalement on s'est croisés, je pensais déjà que tu avais refait ta vie depuis longtemps et tu m'as demandé de rester... Je sais que ça te paraît dingue, j'ai bien compris que c'était inconcevable pour toi mais j'avais besoin... Ce divorce j'en avais besoin pour tourner la page... Il ne m'a jamais laissé la moindre chance de passer à autre chose, et je n'aurais pas pu seulement reprendre les choses où il les avait laissées. Je veux encore tout ça, je n'ai jamais voulu que ça, depuis que je t'ai rencontré c'est tout ce à quoi j'aspire. Et la soirée que tu as organisé pour notre anniversaire c'était... C'était parfait, et au-delà de toutes mes espérances... Mais je n'avais pas encore tourné la page...

Elle au dessus de moi, mes mains ramenées près de mon visage, tenues par les siennes, je me sens vulnérable. La position pourrait être sympa pour une partie de jambes en l'air, mais là je me sens mal à l'aise surtout que j'ai l'impression qu'elle m'engueule - ce n'est pas qu'une impression, elle m'engueule ! - quand je fais pourtant tous les efforts du monde pour essayer de comprendre. Or je n'y parviens pas, je ne comprends pas son fonctionnement parce qu'il est à milles lieues du mien ! En plus, comme à chaque fois qu'on parle de mon départ, la culpabilité me fait taire (parfois elle me fait me mettre en colère), incapable de m'expliquer ou de me justifier. J'imagine que mon trouble se lit sur mon visage, je ne m'en cache pas particulièrement, trop à fleur de peau en ces circonstances.

Il me faut quelques secondes de silence pour réussir à parler, tout bas, en évitant autant que possible son regard pour faire abstraction de l'enjeu. "J'aurais pas pu regarder en arrière." je ne suis pas sur qu'elle comprenne ou que ça lui importe. Si j'avais regardé en arrière, si je m'étais renseigné sur elle, je n'aurais pas pu partir et on aurait continué à sombrer jusqu'où ... ? Elle a toujours dit - depuis le départ - qu'on allait droit dans le mur et à cette époque on se dirigeait surement vers une fin en crime passionnel. Je n'exagère pas. Je devais partir. Je l'ai vu comme une question de survie.

"Et maintenant tu as tourné la page ?" Est-ce que je dois m'en réjouir ? J'imagine que oui puisque maintenant, elle veut aller de l'avant mais ce n'est pas le cas, mais je dois faire mon deuil de nos souvenirs, comme elle a fait le sien durant cette année et demi de séparation. Je n'ai jamais eu envie de repartir de zéro même durant le temps où nous n'étions pas ensemble ! Une nouvelle fois, je ne me sens pas le droit de m'exprimer totalement. Je vis avec un an et demi de retard ce qu'elle a vécu, dans une moindre mesure puisque j'ai droit au réconfort de sa présence. J'expire doucement - c'est plus qu'un soupir - avant d'essayer de me concentrer sur le positif en mettant de côté mon petit ego meurtri. "Je veux aussi des choses, ces choses, mais je n'ai pas envie de les forcer." C'est ce que j'ai fait les premiers mois où on s'est remis ensemble et tout est allé de travers.

Je ne lui réponds rien, parce que ça ne ferait que nous entraîner dans une nouvelle dispute, une nouvelle spirale de douleur. Il a tort quand il pense que je ne comprends pas, en revanche il a raison, c'est plutôt que ça ne m'importe pas. Il a été trop foutrement égoïste pour que ça m'importe, et je relâche ses mains doucement en réalisant une nouvelle fois à quel point il ne regrette pas. Je pense que c'est sans doute pour ça que j'ai, en partie, tant de mal à lui pardonner. Il ne regrette pas, et je crois qu'il referait les mêmes choix, de la même façon, si c'était à refaire. Il prétend souvent que c'était la seule solution, qu'il était en train de se noyer, il a donc choisi sa survie au détriment de la mienne. Il disait autrefois qu'il serait prêt à mourir pour moi, ce sont de jolis mots, de belles déclarations, mais elles sont vides de sens, parce qu'il m'a laissée mourir pour se préserver, c'est ça la réalité. Je serais morte si Rauera ne m'avait pas trouvée. Il n'a pas attendu que je me remette de l'avortement, que je panse mes plaies, il n'a pas essayé de faire ça en douceur, de me préparer à son départ, de me laisser une chance. Non, il est parti au pire moment, j'étais déjà à terre quand il m'a piétinée en s'en allant sans même me respecter suffisamment pour me le dire en face.

Je me laisse retomber à côté de lui, une vague d'amertume me traversant. Pas tout à fait... Mais ça vient... Prétendre que je suis complètement passée à autre chose serait mentir, il ne se rend pas compte, je n'ai pas fait mon deuil durant cette année et demie, parce que j'étais dans un entre-deux désagréable. Même sur la fin, alors que j'avais déjà monté l'agence, que je fréquentais plus ou moins Rauera... J'étais dans le déni. Je m'inventais encore mille scénarios rocambolesques dans lesquels on l'avait forcé à partir. C'était la seule option, pas vrai ? Il était parti contre son gré, menacé, kidnappé peut-être ! Et il me reviendrait dès qu'on le relâcherait. Juste avant l'avortement, on avait commencé les travaux dans le Chalet, on avait des projets, toute une vie devant nous, des nuits entières durant lesquelles il me répétait qu'il ne pouvait pas vivre sans moi. Comment aurait-il pu s'en aller volontairement ? Ça n'avait pas de sens ! Aujourd'hui, ça n'en a toujours pas. Je ne dis pas que je les veux maintenant, que je suis prête maintenant. J'ai juste... C'est comme si tu avais déjà renoncé. J'ai l'impression qu'on avance dans deux directions opposées. Moi qui essaye péniblement de lui pardonner, de me convaincre qu'on peut construire quelque chose ensemble... Et lui qui tente de se faire à l'idée qu'on ne construira plus rien.

Une fois libéré, je m'assieds aussitôt et je cherche mes clopes pour en allumer une fébrilement. Je vous jure que je préférais la torture des autres guguss à celle que Nina m'inflige par cette conversation "émotionnelle". C'est toujours un calvaire d'exprimer mes émotions. Si je savais les reconnaitre et les exprimer ça se saurait et du coup je suis toujours "à coté", à la blesser malgré moi. Au final elle m'en veut et moi je suis perdu. Je grogne vaguement tentant d'exprimer mon point de vue sur la question d'une façon compréhensible. "J'ai pas renoncé, j'attends le bon moment. Je ne vais pas te parler d'une maison alors que la dernière fois ça t'emballait pas ! J'vais pas non plus parler mariage quand ça fait un mois qu'on a divorcé. J'en sais rien, ça me semblait pas... pas le bon timing !"

Il s'écarte de moi rapidement lorsque je le relâche, comme si mon contact soudain le dérangeait. Difficile d'imaginer que seulement quelques minutes auparavant on s'accrochait l'un à l'autre comme si le moindre éloignement pouvait nous tuer. À ses explications, je soupire en secouant la tête. C'est pas ce que je dis... Je ne m'attendais pas à une demande en mariage et à dire vrai s'il avait eu la mauvaise idée de me demander en mariage maintenant j'aurais refusé ! C'est seulement... Je sais pas, comme si tu faisais marche arrière. Je ne sais vraiment pas m'expliquer autrement, je n'ai pas l'impression qu'il me laisse du temps, à moi, pour guérir et le pardonner, n'oublions pas que c'est à la base de ça qu'il est question. Non, j'ai le sentiment qu'il fait le deuil de tout ce qu'on aurait pu avoir, de tout ce qu'on aurait pu être. Demain, ou dans un mois, on recommencera à lui présenter des serbes à épouser, et je serais reléguée au rang de l'amante dont il ne faut pas parler. Un soupir douloureux me soulève la poitrine. New-York me manque, mes amis me manquent, la solitude ici m'accable face à nos incompréhensions éternelles. Écoute laisse tomber tu as raison... C'est pas le bon timing.

Mais cette fois c'est moi qui m'entête. "Je n'ai pas envie de laisser tomber. Je ne comprends pas ce que tu attends de moi ni pourquoi tu crois que j'ai laissé tomber ou que je fais marche arrière ?! Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?" Parce que sinon dans une semaine on a de nouveau cette conversation et je ne serais pas plus avancé.

Je suis très sincèrement surprise qu'il insiste, parce qu'il est d'ordinaire toujours le premier à tout faire pour éviter les conversations qui fâchent. Comme il hausse le ton je me braque, je ne suis déjà pas vraiment en état de prendre sur moi de toute façon. En temps normal j'essaie d'être douce, de lui expliquer aussi patiemment que possible, de me maîtriser... Mais le fait d'avoir parlé de son départ m'a, comme à chaque fois, refroidie. Sa remarque prétextant qu'il n'aurait pas pu regarder en arrière tourne amèrement en boucle dans mon esprit, peu importe les efforts que je déploie pour la mettre de côté. J'ai pas dit que tu faisais quelque chose de mal ! J'ai très envie de lui répondre que, peut-être, le fait qu'il se laisse draguer ouvertement peut prêter à confusion sur ses intentions quant à notre relation, mais on va m'accuser de ne décidément jamais tourner la page sur rien ! Écoute, oublie, c'est juste moi qui ai peur, ou qui suis parano, ou qui... Je baisse les yeux dans un haussement d'épaules, parce que je me trouve ridicule tout en ayant envie de pleurer. Ou qui me demande quand est-ce que tu vas décider que c'est trop pour toi cette fois... Avant d'apprendre que j'étais enceinte, il me faisait encore des promesses d'éternité. Et il est parti quand même. Alors oui, il est possible que j'angoisse légèrement de ne plus le voir capable de se projeter.