Promenade en eaux troubles - Lieven

Le garage à bateaux où vous trainez depuis deux mois va bientôt réouvrir à cause des beaux jours. Putain c'est con, c'était bien ce truc. Bientôt ce sera envahit de touristes et vous en discutez avec le crew. C'est bien pour se faire connaitre les touristes mais c'est pas bon pour garder ce lieu en QG, va falloir bouger. Chacun propose un lieu mais tu sais qu'en bout de course c'est Pedoncule qui choisira. Vous vous damneriez tous pour elle. Et c’est ce que vous faites.

Le soir est tombé et armé de tes bombes tu te décides à rendre un dernier hommage à votre lieu de villégiature. Tu as posé ton téléphone au sol et la musique à fond de balle, tu taggues des arabesques, une plante-femme tentaculaire dont les mouvements dansent comme toi tu danses. T'es pas trop à l'affut, les flics viennent jamais ici. Y a que les malfrats balançant des cadavres à la flotte qui viennent la nuit, vaut mieux pas s'en soucier, c'est mieux de pas voir, de rien dire. Et donc tu ne vois pas la rousse qui se pointe dans ton dos alors que tu danses en graphant, plaisir solitaire

Les derniers jours ont été mouvementés, en manque de fric j'ai enchaîné les petites missions d'intérim, pas forcément compliquées mais épuisantes, tout en trouvant le temps de passer dans les bureaux de l'association entre deux jobs. J'ai peu dormi, et j'ai amplement mérité de prendre un ou deux jours de repos. Seulement, habituée depuis de trop longues années déjà aux horaires de nuit, je vis en décalé même lorsque je ne bosse pas. La nuit est déjà bien avancée mais le sommeil ne se fait pas encore sentir. Je n'ai plus croisé Rauera, je n'ai plus non plus de nouvelles de Niilo, les quelques connaissances que j'ai dans le coin n'étaient pas chaudes pour sortir ce soir... En somme je n'avais pas la moindre idée de quoi foutre de mon temps, mais je n'aurais pas pu rester dans ma piaule à tourner en rond. C'est là que je me suis souvenue de lui.

Plusieurs semaines se sont écoulées avant que je ne me décide, ou plutôt que je trouve le temps, de retourner voir le môme de la boîte de nuit. Je n'étais pas sûre, dès le départ, de finir par m'y rendre, mais il faut croire que son aplomb aura fini par percer dans mon crâne, et la curiosité l'a emporté sur le reste. Je trouve l'endroit dont il m'avait parlé plus facilement que je ne le pensais, guidée par la musique qui résonne dans la nuit. La scène que j'interromps me tire bien malgré moi un sourire, entre amusement et moquerie légère, et je prends le temps d'observer le tag avant de me faire remarquer. Tu t'débrouilles pas si mal, finalement.

Awful

Tu te tournes quand la voix te sort de ton trip artistique. "Oh la rouquine !" Un large sourire fend ton visage et illumine tes yeux verts, verts comme l'eau de la Miljacka. "Attends, viens voir là." Tu la regardes comme elle s'approche et dans ton sac, tu pioches une bombe, orange. La chevelure blonde à la base se transforme, se fait rouquine, donnant un air lointant de Lieven à la fresque "Hé Lieven, ça fait presque Ivy comme surnom, t'en dit quoi ? Ivy Poison. Elle est classe. Tu as ton pseudo de taggueuse si tu veux t'y mettres." Tu t'arrêtes, lui tends ta bombe. "Tu veux essayer ? On va quitter le local de toute façon, trop de touristes à la belle saison. Tu serais venue dans une semaine, t'aurais trouvé personne." Un rien charmeur tu lui adresses un sourire canaille, pas très sur de toi en matière de séduction, ce qui t'empêche pas de tenter "c'est moi que tu cherchais ou tu te baladais."

Il semble heureux de me voir, ce qui n'est pas si courant qu'on pourrait le penser, et mon regard se teinte d'une lueur d'amusement. Hum ? En avançant de quelques pas, je peux mieux observer le dessin qui teinte déjà le mur, et se pare bientôt d'une crinière de feu presque semblable à la mienne. Poison Ivy ? On m'l'avait jamais fait celle-là mais ouais, elle est plutôt classe, j'prends. Et si je réfléchis un instant aux représentations qu'on peut faire d'elle, je dois admettre qu'elle est plutôt sexy, en plus d'être badass. J'ai jamais été une grande fan des héroïnes trop lisses.

J'avise la bombe en arquant un sourcil, peu convaincue, mais je m'en empare pourtant en haussant les épaules. Le dessin c'est vraiment pas mon fort, j'voudrais pas gâcher tout ton taf. C'est qu'il ne se débrouille pas si mal, mieux que je l'aurais cru en tout cas. J'te cherchais. 'Fin, toi et ta bande, j'espérais avoir droit à une démo d'danse mais je tombe au mauvais moment, j'crois. Pour voir une battle en tout cas, il va avoir du mal en étant seul. Je désigne le mur. T'as pas signé, c'est quoi ton pseudo de taggueur à toi ?

Awful

"t'es rousse, t'es bonne et tu fais vachement peur quand t'es à ton taf." C'est suffisant pour la ressemblance avec l'héroïne. Cette fille là, il est persuadé qu'elle peut vous coller une sacrée raclée, sinon elle aurait pas été videur à la sortie d'une boite à Sarajevo !

"Tu gâcheras rien on s'en fout. Vas-y signe. Ivy." l'important c'est pas le dessin, l'important c'est le nom. Elle peut pas savoir la rouquine, elle est pas de la rue. "Mon pseudo c'est Mike. " Tu voulais un truc américain, quelque chose qui t'évade de ton quotidien. Mike. Tu pourrais être rappeur, danseur de hip hop avec un nom pareil, tu pourrais être dans le Bronx - idéal tronqué, trompeur, des images de la tv et des séries américaines. Tout plutôt qu'ici, dans la lente désespérance d'un pays à la dérive. F U C K. ça aurait été pas mal aussi comme pseudo mais c'était déjà pris. "on s'bouge d'ici parce que va y avoir trop d'monde et trop d'flics. les autres sont en train de chercher un autre squat', moi j'voulais d'abord faire ça. Pour que ça reste quand même chez nous même si on y est pas. Tu veux danser ? On s'fait une battle à deux. t'aime quoi comme musique ?" Tu ramasses ton téléphone qui pour l'instant crache un rap dur pour chercher ce qu'elle te dira de même.

Je hausse un sourcil, surprise par son assurance qui frôle l'insolence. Oh, je sais que je suis bien gaulée, je me suis débarrassée de tous les complexes que j'aurais pu avoir il y a des années déjà et j'ai la chance d'être bien dans ma peau. Seulement c'est rare que les compliments viennent de la gent masculine, ils doivent déceler une aura chez moi qui les effraie... Mais c'est encore plus rare qu'ils viennent de mômes même pas majeurs. J'ai un sourire en répondant : J'fais pas peur qu'au taf.

Je me prête au jeu du gamin en approchant du mur pour signer de ce nom de fausse-artiste qu'il a trouvé pour moi. Je ne sais pas dessiner, mais j'ai déjà manié les bombes il y a plusieurs années de ça et je peux apposer ma signature sans trop me ridiculiser, je crois. Mike ? Surprise, je fronce les sourcils en lui rendant la bombe, m'écartant légèrement du tag. Comme dans l'film là, avec le strip-teaser ? C'est quoi déjà ? Magic Mike j'crois. Après tout le strip-tease est une danse comme une autre, c'est pas si déconnant ! Ils vont pas le repeindre, le mur ? Dans certains quartiers de New-York, les tags sont perpétuellement recouverts.

Une battle ? Ca va pas ? J'ai jamais fait d'truc pareil, j'voulais en voir une, je saurais pas y participer. Je ne sais absolument pas danser, en tout cas rien d'autre que ce qui se danse en boîte de nuit, certainement pas de quoi faire des démonstrations.

Awful

"J'sais pas, là tu fais pas peur." Ton regard pétille alors que tu arbores une moue dubitative. Enfin, tu te doutes bien qu'elle peut surement être très flippante ailleurs que devant une boite de nuit. Elle a une certaine dureté dans sa mâchoire, la ligne de ses muscles et surtout son regard très clair, qui te transperce, semblant deviner tes pensées pas très pures. Elle te sort de tes pensées avec une drôle de réflexion "hu ? Magic Mike, j'connais pas... J'suis pas un strip-teaser !" Ton ton est outré. Pourquoi pas une pute tant qu'elle y est ?

Tu hausses les épaules. "pas avant un bon moment. D'ici là qu'ils aient la thune pour repeindre le mur, les autres crews l'auront vu. Y a plus de chance que c'soit eux qui re-taguent dessus." ça n'a pas d'importance, ça fait partie du jeu, du jeu de territoires, des crews, des provocations. Comme les battle. "Ha mais c'pas grave y a que moi ! alors on danse, t'fais comme moi." tu tapes dans tes mains, rythmant la musique et tes pieds se mettent en branlent, petits pas qui se croisent, s'esquivent, s'associent, s'amplifient. Les mouvements de ton corps s'harmonisent à la musique, tes pas s'élargissent, enflent comme les notes. Tu incites Ivy à faire la même, sans stress, souriant, de ce sourire trop étincelant pour faire bad boy. Tu t'écartes et push, tu t'élances pour un saut, tournant sur toi même en l'air, culbuto que tes pieds récupèrent, tu t'accroupis dans le mouvement, tes mains touchant le sol pour ensuite pourvoir tourner pieds en l'air autour de toi, corps mouvant, alerte, supporté par tes bras et finir en écart brisé au sol avant de ressauter sur tes pieds pour finir le mouvement. Tout à l'air simple et fluide et pour toi ça l'est.

Je hausse un sourcil, amusée. Ça peut toujours s'arranger. Mais il est finalement presque rassurant de savoir que je peux encore paraître aimable, en faisant un effort ! Je ne sais de toute façon pas combien de temps je vais rester dans cette ville, mais une chose est sûre, je n'ai pour le moment pas besoin d'y être crainte comme je peux l'être à New-York. Pour l'heure, je suis parvenue à me tenir à l'écart des éventuelles emmerdes, et il n'y a pas encore de raison que ça change. Ce môme peut bien me prendre pour un enfant de chœur si ça lui fait plaisir, je lui souhaite seulement de ne jamais être détrompé.

Quoi ? C'est vach'ment bien d'être strip-teaseur, tu pourrais t'faire de sacrés pourboires. Je baisse les yeux sur lui, le toisant sans gêne un moment avant d'ajouter : Enfin, faudrait sûrement qu'tu t'fasses quelques picouzes de stéroïdes avant, m'enfin... Parce qu'il est gaulé comme une allumette, et je prête à parier que ça n'intéressera pas les clubs de strip-tease. Encore qu'il pourrait se trouver une clientèle spécifiquement intéressée, mais là on vire dans le glauque et je préfère ne pas y penser.

Je suis un peu surprise qu'il faille de la thune pour repeindre les murs, généralement on file ça en TIG mais après tout, il faut bien fournir la peinture. Je n'ai pas le temps de poser plus de questions, ou de protester pour la suite parce qu'il enchaîne, se mettant brusquement à danser, dans un élan si naturel que je reste coite. Je suis très sincèrement incapable de me mettre à bouger comme il le fait, et je ne peux que taper des mains pour l'encourager, ce qui me demande déjà un sacré effort. J'ai le regard un brin écarquillé quand il s'arrête. Bordel t'es vach'ment agile !

Awful

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