Chaque jour une nouvelle cascade, j'aurais du demander une doublure. || Slavina

25 juillet ; 03h08

Le volume de la musique diminue, à mesure que la salle de réception se vide, et il ne reste bientôt plus qu'un désagréable fond sonore, inaudible, pour que les quelques âmes s'attardant ne se sentent pas forcées de déguerpir. Le gala de charité s'est déroulé sans accrocs, et comme j'ai aidé à son organisation je ne suis pas peu fière que tout se soit bien passé. Suite à mon altercation avec Dimitri, à New-York, je suis parvenue à conserver la filiale de Come With Me basée ici, qui développe peu à peu d'autres talents que le seul service d'escort. Et ça comprend, entre autres, l'organisation de tels événements.

Les bras chargés d'un plateau de coupes de champagne vides, je jette un regard en coin à Slavenko, occupé à discuter près de l'entrée avec un homme politique dont j'ignore le nom. Je secoue la tête dans un sourire, je crois qu'il n'est pas prêt de m'aider à ranger. Au milieu du personnel qui s'affaire, je ne supporte pas de rester inactive, et je me dirige donc vers la cuisine, apportant la vaisselle salle récupérée sur les longues tables, désormais presque vides. Il fait une chaleur infernale dans le bâtiment, et la sueur colle à ma nuque lorsque j'entre dans la cuisine, où la température est plus élevée encore. L'une des serveuses avise mon ventre rond, moulé dans une robe classe et trop près du corps, et récupère mon plateau avec précipitation, une lueur horrifiée dans le regard. Je ne suis enceinte que de cinq mois, et même si je reste très (trop ?) menue pour "mon état", je ne peux aujourd'hui plus le cacher, et on me traite déjà comme une porcelaine de Saxe. Selon les jours, ça me plaît ou ça m'agace prodigieusement.

Ce soir, j'ai décidé que je n'étais pas en sucre, et je récupère donc un énorme sac poubelle pour aller le jeter dans l'allée derrière le bâtiment, en passant par la porte de service. Cette dernière a tout juste le temps de claquer derrière moi qu'une silhouette se glisse dans mon dos, main gantée se plaquant sur ma bouche. Je perçois très nettement, pour l'avoir déjà senti auparavant, le contact d'un canon froid posé sur ma nuque, et tout mon être se fige.

Je discute avec un membre du parti, parlant de Legence que je pousse dans le milieu comme il m'a demandé de le faire, aidant mon ami à percer dans notre monde très fermé. l faut dire que j'apprécie beaucoup Josef et j'ai une relative confiance en lui, relative parce que peu de personnes ont ma pleine confiance. Ma femme en l’occurrence, celle là même qui s'active dans mon dos, aidant à ranger la salle alors qu'il y a des gens qui sont payés pour ça. Venir lui enlever le plateau des mains nuiraient à ma crédibilité et en plus elle râlerait qu'elle n'est pas en sucre ! Elle me trouve beaucoup trop protecteur depuis qu'on connait le sexe de l'enfant, m'accusant presque d'avoir menti  en disant que je n'avais pas de préférence ! Bon, peut-être inconsciemment ! Mais surtout, savoir rend les choses beaucoup plus concrète, comme cette robe terriblement moulante que Nina porte. Je ne sais pas si j'ai le droit de la trouver sexy avec un ventre rond, c'est très perturbant !

Je préfère donc laisser les gens dont c'est le boulot ranger la salle, et boire un verre avec Josef en devisant une clope au bec. Camenko serait sans doute très fier de ma très grande diplomatie ce soir, ha ha ! Au boulot, mes dernières missions se sont bien passées et avec la maison, une femme, un enfant en devenir, je m'enfonce dans une gentille routine que pour une fois, je ne réprouve pas ! C'est plutôt Nina qui ronge son frein. Encore quatre mois à tenir moj andjeo malo ! Je la suis d'un regard amusé et distrait avant qu'elle ne disparaisse à ma vue et Josef choisit ce moment pour prendre congé. On se donne une accolade amicale. Je jette mon mégot négligemment par terre avant de tourner les talons pour rejoindre ma femme. "Srce, tu veux pas plutôt lais..."

Je crois que c'est l'ombre dans l'encadrement de la porte qui m'alerte, trop imposante pour être Nina ou une serveuse. Je me jette en arrière, percutant une desserte en métal de laquelle je fais tomber un plateau dans un fracas énorme tandis que je parviens à éviter la tentative d'assommer du molosse qui surgit de nulle part, se dressant sur ma route et me bouchant la vue. Déjà une injure fuse entre mes lèvres jointes.

Dans un réflexe inconscient, mes mains s'ouvrent pour lâcher la poubelle qui se fracasse à mes pieds dans un bruit étouffé. Je lève les mains en l'air, dans un signe de reddition d'une évidence criante quand on voit mon ventre rond. Mon sang se glace, et mes muscles se tétanisent dans un sursaut de conscience douloureux. Je n'ai jamais été très docile, mais j'ai aujourd'hui cette rage de vivre que je n'avais jamais vraiment connue auparavant. Parce que j'ai une raison de me battre, quelqu'un à protéger.

Sa main toujours plaquée sur ma bouche, l'homme dans mon dos me fait avancer d'un mouvement de son arme. Un regard aiguisé autour de nous m'assure que nous sommes seuls pour l'instant, en tout cas de ce côté-ci du bâtiment, mais je devine que d'autres doivent nous attendre plus loin. Une pensée me traverse pour Slavenko, encore à l'intérieur. Je pourrais crier pour tenter de l'avertir mais si tant est qu'il m'entende, il ne se mettrait pas à l'abri. Il accourrait ici aussitôt.

L'espace de quelques secondes, l'homme doit baisser son arme, retirer sa main, dans le but sans doute de m'empoigner. Je ne réfléchis pas quand mon bras se lève dans un mouvement instinctif, mon coude s'écrasant contre son crâne. Le coup est suffisamment violent pour le faire vaciller, et je me taille dans un sprint. La raison m'empêche d'aller chercher de l'aide, et je contourne le bâtiment dans l'espoir de rejoindre le slave, suivie de trop près par mon agresseur qui hurle, dans une langue que je ne comprends pas, au moment même où j'arrive devant l'entrée principale : « Лови её ! »

La surprise m’ayant envoyé valser dans les plats, les réflexes d’année passées à combattre d’une façon ou d’une autre, reprennent le dessus. Je combat toujours avec la grâce d’un char d’assaut - de ce qu’on me dit - brutal et résolument meurtrier. Le combat n’a jamais été ou rarement un de ces jeux ou sport qu’on voit à la TV. Il a toujours eu une profonde raison de survie ancrée en moi. J’attrape le bras de l’homme qui me fait face et je le tire vers moi. Un coup de genou l’empêche d’avoir le secours de son arme à feu. L’adrénaline rushe brusquement dans mes veines, avec cette fureur qui a le goût de la rage de vivre.

Je comprends parfaitement le russe et le cri plus loin glace mon sang avant que la rage n’explose, tuant toute hésitation. Mes mains se referment sur la tête de mon adversaire en la serrant très fort et deux autres coups de genoux suivent. Le sang bat dans mes tempes, m’empêchant d’entendre le sinistre craquement avant qu’un flot de sang chaud macule mes mains. Je lâche le corps quand il s’effondre avant de bondir, marchant sur mon adversaire sans considération. Je saisis le beretta logé dans son holster contre mes reins. Je sais que je m'expose en me manifestant, mais je m'en fous. Je veux savoir où est Nina, qu'elle sache que je suis là alors je gueule à mon tour "Nina !!!!" tant pis pour les ennemis. Je suis conscient du danger et je m'abrite à temps parce qu'un coup de feu éclate dans ma direction. Je me planque derrière un comptoir de salle de service qui se situe juste avant la cuisine. Je le longe à croupetons, cherchant un endroit où je pourrais à mon tour avoir un angle de tir.

Ma course est stoppée nette par le spectacle qui s'offre à moi. Devant la porte d'entrée se tiennent cinq hommes, en tenue qui ressemble drôlement à un attirail militaire, tous armés jusqu'aux dents. Mon hésitation ne dure que quelques secondes, mais c'est suffisant pour que mon poursuivant me rattrape. Furieux, il bondit pour me plaquer au sol. Je parviens par je ne sais quel miracle ou instinct de survie ancestral à m'écraser sur le flanc plutôt que tête la première sur le bitume. Une douleur vive me vrille le ventre, m'arrachant un hurlement qui fait écho au cri du slave, qui me parvient depuis l'intérieur, de même que des coups de feu. Si les employés de l'hôtel ne se sont pas sauvés, ils sont tous morts ou sur le point d'être abattus.

De son poids, le Russe me maintient fermement au sol, et je me recroqueville comme je peux dans une tentative désespérée de protéger mon ventre. Tête baissée, je reste aussi immobile que possible, de crainte qu'il se sente obligé de cogner pour me mâter.

Coincé derrière le comptoir, je risque un coup d’œil pour apercevoir mon adversaire. Je tente ma chance avec cette ruse bête et méchante consistant à envoyer un objet dans une direction opposée. La louche qui gît au sol fait très bien l'affaire. Alors moi, j'applique ma technique bien à moi, la propulsant directement sur l'homme qui cherche à me faire la peau. Si elle le touche, elle ne le blesse pas mais le déstabilise assez pour que je lui colle joliment deux balles dans le buffet, la troisième se perdant dans une vitrine contenant des verres. Strike.

Je me relève et poursuis ma route, traversant la cuisine pour débouler sur une scène qui me fige un quart de seconde avant qu'on me canarde. "Nina !" Je plonge une nouvelle fois mais je n'évite pas la balle qui se loge dans mon bras gauche. Je jappe de douleur en me réfugiant derrière le mur. Un coup d’œil me permet rapidement de voir que c'est assez superficiel, entendez par là que je n'ai pas d'artères de toucher, on se réjouit ! Je gueule en russe. "Оставьте егo" Je crois que ça les surprend parce qu'il y a un flottement mais finalement j'ai le retour de ma monnaie. Je ne peux pas prendre le risque de tirer sans risquer de toucher Nina et ils le savent. "Убирайся оттуда, или мы убьем ее."

Comprenez qu'en temps normal, jamais au grand jamais je n'aurais cédé. Même s'il s'était s'agit de mon père ou de mon frère. Mais il s'agit de Nina. Assis au sol à l'abri de l'angle du mur, je retiens une plainte de rage mêlée de douleur. J'ai eu le temps de la voir au sol recroquevillée, les armes pointées sur elle. Alors à la seconde semonce - et même si je ne crois pas qu'ils veulent vraiment tuer Nina, sinon ils l'auraient déjà fait, je sors de ma planque, mains levées, mon beretta toujours dans la droite sans pouvoir m'empêcher de calculer mes très maigres chances d'abattre six hommes.

Slavenko m'appelle à nouveau, dans un cri de rage qui me glace le sang. Je sais déjà ce qu'il va faire, je ne suis pas aveugle au point de ne pas savoir qu'il voudra me protéger à tout prix. Plus encore depuis que je suis enceinte ! La trouille qu'il se fasse abattre dans un élan inconscient pour me sauver me tétanise, d'autant plus que je ne comprends pas les phrases échangées. Je crois reconnaître l'accent Russe, mais je n'en suis même pas certaine et ça ne m'avancerait de toute façon à rien. Je relève suffisamment la tête pour l'apercevoir, le Russe dans mon dos gueulant à nouveau. « Брось свой пистолет! »

Je ne suis pas leur cible, seul Slavenko -et sans doute les autres Tigrovi- les intéressent. En revanche, je suis le moyen de pression idéal, personne n'ignore l'importance que les slaves accordent à leur descendance. Il ne peut pas se rendre, il faut qu'il appelle des renforts, qu'il aille chercher de l'aide ! J'essaie de croiser son regard mais le sien reste braqué sur nos ennemis. Je suis leur seul avantage, ils ne peuvent pas m'éliminer. « Ils me feront rien, sauve-toi putain ! » En revanche, ils peuvent décider de me faire taire, et l'un des hommes s'y emploie en m'assommant aussi sec.

Je n'obéis pas tout de suite, lâcher mon arme ça signifie me rendre, j'ai du mal à aller jusqu'au bout sans être certain que Nina serait relâchée. Je veux négocier, moi contre elle, peu importe tant qu'elle et le bébé sont saufs, mais Nina intervient et la violence dont ils font preuve à son égard me fait péter les plombs. Je plonge et je tire, ou l'inverse - difficile de savoir quand l’adrénaline vous porte avec cette sensation à la fois froide et brûlante comme de l’azote liquide sur la peau. J'abats deux hommes avant que l'éclat d'un pistolet automatique ne me force à dégager, conforté par la phrase sèche qui claque. "Заберете ее и убейте его" Je me jette dans l’escalier qui mène au cellier, roulant dans une chute mal contrôlée qui macule les marches du sang que je perds. Pourtant, je ne ressens pas la douleur - pas encore - l’instinct de survie la tue, la rage aussi.

Le sang bourdonne dans mes oreilles, à l’étage il y a des bruits précipités, des paroles aussi que je perçois sans les comprendre. J’entends le crissement de lourdes chaussures sur le béton, je me déplace mais malheureusement, pas assez discrètement et je suis vite repéré. Une balle ricoche à quelques centimètres de moi, et je suis mal embarqué derrière les racks de bouteilles bien alignées qui explosent, m'aspergeant d‘éclats de verre et de vin rouge, odorant, à filer des hauts le coeur. Ma seule chance de survie est de réduire la distance pour brouiller son angle de tir sinon je suis fait comme un rat dans sa cage. Serrant les dents, je bondis avec la grâce d’une charge de rhinocéroce. On s’effondre dans un fracas énorme. Je sais que chaque seconde m’éloigne de Nina, aussi je me bats avec rage et angoisse dans une explosion de violence.

J'ai peut-être été prétentieuse en imaginant qu'ils voulaient Slavenko vivant à tout prix. Le coup, violent, sur mon crâne me sonne, et je cille en clignant des yeux, presque surprise de ne pas perdre connaissance aussitôt. C'est en tout cas suffisant pour me faire tenir tranquille, et je me mords la langue au sang quand de nouveaux coups de feu retentissent. Je ne vois pas Slavenko partir, ma vision est trop brouillée pour que je parvienne à voir s'il est blessé. Je sais qu'ils ne l'ont pas encore attrapé, parce que les Russes continuent à s'agiter.

On me relève violemment, une main rudement enroulée autour de mes cheveux que je regrette d'avoir attachés ce soir. Une douleur aiguë me cisaille le ventre, et je baisse la tête, m'attendant à être sommairement exécutée. Nouveau tire qui fuse et je sursaute en fermant les yeux, retenant mon souffle pour encaisser un coup qui ne vient pas. La prise sur mes cheveux se relâche, et l'homme dans mon dos s'effondre sans une plainte, abattu d'une balle en pleine tête. Je perçois le crissement suraigu de pneus sur le bitume, le bruit d'un moteur qui gronde, de nouveaux cris dans mon dos. Je ne cherche pas à comprendre d'où ça vient, d'autant que je ne suis pas certaine que les types qui se pointent pour buter du Russe soient nos alliés pour autant. En tout cas, je ne les intéresse pas parce que je parviens à m'échapper en courant, longeant le bâtiment pour le contourner à nouveau. Je fouille l'un des cadavres qui jonche le sol, trouve le téléphone dans sa poche pour appeler le QG et demander des renforts. Je sais bien que seule, je n'arriverais à rien.

Le premier choc est brutal pour lui comme pour moi, mais surpris il bascule en arrière et je n'attends pas de savoir s'il est ko pour lui coller un coup de boule le laissant sur la carreau. Je m'empare du pistolet mitrailleur et je me remonte les escaliers, quatre à quatre, tellement penché que je manque de m'éclater le pif sur les marches. La douleur commence à surgir, méchante, et mon bras gauche s'ankylose, c'est mauvais. Je ralentis en haut des marches, mais pas autant qu'il l'aurait fallu. Je pensais qu'ils auraient déguerpis avec Nina. Mais dans mon champ de vision, c'est le carnage. Deux groupes s'affrontent, les russes - putain, mais pourquoi les russes, borderl ?!! On est censé être allié avec cette putain de Bratva , est-ce qu'ils ne savent pas tenir les leurs ? A moins qu'on ait à faire avec des Ukrainiens, ou tout autre putain de pays s'étant fait annexé à un moment ou un autre de l'Histoire et parlant encore la langue de leur envahisseur. Je n'ai pas franchement le temps de m'e poser la question, parce que je suis une cible facile si je reste là. Quant à l'autre groupe, ils ne parlent pas, et hormis que ce sont des caucasiens qui utilisent du matos paramilitaire de l'Est, je n'ai aucune information sur eux.

Nina n'est plus là et je mords mes lèvres au sang. Ils ont du l'emmener. Je ne peux pas traverser la cuisine à présent. Et ça doit être trop tard. Je peux juste essayer de faire un prisonnier. Le mec en bas n'est peut-être pas mort, je n'ai pas pris le temps de l'achever, je doute qu'un coup de boule, fut-il bien placé l'ait tué. Je décide de rebrousser chemin et de rester en planque pour avoir une chance de survie. Je tente surtout d'enrayer la panique qui me gagne à l'idée de perdre Nina. J'avais dit en plaisantant une fois que je devrais la pucer avec une balise GPS, mais sérieux si on s'en sort, si je la retrouve - quand je la retrouve !!! - je le fais ! J'avance prudemment dans la grande salle et il n'y a personne. Je vais dans le petit salon où j'attrape une de ses petites nappes d'un guéridon. Je me planque derrière le canapé pour bricoler un pansement à mon bras vu que je pisse toujours le sang. En même temps, j'appelle Stefan pour des renforts.

Dieu merci depuis que je suis enceinte, Slavenko m'a donné le numéro de quelques Tigrovi à apprendre, en cas d'urgence si lui s'avérait injoignable. Je parviens à joindre Cvetko, le premier dont je me souvienne, auquel je suis seulement capable de donner l'adresse avant de devoir raccrocher. Les coups de feu se rapprochent, comme s'ils étaient partout, et les troupes des deux clans grossissent, je peux l'entendre de là où je me trouve, même si je ne les vois plus. Slavenko ne me pardonnerait jamais de ne pas m'être mise à l'abri quand j'en avais l'occasion, mais je ne peux pas tourner les talons en le sachant pris au piège à l'intérieur. L'idée m'effleure, insupportable, qu'il est peut-être déjà trop tard.

Une vive douleur au ventre me plie en deux et je me voûte dans un gémissement, portant une main tremblante à mon ventre. Je ne laisse pas passer l'autre idée qui voudrait s'insinuer dans mon esprit, je n'y survivrais pas. A côté de moi gît toujours le corps de celui auquel j'ai pris le téléphone, et dans un élan de raison je récupère son arme, encore chargée. Je me remets en marche, difficilement, contournant le bâtiment dans l'idée de rentrer par les cuisines pour partir à la recherche de mon mari. Mais de nouvelles voix me parviennent et je dois me réfugier derrière les poubelles. Bordel je ne pourrais jamais entrer !

Une fois le bandage en place, bien serré pour faire garrot, je vérifie mon nombre de balle dans mon beretta et dans le pistolet mitrailleur. Correct. Je ne comprends pas ce qui se passe mais au bout du compte, je n'ai pas besoin de comprendre pour savoir qu'on en veut à ma peau et qu'on a pris Nina, ce qui me rend juste fou d'angoisse. Je sors de mon refuge, j'ai besoin de réponse, pas de protection. Le souci c'est que je suis seul au milieu d'un imbroglio d'enfer.

Je me colle contre l'ouverture du salon, traverse à couvert la salle à manger pour sortir. Je dois pouvoir en abattre quelques un si je sors, notamment par les fenêtres. Je ne suis pas du tout sur que le nouveau groupe arrivé soit un ami. A mon avis, il y a plus de chance qu'ils ne tentent de m'abattre avec les russes. Mais j'ai besoin - je dois - savoir où Nina a été emmenée. Je sors de la maison rapidement, courbé en deux. Je me réfugie derrière un muret au moment où de nouvelles voitures arrivent. Je jure tout bas avant de reconnaître un des vans Tigrovi. Je jaillis de ma planque en faisant un geste en courant vers le van. Il faut absolument qu'on en choppe vivant et c'est ce message que je dois faire passer au mien. Par contre, je me demande comment ils ont fait pour aller aussi vite !

Accroupie derrière les poubelles, pliée en deux à cause de la douleur, je réalise que je ne comprends pas ce qu'il se passe. La seule raison pour laquelle ils auraient pu épargner ma vie, c'était pour avoir Slavenko vivant. Mais ils ont tenté de le canarder ! S'ils se fichent de l'avoir mort ou vif, alors mon sort leur importera encore moins. J'aurais de la chance s'ils ont seulement eu des scrupules à tirer sur une femme enceinte. Avec l'arrivée de l'autre groupe, je me demande surtout si nous sommes réellement leur cible.

Brusquement tout s'enchaîne. Une fusillade démarre à l'étage, les nouveaux arrivants ont dû atteindre les escaliers, et je suis trop proche de ces derniers pour ne pas être en danger. Je me redresse, avise rapidement la sortie de service et me remets à courir quand je crois qu'il n'y a personne. De loin, je suis sûre d'apercevoir la silhouette de Slavenko, claudiquant jusqu'à une bagnole dans laquelle il s'engouffre. Je gueule pour attirer son attention mais le capharnaüm couvre le son de ma voix, et je n'arrive pas à les rattraper avant que la portière ne se referme.

Une balle fuse près de mon épaule, et je bondis pour l'éviter. Je me tourne, braque mon arme sur le tireur déjà pris à revers par un autre homme, et je tire sans me poser de questions. Tout visage inconnu est forcément ennemi, c'est la règle du jour.

Je m'engouffre rapidement dans le van pour ne pas rester exposer. A l'intérieur, j'y retrouve Cvetko. "Tu es blessé ?" "C'est rien, y a des russes et un autre groupe...Sais pas qui... Les russes ont pris Nina. File moi une veste de combat, faut faire des prisonniers." Dans la camionnette, le matériel nécessaire est toujours prêt à emploi en bonne organisation paramilitaire que nous sommes. "Quoi ? Mais elle nous a appelé ? Numéro inconnu, mais c'était elle!" "Jebote ! Passe-moi ton téléphone" J'arrache le téléphone des mains de Cvetko et je recompose le dernier numéro fait. "répond, répond, répond, allez Nina, répond" Je souffle tout bas, impatient tandis que dehors c'est le chaos et que sur un geste de ma part, mes hommes se déploient pour faire blocus. Je comprends mieux que les tigrovi soient arrivés si vite et que ce soit Cvetko qui soit là. Stefan doit être en route.

On a donc en présence des russes qui voulaient me faire la peau et prendre Nina. Pourquoi ? L'ont-ils confondu avec Aleksandra, la femme de mon père ? Ou est-ce à cause de...Dimitri et de Come With me ? L'idée fait brusquement jour dans ma tête. Mais dans ce cas qui est l'autre groupe en train de faire un carnage. Si j'étais sur que Nina soit à l'abri, je n'interviendrais pas, même si les russes voulaient me buter. Je crois que pour mes hommes, j'arriverais à ravaler ce léger désir de vengeance que ça a suscité. Se faire tirer dessus, c'est contrariant ! Mais Nina et mon fils sont en jeu et je suis prêt à sauter dans la nasse pour tuer tout le monde. Dieu reconnaîtra les siens comme on dit.

Et toujours la sonnerie du téléphone tandis que les idées se bousculent dans ma tête.

Nos tirs se croisent avec l'étranger mais comme nous avons la même cible, je peux en profiter pour déguerpir, revenant sur mes pas parce que le bâtiment est encerclé et que je ne sais plus par où m'enfuir ! Je suis encore en train de courir quand le téléphone vibre dans mon décolleté, parce qu'à défaut d'avoir des poches je l'ai foutu là-dedans. Dieu bénisse ma poitrine de femme enceinte, hein. Je me planque comme je peux derrière un mur en priant pour ne pas me prendre une balle perdue entre temps, et pensant que ce sont les Tigrovi qui rappellent, je décroche.

Seulement c'est Slavenko au bout du fil et j'en glapis de soulagement. « Bordel où est-ce que t'es ?! T'es blessé ?! » J'entends bien au brouhaha derrière lui qu'il n'est pas sorti de la nasse lui non plus, et je vais droit au but. « Je me suis planquée sur un côté du bâtiment, juste derrière le panneau de l'hôtel mais je sais pas si je vais pouvoir rester là longtemps ! Vous êtes où ? »

C'est le soulagement quand j'entends la voix de Nina. J'ai crains un instant tomber sur son ravisseur mais ses paroles malgré la situation, malgré l'urgence, me rassérènent. Elle est vivante et en état de parler. "J'suis au van, coté gauche près de la sortie des cuisines. Bouge pas, j'viens te chercher." Je finis rapidement de fermer ma veste et avec deux hommes à moi, on sort. Un autre van déboule mais je reconnais Stefan au volant, ils vont prendre la situation en main de l'autre coté, il ne me reste plus qu'à extraire Nina de sa nasse. Avec un gilet pare-ball, des hommes et du matos digne de ce nom - comme un pistolet mitrailleur et des grenades fumigènes et stuns - ça va tout de suite mieux.

En formation, on se fraye un passage jusqu'à l'endroit où se trouve Nina. Arrivé là, je m'accroupis près d'elle tandis que les deux tigrovi nous couvrent. "Srce, ça va, t'es pas blessée ?" Elle est pâle et je vois bien à sa peau moite et son air crispé que non ça ne va pas. Je refoule la vague d'inquiétude qui me frappe, je ne peux pas me permettre de me laisser submerger maintenant, en pleine bataille. J'enlève ma veste pour lui tendre. "Enfile ça." Je me redresse pour évaluer la situation. L'arrivée de Stefan a distrait les deux groupes et notre route est dégagée jusqu'au van de Cvetko. "ok on y va." J'aide Nina à se mettre debout pour pouvoir la guider jusque là-bas, prêt à la soulever si jamais elle n'est pas capable de marcher, ce que je soupçonne.

J'acquiesce et raccroche, trop encline à cesser de bouger pour lutter. Ils sont rapides à arriver, les Tigrovi sont d'une efficacité redoutable, je ne peux pas le nier. Mon visage s'éclaire de soulagement à la vision de Slavenko. Le voir debout me rassure bien mieux que d'entendre le son de sa voix, mais ce n'est que de courte durée. Je remarque rapidement le bandage à son bras gauche, le sang qui macule ses fringues et j'écarquille les yeux, affolée. « Toi tu es blessé ! » Il parvient à se tenir debout, à marcher, et à porter une arme visiblement mais il est blessé !

On n'a malheureusement pas le temps de s'attarder là-dessus, et j'enfile la veste qu'il me tend. Je serre les dents, me mord l'intérieur des joues pour ne pas gémir quand il m'aide à me relever. Je sais que la douleur est inquiétante mais je ne peux pas laisser Slavenko s'en rendre compte maintenant. Je claudique comme je peux jusqu'au van, refusant de le laisser me soulever quand bien même ça irait beaucoup plus vite. Appuyée d'un bras sur le slave, je me fige un instant, parce que je sens, soudain très nettement, que quelque chose ne va pas. J'inspire, reprends la route en essayant d'avancer plus vite, et une fois dans le van, je cherche instinctivement un médecin des yeux. Parce que je suis très clairement en train de perdre du sang.

"C'est rien" rassuré-je Nina succinctement. Mon état est correct et je préfère ignorer la douleur pour le moment. Le sang s'est arrêté de pisser à tout va grâce au garrot et mon bras droit me suffit à manier le léger pistolet mitrailleur. Le trajet jusqu'au van blindé se fait sans encombres.

Une fois à l'intérieur, je vois Nina pâlir encore si c'est possible. Elle qui a normalement une peau de lait divine, est blême, presque grise et je prends conscience de son état alors que j'aperçois du sang sur ses cuisses, sa robe ayant remonté dans notre fuite. "Jebote, Nina !" La peur m'étreint, morsure brutale et désagréable qui noircit mon regard. J'embrasse le front de Nina, espérant qu'elle n'ait pas vu le désastre. Je suis à cet instant persuadé qu'elle a perdu le bébé. Dehors les combat font rage et en tant que sergent du groupe, Cvetko me passe un appel talkie de Stefan qui est en train de tenir le siège de la cuisine. Le seul problème c'est que les russes évacuent par l'entrée principale. "Faut qu'on les prenne en tenaille. Cvetko, tu vas emmener Nina à la clinique. Maintenant. Nina, Nina mon ange, je finis ça et je te rejoins. Tu m'entends ? Je te rejoins, toi tu vas à la clinique. Cvetko t'emmène."

Peut-être est-ce une fuite de ma part face à al perte du bébé, je ne sais pas, je ne veux pas savoir ce qui s'agite dans mes tripes et mon cœur. Je préfère sauter dans l'action et aller faire le ménage. Je m'empare d'un fusil d'assaut.

Slavenko baisse les yeux et je sais qu'il a vu avant même qu'il ne parle. Je vois son visage se décomposer et mes mâchoires se crispent. J'aurais voulu qu'il n'ait pas à le voir, j'aurais voulu qu'il sorte de cette bagnole et qu'on me ramène au QG. J'aurais demandé à quelqu'un d'autre de m'emmener à l'hôpital, sans le prévenir, pour ne pas l'inquiéter, pour qu'il n'ait pas ça en tête maintenant. Mais je peux difficilement empêcher le sang de couler. Je déglutis, un goût âpre en bouche quand il demande à Cvetko de m'emmener à la clinique, mais je sais qu'il ne peut pas se permettre de déserter maintenant. Je m'efforce de faire bonne figure, de le croire quand il promet de me rejoindre même si je n'en suis pas certaine. « C'est rien, ça va aller, ça va aller. » Je lui assure ces mots que je ne crois pas moi-même, et je le laisse s'échapper.

Cvetko ne perd pas de temps pour m'emmener, et vu l'heure je ne peux me pointer qu'aux urgences gynécologiques. Je tiens mon ventre durant tout le trajet, comme si ça pouvait empêcher le bébé de s'en échapper. Je n'ai pas lâché une larme, rien d'autre ne m'échappent que des gémissements de douleur chaque fois que mon ventre se contracte. A mes côtés, Cvetko est blême. Au moins a-t-il le mérite de se montrer extrêmement persuasif lorsqu'on arrive aux urgences. Vu mon état, je suis reçue tout de suite.

Je sais très bien au moment où je sors que je devrais rester avec Nina. Pourtant, j'ouvre la portière du van et je me jette littéralement à bas du véhicule en laissant tout derrière moi, passant comme Nina dit si bien en mode "militaire" qui est tout à fait approprié pour aller buter des ennemis que je n'identifie même pas. Je signifie à mes hommes "je veux des prisonniers." Il faut qu'on sache qui sont ces gens et pourquoi ils ont attaquée la soirée alors que celle-ci était finie ou quasiment. S'ils avaient voulu faire un carnage de politiques serbes, ils seraient passés avant. Je sais juste qu'ils n'ont pas voulu tuer Nina - mais au contraire la kidnapper - tandis que j'aurais pu faire partie des pertes sans problèmes. Voilà qui ne m'éclaire pas du tout sur ces russes, et encore moins sur les intervenants.

Une fois dans la mêlée, j'oublie tout pour être efficace. C'est surement triste à dire après coup, moche de le constater, mais je suis capable de déconnecter de la chose la plus importante pour moi, et que je suis pourtant incapable de gérer. Je ne m'en veux même pas, je m'en voudrais plus tard. Les Tigrovi sont efficaces et la vague serbe nettoie la zone. On récupère des prisonniers des deux camps, très peu de russes, seulement un, celui de la cave, parce que les autres ont été exterminés par le second groupe. Quant à celui-ci, une partie fait repli et s'échappe mais on en capture deux. On s'enfuit au moment où les sirènes résonnent, flics et ambulances, prévenues par la population locale. Heureusement qu'ils ne sont pas efficaces pour débouler !

On retourne au QG, et là je laisse les services concernés agir quant à régler les pots de vin auprès des politiques, flics et avocats. J'enfile une veste au dessus de mon pansement de fortune et je me lave les mains pour essuyer le sang Empruntant une voiture à un tigrovi, je fonce aux urgences de la clinique, la mort dans l'âme. Je me demande ce que je vais pouvoir dire à Nina, mais aucune parole intelligente ne se fait jour dans mon esprit.

Je suis tout de suite installée dans une salle de consultation, mais il faut un temps infini pour qu'on vienne me voir. Cvetko n'est pas autorisé à m'accompagner, et je ne l'aurais de toute façon pas laissé faire, et je poireaute au moins trente minutes avant d'avoir droit à la visite d'un médecin. Je ne sais pas par quel miracle je parviens à ne pas penser, mais je bloque les émotions délétères, mets mon cerveau en OFF. Mes muscles tremblent d'être à ce point contractés, tendus à l'extrême, et je suis incapable de prononcer le moindre mot quand le médecin entre. Je n'ai de toute façon droit qu'à peu de considération. C'est à peine s'il me salue, m'ordonne sommairement de me déshabiller pour enfiler une blouse en intissé, sans même me laisser l'intimité pour le faire. Je m'exécute dans des gestes automatiques et saccadés.

J'ai droit à un examen gynécologique désagréable et douloureux, durant lequel il garde totalement le silence. Je devrais sans doute péter les plombs mais je suis paralysée par la trouille, l'angoisse, ces questions qui me rongent et dont je ne suis pas sûre de vouloir connaître la réponse. Il se redresse, me prévient qu'il revient et sort de la salle aussitôt. Je dois attendre quinze autres minutes pour finalement voir une infirmière débarquer, et c'est quand cette dernière m'informe qu'elle va me faire une prise de sang que je craque. « Je ne veux pas d'une putain de prise de sang je veux qu'on me fasse une échographie et qu'on me dise que le cœur de mon bébé bat toujours ! »

Je retrouve Cvetko devant l'entrée des urgences, il m'attend en fumant. Je lui pique sa clope pour une taffe avant de lui rendre et d'entrer vers mon destin. Ah, sois pas mélodramatique Drazavic, commence pas ! Je me renfrogne tout seul, sombre au possible et choppe le premier guguss du personnel soignant que je croise. Je demande après ma femme et si l'infirmier cherche à s'esquiver, ma brusque poigne sur son avant bras, assorti d'un regard noir le dissuade de le faire. Il finit par m'accompagner vers un comptoir et il consulte un ordinateur avec une lenteur exaspérante, surtout après la pulsion d'adrénaline à laquelle j'ai été soumis avec le combat. Ma patience est au plus bas. Je finis par avoir une réponse et je lâche le gars pour partir vers la salle d'examen. Des éclats de voix me parviennent juste comme je vais entrer.

Je pousse la porte et fronce les sourcils en voyant Nina sur la table d'examen, le visage à la fois livide et rouge de colère et une infirmière déconfite. "il faut attendre le médecin pour ça Madame." Je ne sais pas de quoi on parle mais je crois bien que ça m'agace d'instinct. Ma voix sèche claque. "Alors allez le chercher. " Mon regard est froid, meurtrier, je crois que je pourrais sortir mon beretta pour persuader l'infirmière. "Maintenant." Je fais peur à la jeune femme parce qu'elle sort précipitamment. Je vais me poster près de Nina, le visage fermé et grave à la fois. Je pose ma main sur le rebord du lit, sans la toucher elle. Peut-être que si je la touche, elle va d'effondre comme un château de cartes.

La porte s'ouvre à la volée et je me décompose en voyant entrer Slavenko. Je pensais que c'était le médecin qui revenait enfin, mais ce dernier a de toute évidence oublié mon existence. Au moins parvient-il à convaincre l'infirmière de sortir, sans doute mieux que moi parce que tout le monde sait que sur cette table d'examen, je suis seulement impuissante. La porte se referme derrière elle, nous laissant Slavenko et moi dans un silence tendu, douloureux, parce qu'il n'a pas la moindre parole réconfortante pour moi. Il ne me touche pas, ne croise pas mon regard, ne pose pas de questions non plus et je me ferme un peu plus, au bord de l'implosion.

On attend comme ça, dans un silence de mort, encore dix minutes avant que le médecin ne revienne enfin, visiblement agacé. Il a malgré tout un léger mouvement de recul en voyant mon mari, je crois que sa carrure et sa gueule de tueur le dissuadent de râler à voix haute. Il se présente très brièvement, chose qu'il n'a même pas pris la peine de faire avec moi tout à l'heure. Il repousse ma blouse, met du gel sur mon ventre avant de passer la sonde dessus. Je fixe, angoissée au possible, l'écran noir sur lequel devrait apparaître mon bébé. On entend bientôt les battements réguliers, et toujours aussi rapides, de son cœur, et je ferme les yeux en réprimant un sanglot. Je serre les poings, enfonçant douloureusement mes ongles dans les paumes de mes mains.

Le médecin explique avec une lassitude agaçante ce qu'il s'est passé. Il nous parle de traumatisme abdominal, d'hématome et de décollement placentaire. Je suis livide mais je ne suis pas sûre de comprendre. Il est en plein milieu d'une phrase alambiquée quand je le coupe. « Est-ce qu'il va bien ? Est-ce que ça va aller ? » Le médecin me jette un regard noir, et tourne la tête pour s'adresser à Slavenko. Putain on marche sur la tête. « Le décollement n'est pas trop important, vous êtes arrivés à temps. On ne peut rien faire à part garder votre femme sous surveillance. Il faut qu'elle reste alitée, au repos total, et l'hématome devrait se résorber tout seul. Si tout se passe bien, elle pourra sortir et poursuivre sa grossesse normalement, en restant sous surveillance régulière. »

Je me tiens raide, quasiment au garde à vous tout le temps qu'on attend, et tout le temps de l'échographie et du discours médical. Je crois que je suis soulagé mais je ne le ressens pas réellement. Je suis enfermé dans un carcan de dureté pour tenir le coup. Je fixe le médecin qui nous sort des explications que je ne suis pas sur de comprendre jusqu'aux directives qui au moins sonnent comme des ordres à suivre. Je hoche la tête brièvement. "Ok. Je veux un transfert pour la clinique privée de l'Europe. Maintenant." Je ne suis pas en état de négocier, de me montrer gentil, conciliant ou quoique ce soit. J'ajouter de faire prévenir la gynécologue de ma femme. Je ne sais pas pourquoi Cvetko l'a amenée ici. Enfin si, il ne savait pas et je n'ai pas été assez clair et je m'en veux de ça.

Je serais beaucoup plus soulagé de savoir Nina dans la clinique professionnelle et à la pointe de la technologie. Je préfère qu'elle y reste quelques jours au moins, pour être sur que non seulement elle ne bouge pas d'un pouce, en plus pour avoir confirmation du diagnostic et faire en sorte que le bébé soit aussi sous surveillance. A la clinique de l'Europe, si on veut une écho tous les jours, on en aura une. L'argent résout tout. Comme ça prend du temps pour prévenir la clinique et qu'il nous envoie une ambulance, je m'assieds près du lit de Nina. Il n'y a plus qu'à attendre. Je ne sais toujours pas quoi dire mais je sais bien que je dois. J'affirme donc ce dont je ne suis pas sur. "T’inquiète pas, ça va bien se passer."

Rendue muette par l'angoisse qui peine à redescendre, je hoche la tête. Le bébé va bien. Je crois que j'ai un mal fou à l'admettre, ou à me détendre. Nous ne sommes pas sortis d'affaire. Le médecin ne dit pas ce qu'il se passera si l'hématome ne se résorbe pas, il n'énonce pas les possibilités, il ne me dit pas quoi faire sinon de rester au repos. Qu'est-ce que c'est, un décollement placentaire ? Est-ce que le bébé souffre ? Quels sont les risques ? Quelles sont les chances que ça se soigne réellement ? Je crois que je serais soulagée d'être sous traitement, on sait comme la prise de cachets a tendance à apaiser mes angoisses. Le fait qu'on se contente de me mettre sous surveillance ne fait qu'attiser mon inquiétude.

Les premiers mots que Slavenko m'adresse depuis sont arrivés sonnent creux. Je le connais suffisamment pour savoir qu'il parle mécaniquement, sans conviction. Je tourne la tête vers lui, avise son bras dissimulé par sa lourde veste. « Tu devrais aller te faire soigner. Ils te laisseront sans doute pas monter dans l'ambulance, de toute façon. » Je suis épuisée, terrifiée, encore secouée par la fusillade et si je n'ai plus de saignements, j'ai toujours mal au ventre, ce qui ne m'aide pas à me calmer. En plus de ça je lui en veux, je crois, de m'avoir laissée partir seule, de n'avoir pas été là lors de cet examen que j'ai presque trouvé humiliant. Je réalise aussi que j'aurais pu apprendre la perte de notre enfant toute seule, et ça me tétanise.