L'humour noir c'est comme un enfant qui a un cancer ; ça vieillit jamais. / Slyna

« Salut Ilya, la forme ? »

Heureusement que son nom était indiqué sur un écriteau éphémère scotché sur la porte de la salle de studio louée pour l’occasion d’aujourd’hui parce que sinon j’avais complètement oublié qui c’était. Je me rappelle plus trop si on a couché ensemble et je me fais la réflexion qu’il est un peu trop vieux pour ça.
Oui à priori même encore aujourd’hui je baise rarement des mecs de mon âge. Ils sont ennuyants à mourir et ils n’ont aucune énergie. Et ils veulent se poser aussi, nul et re-nul.

« Ma pétasse préférée ! » je claironne quand la voix bien connue résonne à mes oreilles. « J’arrive. »

Les autres se retournent, brutalisés par le ton de la voix, par mon allure, par le langage, je ne sais pas. La maquilleuse remet rapidement le nez dans sa trousse, penaude, tandis que je gagne la hauteur de Reina.

« La semaine a été mauvaise au Poker, c’est ça ? » je lui demande en remontant sans délicatesse la fermeture jusqu’en haut – enfin, jusqu’au dos nu indécent, on va dire. Je presse l’une de ses fesses que je claque sèchement. « Cette robe te fait un cul du tonnerre en tout cas. Qu’est-ce que tu viens faire ici alors? C’était quel magasine ? »

« Tu as toujours su super bien te débrouiller tant qu’il s’agissait de ton cul. »

C’est un compliment, mais il est toujours teinté de l’acidité agaçante sans laquelle je ne saurais pas vivre ; mon cœur tourne à l’acide sulfurique que voulez-vous, c’est sans doute pour ça que je n’en ai plus aujourd’hui, je suppose, hm. Je m’installe sur la coiffeuse pour contempler distraitement Reina qui fait des retouches à son maquillage ; nous sommes bien loin de ses débuts, quand dix ans en arrière elle ne savait même pas choisir un fond de teint à la couleur de sa peau.

« Photos seulement ou tu recommences à tourner ? » je demande très sérieusement.

Question piège.
Je me grille une clope sans savoir si c’est permis ou non.

« Je te cherchais. Tu es devenue très dure à trouver, on dirait une célébrité qui camoufle ses traces pour ne pas être emmerdée par les paparazzis. Ca fait longtemps qu’on s’est pas vus et je me suis dit qu’on pourrait aller boire un verre. »

Si elle est prise ?
Ben elle a qu’à annuler, oh. On se voit pas tous les quatre matins.

« Oulà non, je suis trop vieux pour ce genre de choses. Je pourrais pas m’en occuper d’ici et c’est dangereux et peu rentable d’ouvrir quoique ce soit du genre dans cette ville. Des risques inconsidérés pour peu de résultats financiers au final, nan, laisse tomber. »

Je préfère revendre des tableaux très chers et faire croire que je suis un bon samaritain en redessinant les plans d’une ville qui périra de toute façon dans quelques années sous les bombes d’une guerre civile. Ca donne vite fait de l’espoir alors que le porno, quand tu tournes dix heures par jour et que tu te casses le cul à monter derrière pour que ça finisse gratos sur les sites de streaming X, bon, ça nique un peu ta foi en l’humanité quoi.
Je croise le regard de Reina et lui adresse un clin d’œil ; elle est belle quand elle sourit, sans doute parce que c’est rare.

« J’ai ça, effectivement. Tu viens ? »

Je la mène quelques minutes plus tard en bas de l’immeuble où je l’ai retrouvée pour choper une caisse banale. Pas besoin de me pavaner avec une bagnole flambante qui sera désossée dans l’heure parce que les fous de cette ville ne savent pas prendre soin des belles choses.

« Tu as une envie de destination ? » je demande, coude posé par la fenêtre, fumant en conduisant dans cette habitude agaçante et irrespectueuse.

Ah, mademoiselle est en manque.

« Si tu veux. » je réponds dans un rire froufroutant.

J’allais conserver mon habitude de m’arrêter où le vent me menait ; je me laisse alors guider cette fois-ci par Reina qui à sa manière, avec les années, est devenue une sorte de coup de vent elle aussi, un esprit frappeur qui entre dans ma vie de temps à autre et qui ressort tout aussi rapidement. Mais les choses ne changent jamais : si le temps commence à rider ses traits, à piqueter ses cheveux naturels, tout en poussant son âge vers des contrées qui lui interdiront bientôt le porno mainstream pour passer du côté des bonnes grosses déviances, elle reste toujours ma petite Reina.

Je cale bientôt la caisse à moitié sur le trottoir sans me soucier de la légalité en vigueur et balance mon mégot de cigarette dans les égouts. L’enseigne ne clignote pas encore, mais les portes sont grandes ouvertes sur la chaleur écrasante en ce milieu d’été humide qui me colle mal à la tête.

« Il va me falloir une sévère dose de vodka. » j’annonce en faisant le tour de la voiture pour ouvrir la portière à Reina.

Je lui tapote le bout du nez avec un sourire espiègle.

« Vile petite flatteuse, entre donc. »

Je ne me souviens pas avoir pris plus soin de moi que d’habitude, ou peut-être que si. Peut-être qu’inconsiemment j’ai voulu m’assurer ce soir plus qu’à l’ordinaire, comme on ne s’est pas vus depuis un moment, d’être un étendard à baise suffisamment voyant pour être assuré de ramener ce que j’étais venu chercher.
Il aurait été dommage même si logique, qu’elle me passe sous le nez.
Ainsi Reina n’a pas changé, toujours aussi prompte à me suivre – n’a-t-elle pas dit qu’elle pouvait se rendre disponible comme si elle ne l’était pas au départ. Une fille comme elle qui ne sort pas le soir est inimaginable.

« Vodka mon lapin, je te prie. »

Il ne sent pas spécialement la rondelle molle ce barman, mais sait-on jamais, moi je lui trouve un petit quelque chose qui me donne envie de l’allonger à plat ventre sur une table le cul en l’air.
Je surprends le geste de Reina sans le commenter, tire vers moi un cendrier alors que le verre grince de concert sur le bois du bar.

« Alors qu’est-ce que tu racontes de neuf ? »

Une banquette soupire de son faux cuir fatigué quand je m’y assois, déposant verre et cendrier sur la table, et me grillant une cigarette supplémentaire, la première d’une longue liste ce soir.

J’ai un rire qui ressemble assez bien au friselis d’une couette que l’on remonte au dessus de soi pour se cacher des monstres ondulant dans le noir.

« Tu couches bien avec qui tu veux. »

Une histoire de gosses et de gamins passe dans la conversation, donnant sans doute aux passants autour de nous l’idée d’un couple quelque peu étrange qui a divorcé et qui se revoie pour la forme, par hasard, ou pour signer des papiers. Peut-être que Reina et moi au fond, c’est ça : un ancien couple lassé de tout, qui a tout vu tout entendu, tout vécu ensemble et qui se recroise au petit bonheur la chance pour ne plus se dire grand-chose, et dont les seules lignes poétiques qu’ils partagent sont celles de la coke.

« Nan ma grande : pas encore. Je ne sais pas où est-ce qu’il a bien pu se foutre avec sa gonzesse mais en tout cas il est bien caché. Il refera surface comme tous les autres ou alors, la prochaine fois que je le recroiserai ça sera à son enterrement, parce que ça bien sûr on en entendra parler. »

Je désigne dans les airs une idée que je saisis au vol.

« En parlant de ça, Bianca est morte. On l’enterre après demain, c’est pour ça que je suis venu te trouver. »

C’est balancé comme ça, comme le sel sur la tequila, comme quelque chose qui devait arriver de toute façon.

« Zara a tout le temps l’air ravie. Je l’ai jamais vue triste cette gamine, à se demander si elle a déjà éprouvé ce genre de sentiment. »

Ca la rend étrangement ennuyeuse à mes yeux, sans nul doute parce que son arrivée dans la vie d’Azz a rendu ce dernier concentré sur un autre objectif que celui qui m’impliquait. Un psychologue me dirait certainement que je suis pas très content que cette gonzesse m’ait arraché Azz.
Mais un psy me dirait énormément de choses que je ne suis pas prêt à entendre.

La nouvelle se dépose sur la gueule de Reina comme une feuille morte que le vent lui aurait envoyé arbitrairement sur la tronche. Elle l’époussette en une seconde. Il y a dix ans la nouvelle l’aurait ravagée – elle l’a fait pour moi, ce que je garde soigneusement dans l’ombre – maintenant il semblerait que plus rien ne peut l’atteindre.
Reina est devenue dure comme fer, malmenée par les années.

« Je n’en ai pas eu besoin, c’est elles qui sont venues me voir une par une. Par les premières j’ai cru à une plaisanterie de leur part ou un canular. C’est totalement le genre. Puis on a attendu un peu, et effectivement, les premiers signalements sont arrivés. »

Je tire cendrier vers moi pour un égrener la clope d’un mouvement si distrait que je rate l’objet.

« C’est moi suis allé reconnaître le corps. » Silence. « Je viendrai te chercher et on ira ensemble, si tu veux. »

« Il vaut peut-être mieux pour elle qu’elle ne soit pas au courant alors, et qu’elle soit loin d’ici. » je hausse les épaules, sans compassion pour elle.

Je me demande ce qu’en a pensé Apolline, si elle le sait seulement, s’ils ont réussi à la contacter. Elle qui n’était quasiment jamais là pendant toutes nos orgies. Soudain je prends conscience du temps qui est passé. Du fait que désormais, il y aura un avant et un après Bianca.
C’est la vie, je suppose.
Et soudain, je me sens vieux et fatigué.

« Elle a...choisi de partir. » je réponds avec un tact que je n’aurais pas soupçonné. « Et tu n’auras pas les détails. »

Je m’occupe de rassembler la cendre pour la foutre dans le cendrier et avale une très grande gorgée de vodka tant et si bien que le verre se vide. J’avais dit qu’il me faudrait au moins un grand verre de vodka.

« T’es pas obligée de venir non plus tu sais. Toutes ne viendront pas, je pense. »

La proposition qui ressemblait très fort à un ordre a été propulsée par le pouvoir splendide du culot – comme la majorité de mes paroles de nos jours – et je ne pensais pas que Reina allait accepter de me raccompagner. Il est un peu tôt pour cette pute des longues nuits et j’ai un peu cassé l’ambiance alors que je lui proposais gaiement d’aller boire un verre en venant la chercher dans son studio merdique où elle a du faire des photos sans valeur.
Reina n’a jamais été aussi belle que derrière ma caméra, qu’est-ce que j’y peux, moi ?

« Ben, je sais pas. » je réponds platement dans l’exécution d’une manœuvre pour me garer dans le parking souterrain de l’immeuble dans lequel je crèche jusqu’à ce que le riche fils à papa que je me tape en ce moment en ait marre de ma queue. « Je suppose qu’on fait nos vies maintenant et qu’on est occupés à autre chose. Toi, moi, les autres filles. Bianca n’est pas la seule qui manque à l’appel maintenant, tu sais. Ca fait longtemps qu’on a pas revu Pepper, Sasha, Scarlet. Ca se trouve elles ont passé l’arme à gauche aussi et on est juste pas au courant. »

Et je dois dire, accessoirement, que le sexe n’a plus vraiment la même saveur depuis qu’il ne s’agit plus de tromper Apolline.

Un rideau de pluie fine glisse sur les fenêtres des portes de l’immeuble qui se referment derrière nous dans une retenue électronique, jusqu’à leur claquement grave qui résonne dans le hall au plafond trop haut.

« Fais comme chez toi. » je lâche à Reina en même temps que les clés de la voiture dans un coquillage plus ou moins naturel qui sert de vide poche sur un meuble de l’entrée. « Je je vais chercher un peu de blanc et de bleu pour égayer cette soirée ! »

« Les meilleurs. » je commente.

Les pilules de viagra, smarties des vieux cons comme moi, trouvent leur place sur le coin d’une table basse baroque héritée d’un antiquaire du forum bosniaque, jetée nonchalamment comme le destin sur ma gueule une fois que la nature a eu décidé que je n’étais plus de toute première fraîcheur. Je prends plus de soin en revanche sur le traçage des lignes de coke qui restent terriblement droites avec l’expérience et malgré l’âge.
Difficile de croire d’ailleurs, avec tout ce que j’avale, que je sois encore de ce monde alors que le demi siècle s’approche dangereusement.

« Plein de choses différentes, tout ce qu’il faut pour ne pas m’ennuyer. » j’inspire la première ligne. « Je bosse toujours dans la compagnie d’urbanisme avec le fils Pendergast, je fais un peu de trafic de vieilles croûtes de temps en temps pour pimenter le quotidien... » J’inspire la seconde. « Et je saute d’amants en amants pour ne jamais habiter au même endroit. Ca me fait ça de moins à payer. »

Et plus de fric à dépenser dans toutes les merdes que j’ingère, franchement, fantastique. Je me laisse aller contre le dossier du canapé secouant le nœud de ma cravate pour le défaire et me sentir moins cintré dans ce merdier.

« Les journées sont trop courtes pour un type comme moi, il me faudrait vivre dans une autre dimension. » je décrète, reniflant les dernières particules de poudre. « Tu t’es vraiment reconvertie dans le glandage ? Bronzer sous le flash des appareils c’est tout ce qui t’intéresse désormais ? »

La cravate cède et je la congédie sur un coussin-accoudoir aux motifs surannés.

« Jusqu’à ma mort ! » je confirme.

Redressant la tête pour me délacer le cou comme si ma cravate avait été un collier rattaché à une laisse particulièrement hardcore – ma lointaine jeunesse, ça, encore – je jette un regard au lustre art nouveau de très mauvais goût avec le reste de la décoration de cet appartement tandis que Reina se défend.
Parfait, son gilet pare-balles se porte toujours aussi bien, elle n’a donc pas changé en mon absence, ne s’est pas plus fragilisée malgré son grand âge.
Oui, comme elle l’a dit, elle est trop vieille pour beaucoup de choses vu le domaine dans lequel elle travaille.

« Et tu te fais pas chier ? »

Mon cul quitte le canapé tandis que je louvoie entre la table basse et ce dernier. Un regard de côté sur ses jolies jambes, et je suis derrière l’îlot à l’américaine de la cuisine du gamin à son papounet, hérissé par le claquement des talons de mes pompes sur le sol qui a brusquement changé de consistance – une autre faute de goût.
Je me sépare des pompes en question avec nonchalance, cale une cigarette au coin de mes lèvres et pars à la recherche d’un briquet dans un des tiroirs sous un plan de travail dont la propreté atteste de sa quasi absence d’utilisation.

« Tu sais peut-être que tu devrais... » Je suis interrompu par la vibration grave de mon téléphone posé sur le plan de travail. « Ah tiens ! La nouvelle est allée jusqu’à Zara et Azz, ils viendront. »

Ca va encore être un grand moment. Je trouve un briquet, le pose, essaie d’allumer ma clope avec mon tel, me ravise.
Foutue vieillesse.