Le cœur en quarantaine || Slavina

26 août ; 12h03

Je connais par cœur le chemin qui me mène à l'appartement loué par Camenko, les trois étages qui chaque fois m'épuisent alors que j'entre tout juste dans mon septième mois de grossesse. Je ne sais pas où est passée mon endurance, moi qui étais si sportive je suis à présent essoufflée, à bout de force après seulement quelques marches. Si je n'ai pas vu Slavenko depuis trois jours, je suis pourtant venue chaque soir, pour prendre de ses nouvelles auprès de la personne chargée de veiller sur lui, pour lui apporter à manger, ou de quoi lire aussi. Aujourd'hui pourtant, lorsque la porte s'ouvre sur une petite rousse à la peau constellée de taches de rousseur que j'ai déjà vu une ou deux fois, je lui intime tout bas : « Tu peux rentrer chez toi, je vais prendre le relais. Merci. » Comme elle sait qui je suis, elle ne pose pas de questions et s'éclipse discrètement en ramassant ses affaires.

Je referme derrière elle et me rend directement dans la chambre où Slavenko se trouve encore. Hier, je lui ai fait porter un plat consistant, légumes et viandes mijotés, fait maison. Aujourd'hui, je viens avec un cadeau, en témoigne le sac en papier pendu à mon bras, dont émane une entêtante odeur de fast-food. Je m'approche timidement du lit, pas encore à portée de ses mains. « Salut... » Je pose mon présent sur la commode et le détaille, par la force de l'habitude. Les hématomes commencent à bien se résorber, l'agression remonte à dix jours à présent et son état semble s'améliorer. Le mien, c'est autre chose... Mais ce n'est pas important, ça ne l'a jamais été. « Comment tu te sens ? »

Je ne m’attendais pas à ce que la porte s’ouvre sur Nina et je n’ai même pas tourné la tête, mon regard perdu par la fenêtre alors même que le rideau m’empêche de distinguer clairement la rue. Ça n’a pas d’importance, c’est dans mes pensées que je suis perdu. Elle n’a pas répondu à mon message et je ne n’ai pas cherché à la relancer à tout prix, parce que je sais combien elle doit être épuisée, fatiguée, triste et qu’il me semble que ce serait égoïste de la harceler pour mon confort personnel. Je peux assumer les remords et la culpabilité et la laisser se reposer, se recentrer sur elle que j’ai trop souvent oublié dans l’équation compliquée des Drazavic. Les paroles de Camenko m’ont marqué au fer rouge et je les rumine régulièrement.

Physiquement, je vais aussi bien que possible, ma convalescence se passe bien, je suis surveillé par un médecin en herbe et une infirmière. Je mange tout ce qu’on me donne et tous les jours je fais ce que je peux d’exercices pour accélérer ma guérison. Mes côtes me font toujours un peu souffrir et j’ai encore parfois des vertiges mais de moins en moins. Le plus pénible restent les cauchemars et les sueurs froides à quelques crises de panique, mais je sais que le temps fera son œuvre alors je les accepte avec fatalisme pour ne pas sombrer dans la déprime. Je suis un mort-vivant, cloîtré ici alors que tout le monde me croit mort mais je fais ce qu’il faut pour vivre avec l’acharnement habituel que je suis capable d’y mettre. Ma résilience s’est pris un coup de pied au cul par mon frère pour la réveiller et j’ai fini la phase d’auto-apitoiement.

Je tourne la tête au "salut" dont la voix me fait vibrer et c’est bien Nina qui est là. Mon regard sérieux et grave s’éclaire. Aussitôt, je me redresse dans le lit où je suis posé tout habillé, c’est à dira que j’ai un pantalon de jogging et un tee-shirt. "Salut" On se regarde, chacun examinant l'autre avec cette acuité particulière. Je me lève pour montrer quand ça va et surtout pour faire un pas hésitant vers elle "Bien, et toi ?" Je tends une main vers elle sans oser la toucher même si l'envie m'en démange. Je suis déjà content qu'elle soit là, je ne veux pas la gêner, la déranger même si je crève d'envie d'elle - je crois que ça se voit à mon allure maladroite, à l'espoir qui persiste dans mon regard, à la façon empressée dont je lui dis "Assieds-toi."

Il m'a dit qu'il arrivait à marcher, pourtant je suis surprise de le voir se redresser dans le lit puis se lever, chose qu'il était presque incapable de faire lorsque je l'ai vu la dernière fois. J'ai toujours dit qu'il avait une solide constitution, mais ça reste rassurant de le constater de mes yeux. Sa question me fait doucement hausser les épaules, il ment quand il me dit qu'il se sent bien, physiquement c'est peut-être le cas mais pour le reste je le connais assez pour voir qu'il est loin d'être au top de sa forme. Alors je me permets de mentir moi aussi. « Bien. » Lui non plus ne sera pas dupe, j'ai les yeux encore trop cernés et le teint trop pâle, mais au moins n'ai-je plus les yeux rouges et gonflés de trop pleurer. Mes larmes semblent s'être enfin taries, mais je ne crie pas victoire trop vite, je sais qu'il suffirait d'un mot de sa part pour ouvrir les vannes à nouveau.

J'opine et m'assied sur la chaise toujours posée à côté de son lit, et je tends le bras pour récupérer le sac en papier. « Je t'ai apporté à manger, je me suis dit que tu devais en avoir marre des légumes alors j't'ai pris McDo. » Il y a, peut-être, une légère allusion complice aux cambriolages qu'on faisait ensemble, autrefois, et qui se terminaient toujours par un passage au drive du fast-food. Je soupire et finis par faire ce que je fais de mieux, m'excuser pour des choses dont il est seul responsable. « Je suis désolée de pas être repassée te voir avant... J'ai apporté à manger mais je me sentais pas de... » Ma phrase reste inachevée, je hausse les épaules. « Tu as l'air d'aller mieux. »

J’ai beaucoup réfléchi, beaucoup, et même un bas de plafond comme moi finit par comprendre certaines choses. J’ai beaucoup trop tiré sur la corde avec Nina et je sais qu’elle est physiquement mais surtout émotionnellement épuisée. Alors je crois que je peux me permettre de dire que je vais bien. Je ne vais pas mal en tout cas, c’est déjà beaucoup. Je fais du mieux que je peux pour me retaper et cesser d’être un poids pour mon frère et elle.

Je souris au paquet de McDo qu’elle me tend et le récupère en le levant comme un trophée. « merci. Tu me connais bien. Une bonne malbouffe, ça va me remonter le moral. » Je mordille ma lèvre inférieure avant de poser le paquet sur le lit où je me suis adossé pour faire face à Nina, tout proche. « Ne t’excuse pas, je me doute que tu avais besoin de temps. » C’est la raison de mon silence, essayer de lui offrir une bulle de paix tant qu’elle en aurait besoin, tant qu’elle n’était pas prête à me voir. « Mais aujourd’hui tu es venue… ? » Ma constatation comporte des pointillés et un point d’interrogation comme pour l’inciter si elle le veut à expliciter pourquoi. J’ajoute quand même pour que ce soit clair, je n’ai pas renoncé. « Je suis content de te voir tu sais. » Je n’ose pas lui dire qu’elle m’a manqué. J’ai réalisé que chaque parole que je voulais dire tournait autour de moi, et non pas d’elle. Ce que je ressens, pas ce qu’elle ressent. J’ai réalisé l’égocentrisme permanent dont je fais preuve. Je ne sais pas bien comment faire pour remédier à ça alors je reste maladroit. « Est-ce que tu veux quelque chose à boire ? J’ai de l’eau ou bien…du coca. » Pas d‘alcool, pas de clope ni rien d’excessif. C’est pas qu’on se fait chier ici mais presque. « Est-ce que tu veux…parler ? » Je ne suis pas très doué pour ça mais je ferais du mieux possible, j’y suis préparé avec pour seule arme ma sincérité.

J'esquisse un sourire qui n'atteint pas mes yeux. « Je m'en doutais. » Le premier jour, je doute qu'il ait mangé la bouffe chinoise, mais ensuite je me suis surtout évertuée à lui préparer des repas équilibrés et consistants pour qu'il reprenne des forces. Je crois qu'au point où il en est, enfermé ici sans voir personne ou si peu, il peut se permettre un peu d'empoisonnement avec un burger. J'étais alitée et je sais ce que c'est mais c'était différent. Déjà parce que je n'étais pas en convalescence comme lui, ensuite parce que j'avais de la visite et que la maison était toujours pleine de monde, ce doit être plus facile que d'être toujours seul. D'autant qu'il a refusé que je lui prête mon ordinateur pour s'occuper.

Je ne sais pas quoi lui répondre quand il fait remarquer, avec une note interrogative dans la voix, que je suis venue aujourd'hui. « Tu m'as demandé de passer... Je voulais t'apporter les photos et voir comment tu allais. » En parlant de photos, je fouille d'ailleurs dans mon sac à main pour en sortir une enveloppe blanche, qui contient quelques clichés de la dernière échographie. Je la pose sur le lit à côté de lui, il les regardera quand il le voudra. Je secoue la tête quand il me propose à boire. « Non, merci, ça ira. » Et de toute façon je ne lui aurais pas demandé de se lever pour aller me servir. Mais il suffit qu'il me propose de discuter pour que ma gorge se noue douloureusement. Putain d'émotivité hormonale de merde. Si, c'est la faute de la grossesse, j'vous dis ! « J'en sais rien... Toi, tu voulais me parler ? » Ce que je pourrais vouloir lui dire ne changerait rien, j'ai bien peur qu'on soit arrivé à un stade où il est inutile d'essayer d'arranger les choses.

Si souvent je m'ennuie, la solitude ne me pèse pas plus que ça. Quand on a touché le fond, on ne peut que se noyer ou remonter. J'ai choisi de remonter. Depuis que mon frère m'a vertement sermonné, je fais ce qu'il faut pour être sur pied, et ça implique de ne pas se morfondre inutilement. J'ai un but de bon soldat, et je m'y tiens, alors finalement les choses sont faciles, pas si différentes de d'habitude. Je me laisse porter par le courant des événements, bien sagement, en attendant mon heure.

Je hausse doucement les épaules « je t’ai déjà assez saoulée je crois alors que tu dois te reposer un maximum, mais je le ferais si je pensais que ça puisse changer ta vision des choses ou si ça pouvait te faire pardonner la connerie de ton crétin de mari. » Me croit-elle quand je lui assure ne pas l’avoir trompée ? Et si elle me croit, est-ce que ça change quelque chose au moins ? Je me frotte l’arrête du nez, avec cet air un peu demeuré de celui qui réfléchit à ne pas aggraver son cas mais a besoin de s'exprimer. « je voulais juste dire…te dire que tu n'as pas d'obligation à t'occuper de moi, mais que je suis là si tu veux. Je suis là si tu as besoin de moi, pour quoique ce soit, pour toi ou pour le bébé, mais aussi pour toi seule. Je ne le fais pas pour le bébé mais pour toi. » Même si la posture n’est pas très agréable je me penche assez pour pouvoir prendre sa main je tiens serrée dans la mienne « Je t’aime toujours Nina, je sais que c’est pas terrible la façon dont je le fais mais je t’aime. Alors si tu veux de moi, ou si tu as besoin de temps, je t’attends. Et c’est sans obligation, juste, je t’attends. Et si c’est toute la vie qu’il faut que je t’attende, ce sera toute la vie. » J'avais des phrases plus jolies que ça dans ma tête, je les ai répétées, mais tout s'embrouille, et il ne reste plus la sincérité qui emmêlé les mots et les rends maladroits. Je me penche encore, voulant chercher sa bouche de la mienne pour sceller une silencieuse promesse.

Il touche seul le cœur du problème, je ne suis plus certaine que ses excuses ou ses explications puissent changer les choses. Au-delà même de l'histoire avec Legence -qui reste ce qui me blesse le plus dans tout ça- l'agression commanditée par son père change tout. Parce que je ne sais plus où nous allons et je sais que lui-même ne sait pas où il va. S'il n'a plus sa famille, s'il n'a plus les Tigrovi alors pourquoi a-t-il quitté New-York, pourquoi m'a-t-il abandonnée et pourquoi l'ai-je suivi ? Il choisit toujours les autres plutôt que moi mais les autres n'ont de cesse de le trahir, je ne sais plus pourquoi je reste. Je ne sais pas si je vais rester.

Je me mords la lèvre en inspirant longuement pour essayer de ne pas pleurer. Dieu que j'aimerais pouvoir tenir toute une conversation sans fondre en larmes. « C'est pas vrai, Slavenko... Là, au fond de ton lit sans avoir le droit de sortir, tu ne peux pas être là pour moi... Mais tu ne l'étais déjà pas avant... Ça fait des semaines, des mois que tu n'es plus là pour moi. » Je ne crois pas, en fait, qu'il l'ait réellement été depuis l'avortement. C'est toujours ainsi, en pointillés, de jolies promesses qu'il rompt en me blessant plus durement que la fois précédente. Pourtant je ne retire pas ma main quand il s'en empare, je ne cherche pas à m'éloigner. Je n'ai pas même le courage de lui refuser mes lèvres, et le contact des siennes hérisse ma chair dans un long frisson. J'étais effrayée à l'idée de ne plus rien ressentir sous ses baisers, et je suis effrayée aussi de voir qu'après tout ça il me fait toujours vibrer si fort.

Mes défenses vacillent et je glisse une main dans ses cheveux, contre sa nuque, pour ne pas qu'il s'écarte de moi quand je souffle des mots que je sais durs. « Je ne sais pas ce que je veux, et je ne sais pas s'il faut que tu m'attendes... » Les yeux toujours clos, je secoue la tête. « J'ai plus confiance en toi, j'ai peur de ne plus jamais avoir confiance en toi... Tu es désolé aujourd'hui mais tu es toujours désolé et pourtant tu recommences à chaque fois. J'ai pas les épaules pour subir tes élans autodestructeurs et je refuse de les imposer à notre fils. » Finalement je m'écarte, les larmes au bord des yeux. « Je t'ai donné tout ce que j'avais, parce que tu voulais tout prendre et je t'ai laissé faire parce que j'étais terrorisée à l'idée te perdre. Et je pensais... Je pensais que tout ça c'était pas vain. Je pensais qu'on se faisait mal mais qu'au moins ce qu'on avait c'était beau et puissant, plus fort que le reste. » Les mots en eux-mêmes me donnent la nausée maintenant mais oui, je pensais qu'au moins notre amour était pur. « Je n'ai eu de cesse de venir vers toi, d'essayer de te retrouver et tu m'as repoussée pour aller t'enfermer dans un hammam avec un ex amant. Est-ce que tu te rends compte de... » Je lève sur lui un regard désemparé, le même que j'aurais eu s'il m'avait confrontée avant de quitter New-York je crois. « Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai fait, mal fait ou oublié de faire pour que tu me veuilles du mal comme ça ? »

Je m'attends à tout ça, je ne suis pas choqué ou surpris, je n'espérais rien d'autre que ces phrases là. Je m'attendais même à bien pire puisqu'elle veut bien encore de mes lèvres, et que je la sens frémir aussi fort que moi. On a le même cœur qui bat encore.
, meurtri, blessé mais qui bat encore. J'avais peur de sentir ses lèvres inertes sous les miennes, mais même comme ça, j'aurais été prêt à l'accepter et à attendre. "Ce n'est pas à toi que je voulais faire du mal srce. Ce n'est jamais à toi..." C'est moi que je cherche à blesser, à anéantir, et comme Nina est mon espérance, c'est elle qui paye le prix fort autant que moi. Ça fait deux fois dans ma vie que j'ai réussi. Réussi à tout détruire. Une fois volontairement en quittant NY et aujourd'hui par un concours de circonstances qui ont fait que je n'ai pas pu me rattraper sur la pente glissante que j'ai amorcée. "Je me rends compte Nina, je me suis rendu compte quand je suis entré dans le Hammam et c'est pour ça que je n'ai rien fait de plus. Je me suis rendu compte que je jouais au con et je ne voulais pas te perdre." C'est un peu raté.

Je lève la main pour encadrer son visage si pâlichon, aux yeux brillants de larmes. "Et personne ne m'empêchera de sortir de cet appartement si tu as besoin de moi. Personne. Si tu veux que je rentre, je rentre avec toi. " Je préfère mourir que la décevoir encore. "Comment ça se passe à la maison ?"

J'ai beau croire en ce que je lui dis, une partie de mon être se brise un peu plus parce qu'il n'essaie pas de démentir. Lorsque je dis que tout mes sacrifices, toutes mes blessures étaient vaines, il n'essaie pas de me convaincre que ce n'est pas le cas. C'est sans doute qu'il a, lui aussi, renoncé à nous. Je ne peux m'empêcher de me dire que si je n'étais pas enceinte, il ne serait pas là à tenter de se faire pardonner... Si tant est que ce soit le cas. Je suis sûre qu'au fond il est persuadé que je vais seulement revenir, parce que je reviens toujours, de la même façon qu'il finit toujours par me blesser à nouveau. Moi sous son baiser je ne sens rien, je ne ressens pas son amour, son pardon, je suis devenue imperméable, avec cette sensation désagréable de vibrer toute seule. « Pourtant c'est toujours moi que tu blesses. » Ce n'est pas la première fois que cette pensée m'effleure et elle revient en boucle dans mon esprit depuis que j'ai appris pour Legence : je ne suis pas sûre qu'il m'aime, ou qu'il m'ait aimé un jour. Il doit être attaché sans doute, mais pas amoureux, pas comme je pensais qu'il l'était en tout cas. Je ne lui dis pas qu'il est trop tard, qu'il m'a déjà perdue parce que je crois qu'il le sait déjà. Je ne sais pas pourquoi lui s'accroche, mais je sais en revanche que s'il n'y avait pas Tomas, je serais déjà rentrée à New-York.

« Je ne veux pas que tu rentres, tu sais bien que c'est trop dangereux. » Et je ne veux pas qu'il rentre... Parce que je ne sais pas si je veux qu'il revienne. Je supporte mal la solitude comme on le sait, et mes nuits sont de nouveau peuplées de cauchemars et de crises d'angoisse que je suppose similaire aux siennes. Il faut que je sois désespéré pour préférer subir ça seule que de l'avoir près de moi. Je l'ai dit, je n'ai pas l'impression d'avoir un jour vraiment pu compter sur lui, alors je réapprends à survivre sans son aide. Pour l'heure le résultat n'est pas probant... Parce que oui, j'ai besoin de lui, j'ai toujours eu besoin de lui. « Je sais pas... Les travaux de la salle de bain sont presque terminés, il reste les meubles de la chambre de Tomas à monter... » Et le lit où je dors seule me paraît hostile et froid.

« Je sais et je sais que ce n’est pas juste mon ange. Je sais que ce n’est pas juste… Je te demande pardon duso, ça n’aurait jamais du aller si loin. Nina, dis-moi, parle-moi, tu sais que je ne t’ai pas trompé n’est-ce pas ? En Croatie, je voulais tout remettre en ordre, j’étais résolu à me tenir à carreaux, j’avais compris mes priorités. C'est toi. Toi et le bébé. Je me suis fait peur, mais je ne voulais rien détruire et surtout pas la plus belle chose qu’on m’a offert au monde. Je t'ai dit que je n'avais rien saccagé, tu te souviens ?» Nous avons toujours été fusionnel, si je me blesse, je la blesse aussi, c’est inévitable. Je voudrais la protéger de moi, mais je suis toujours incapable de la laisser s’en aller. Je suis parti une fois et aujourd’hui, je préfère encore mourir ou errer dans son ombre que de recommencer. Je n’y arriverais pas. Je ne le veux pas.

Je me laisse glisser à genoux au sol pour poser ma tête sur ses genoux, mes mains accrochées à la chaise où elle est assise. C’est plus confortable ainsi et j’ai besoin d’un peu de courage que je ne trouve qu’à son contact. «Je ne veux pas me montrer égoïste avec toi Nina, je sais que tu as besoin de temps, que tu ne sais pas si tu vas pouvoir me pardonner, me faire confiance ou même me laisser être en marge de ta vie. Je sais que tout est confus pour toi. Mais j’attendrais. Je sais que je t’aime toujours, que je n’ai jamais aimé que toi, que c’est avec toi et notre fils que je veux être. Tu m’as donné plus de courage que je n’en ai jamais eu de toute ma vie avant toi, plus d’amour aussi. Est-ce qu’on ne peut pas encore avoir de beaux jours ? Comme à Bali, ou à la crémaillère de notre maison ? Moi je crois que oui. Et s’il faut rentrer maintenant à la maison pour ça, je m’en fous que ce soit dangereux. Je peux me cacher dans la chambre s’il le faut, ce ne sera pas pire qu’ici. Il faudra bien de toute façon que je sorte un jour. Je serais là pour l’accouchement et je m’occuperais de toi. Laisse-moi m’occuper de toi s’il te plait duso.»

Je soupire parce que face aux preuves présentées par Camenko, j'ai dû me ranger à sa version des faits. Je ne suis toujours pas convaincue que ce soit vrai pourtant, un faux témoin ça se paye et son frère fait ça très bien, mais la torture est suffisamment douloureuse comme ça alors j'ai décidé d'y croire. « Je sais... Mais t'as eu envie de le faire, t'étais à deux doigts de le faire et c'est pas la première fois... Je comprends pas comment c'est possible, je comprends pas qu'il t'ait fallu tout ça, encore, pour comprendre tes priorités. Pourquoi tu m'as demandé de venir vivre avec toi ? Pourquoi tu m'as demandé cet enfant si tu n'était pas sûr ? » Pour moi ses priorités étaient claires le jour où il m'a demandé de le rejoindre à Sarajevo, de tout quitter pour lui. « Ce dont je me souviens c'est que j'étais dévastée, parce que j'avais besoin de toi et que tu t'obstinais à me tenir à distance, je me souviens que tu étais triste et que tu m'as laissée te réconforter d'avoir failli coucher avec un autre. Je ne sais même pas de quoi tu pleurais, finalement, d'avoir failli le faire ou de ne pas l'avoir fait. » Dieu que je lui en veux, les dernières semaines m'apparaissent sous un jour nouveau à la lumière de ce que je sais aujourd'hui, et je me sens trahie, bafouée.

Il tombe à mes pieds, sa tête dans mon giron et je n'ai pas la force, une fois de plus, de le repousser. Il attend de moi que je pardonne toutes ses frasques, comme une mère pardonne le pire à son enfant, mais je ne suis pas sa mère ! « Tu seras forcément en marge de ma vie, quoi que je fasse, quoiqu'il arrive... Je n'ai jamais eu l'intention de te priver de Tomas. » De ça aussi je lui en veux, parce que je suis maintenant condamnée à rester à Sarajevo pour ne pas priver mon fils de son père, alors même que nous ne serons plus ensemble. « On a toujours de beaux jours, Slavenko... Mais on n'en a clairement pas assez pour que ça compense le reste. Bali... Bali je crois que c'est le seul moment, depuis que je t'ai rejoint ici, où j'ai été réellement heureuse. Ça ne m'est plus arrivé depuis. » La Croatie c'était beau, mais le début en a été gâché par notre dispute et même là-bas j'avais la sensation de marcher sur un fil, constamment.

Je soupire, malheureux. Je ne sais pas moi même pourquoi j'ai constamment ce désir de tout casser. J'en devine la raison, forcément glauque et dont je ne guéris pas. Etre heureux ne me semble pas autorisé. Mais cette fois j'essaye de m'en sortir. « J’en avais envie… oui, surement, je ne sais pas de quoi j’avais envie. Si c’était pour tout casser ou juste un plan cul, les deux surement. Je sais que j’avais peur parce que tu avais été blessée et que le bébé … on a failli le perdre. J’ai perdu la tête, je me disais que c’était normal, que j’avais pas droit à notre famille. Que je ne la mérite pas. Que je ne te mérite pas. » La question du mérite, cruciale pour moi. Mériter l’attention de mon père, mériter l’amour de ma mère, mériter le respect du Klan, les galons aux épaules… Rien n'est gratuit, jamais, tout se mérite et je ne suis jamais assez doué, assez bien pour y arriver. "Je voulais...tout perdre, parce que c'est plus facile comme ça. C'est...un manque de courage. Je l'ai déjà fait quand je suis parti de NY. Mais là... j'ai su que je ne pouvais pas faire ça, pas à toi, pas encore pas à nous et encore moins à notre bébé. Il fallait...que j'aille au bord du gouffre pour voir que je ne voulais pas tomber dedans. Je sais pas si c'est très clair, je ne m'exprime pas très bien. C'est pour ça que je...que j'ai pleuré en Croatie. Parce que j'avais failli tout casser. Je suis bien content de ne pas avoir couché avec Legence !" Sur le moment, il y avait eu cette douce amertume du renoncement, mais surtout, avec le recul, j'ai eu des sueurs froides parce que j'avais failli tout flinguer. En fait je peux enlever le faillir maintenant...

Je rumine ses paroles, le nez dans son giron. "je suis désolé, j'ai essayé de te rendre heureuse." J'ai voulu tout concilier, j'ai fait des efforts considérables. Il y a eu la maison, et moi, j'étais bien au point de vouloir ce bébé. Et puis notre mariage m'a emplit de joie autant que Bali, autant que nos séjours en Bosnie ou en Croatie, autant que lorsque je lui prépare le petit déjeuner le matin ou que je me glisse dans les draps le soir alors qu'elle dort et que sa peau est chaude. De toutes petites choses me suffisent "J'aime bien quand on regarde un film ensemble blottis dans le lit, et j'aime bien quand tu t'endors avant la fin parce que tu es trop fatiguée. J'aime bien aussi quand tu viens dans la cuisine pour voir ce que je cuisine. Tout ça, ça me rend heureux. Mais toi...toi tu n'es pas heureuse ? C'est à cause... de moi ? " Au fond, je n'ai jamais su comment la rendre heureuse. Qu'est-ce qu'elle cherche, ce qu'elle veut ? Je ne l'ai jamais comprise.

Je ne suis même pas blessée quand il me dit qu'il avait envie de me tromper, parce que ce n'est pas une découverte, j'ai eu une semaine entière pour me faire à cette idée.Mais ça ne signifie pas pour autant que je l'accepte. Quand je pense que j'ai coupé les ponts avec Rauera, que je vois Yulian bien moins souvent qu'avant et que j'ai tout bonnement arrêté d'adresser la parole à Aleska parce qu'il était jaloux ! « Et comme j'ai failli perdre mon bébé tu t'es dit que ce serait plus facile si en plus de perdre mon fils je perdais mon mari aussi ? » Ma voix est amère cette fois, et la rancœur y perce réellement pour la première fois. « Comme à New-York, finalement, tu m'achèves quand je suis déjà à terre. » Je le revois me tendre les cachets pour interrompre la grossesse, et je n'ai puisé le courage de le faire que dans ses yeux, en me berçant d'illusions, en me répétant qu'on serait ensemble pour affronter cette épreuve. Je n'arrive pas à avoir de l'empathie pour lui, pas cette fois, je ne peux pas le plaindre. Il n'est peut-être pas tombé dans le gouffre mais il m'y pousse chaque fois sans scrupules. Je dis, sans le savoir, à voix haute ce qu'il pense tout bas. « Mais tu as tout cassé ! » Qu'il n'ait pas été au bout n'y change rien, je n'en serais jamais sûre, je ne pourrais jamais le croire.

Je ne crois pas qu'il ait essayé de me rendre heureuse. Je crois qu'il a essayé de se rendre heureux, lui, de me faire rentrer dans l'une des petites cases vides de sa vie, sans se soucier de savoir comment moi je m'y sentais. Il ne m'a pas écoutée, pour notre mariage, qui s'est finalement déroulé exactement comme lui voulait que ça se passe. Pour respecter les traditions, pour rendre son père fier, encore. « Bien-sûr que si, ce sont des choses qui me rendent heureuse, mais ça ne dure pas ! Entre temps il y a eu Sonja, et Ymke, le gang qui nous est tombé sur la gueule, toutes les missions que t'as enchaînées, ta blessure et la mienne quand j'ai bossé pour le Klan, les menaces de ton père et toutes nos prises de tête. A chaque fois tu éludes tout, comme s'il ne s'était rien passé mais c'est faux, je pardonne c'est tout, parce que je pardonne toujours, pas vrai ? » Il a raison, je suis épuisée, je ne crois pas qu'il réalise à quel point.

Je m'assieds à ses pieds, en tailleur, mon genou gueule sa race mais je vais mine que non. Je pose ses pieds entre mes jambes et mes mains tiennent ses mollets. Comme ça, je peux lever la tête vers elle et je ne crois pas qu'elle va s'enfuir. "J'ai pas dit que c'était rationnel, ni bien, ni calculé. Y a rien de calculé Nina. Tu m'as dit que j'avais rien cassé. En Croatie. Tu me l'as dit." Je l'ai cru même si elle n'avait pas toutes les cartes en main. "C'est nous que j'ai choisi. C'est toujours nous que je finis par choisir, tu le sais." Le chemin est souvent douloureux, mais c'est quand même nous que je choisis.

Je fronce les sourcils, déstabilisé par ses réponses. "Mais Nina, je n'ai pas couché avec Sonja, Ymke, ou Leg, pas depuis qu'on est ensemble à Sarajevo! Pourquoi tu ne me crois pas ? Je t'ai cru pour Rauera malgré les photos, pour Yulian, bien que tu l'ai pris en garde du corps, tu me nargues même avec Aleska, ok... je comprends..." Je suis humain, il m'arrive d'avoir des faiblesses, de me sentir flatté d'une attention et même de ressentir du désir pour un homme quand je ne devrais pas. Je tente d'expliquer mon fonctionnement qu'elle connait mieux que quiconque, ma résilience qui fait que je ne regarde jamais en arrière. "J'élude rien, j'essaye...de..d'aller de l'avant, de changer, de faire mieux...je sais bien que c'est pas assez." Je sais. J'en suis conscient. Je retombe dans mes travers, mais j'ai toujours essayé de la protéger.

Je presse ses mollets dans une caresse. "Tu es la seule qui me pardonne... Je sais. Je t'ai dit que je ne renoncerais pas. J'attendrais, je te prouverais que tu peux compter sur moi. Je sais que je suis coupable, que c'est ma faute si on en est là. Je m'en rends compte et je ne minimise rien. De toute façon, tu as besoin de penser à toi et au bébé, j'en suis conscient aussi." Je grimace, change de position pour étendre ma jambe, l'autre toujours repliée.

Je suis soulagée qu'il ne s'emporte pas comme à l'accoutumée, parce que je ne serais pas en mesure de le supporter. Généralement si je n'abdique pas tout de suite ou si je lui fais, à son goût, trop de reproches, il s'énerve et peut même avoir tendance à vriller. Je ne sais pas si c'est son état, ou le mien à cause du bébé, mais cette fois il garde son calme et je dois dire que ça me surprend. « En Croatie je savais pas de quoi je parlais... » Et je n'aurais certainement pas tenu le même discours si j'avais su. « Tu nous choisis en me donnant l'impression que c'est un sacrifice, que tu renonces au reste, que ce n'est pas ce que tu aurais voulu. J'en sais rien, peut-être que l'exclusivité te convient plus ? » Qu'il ne se méprenne pas, je ne dis pas que je suis prête à abdiquer, si c'est le cas je ne pourrais rien faire pour lui sinon le libérer.

« Je dis pas que t'as couché avec eux, je dis que t'en as eu envie, que t'as cultivé l'ambiguïté, flirté avec les limites, par jeu, sans te soucier de moi. » Il me renvoie aux hommes que je fréquente et encore une fois, je trouve ça terriblement injuste. « Je ne me suis jamais comportée avec eux comme toi tu peux le faire. Je n'ai jamais laissé Rauera me toucher depuis qu'on est de nouveau ensemble, le type a juste pas pris la photo au moment où je le repousse. Et quand il m'a avoué avoir des sentiments pour moi, j'ai arrêté de le voir. Il n'y a plus aucune ambiguïté entre Yulian et moi, il n'a pas de gestes ou de propos déplacés... Et ça me viendrait pas à l'idée de me foutre à poil dans la même pièce que lui ! » Je suis toujours restée correcte, j'ai toujours repoussé les avances qu'on pouvait me faire et pourtant Dieu sait qu'on m'en fait... En tout cas on m'en faisait avant que je sois enceinte jusqu'aux yeux. « J'agis toujours... Par respect pour toi, j'essaie de ne pas faire ce que je ne voudrais pas que tu fasses, de penser à ce que tu ressentirais même si t'es pas là. C'est ça, la différence entre toi et moi. Tu me respectes pas. Tu me donnes l'impression de brimer tes désirs, de te tenir en laisse. On dirait que le fait de ne pas céder te demande un effort surhumain, que n'avoir pas couché avec Legence relève de l'exploit... Moi je me mets pas dans ce genre de situation et si j'ai jamais craqué, c'est seulement parce qu'il n'y a que toi, il n'y a toujours eu que toi et j'ai jamais eu besoin de jouer avec le feu pour le savoir. » Il y a une différence entre apprécier un compliment, un regard appuyé, entre aimer savoir qu'on plaît et encourager l'autre, cultiver l'ambiguïté, laisser les portes ouvertes en flirtant.

Je soupire, agacée que ses mains sur ma peau parviennent à m'amadouer. Il a toujours eu le don de m'attendrir et ça m'agace prodigieusement en cet instant. Je passe une main dans ses cheveux, doucement. « Ne dis pas n'importe quoi... J'ai failli ne plus jamais te revoir, on te cache en te faisant passer pour mort et je ne sais pas quand est-ce que tu seras à nouveau en sécurité. C'est à toi que je pense, tout le temps, constamment. » Et je parviens même à culpabiliser de ne pas réussir à lui offrir le soutien moral dont il doit cruellement avoir besoin après que son père ait tenté de l'assassiner ! « J'ai cru que t'étais mort... ou que t'allais mourir et j'ai eu envie de mourir moi aussi. »

"Je sais, je réfléchis à tout ça..." Je n'ai que ça à faire réfléchir. Je n'ai voulu ni tv, ni ordi, je n'ai as touché aux bouquins comme on s'en doute. "Je sais que je n'agis pas ... correctement. J'admets que j'ai...cultivé l'ambiguïté comme tu dis. " Mais je n'ai pas encore trouvé de réponse à pourquoi. Pourquoi je me laisse séduire, pourquoi j'aime jouer avec les limites, flirter. Encore que pour Ymke, elle est injuste, je ne savais pas comment me dépêtrer de cette femme dont je n'ai jamais eu envie. "C'est mal. Mais te choisir, ça n'a jamais été un sacrifice. Et puis renoncer..." Je hausse les épaules, répète ce qu'elle même m'a dit et que j'ai fini par comprendre "C'est notre lot à tous. Toi aussi tu m'as dit renoncer à un tas de truc. Quand on choisit, c'est forcément qu'on renonce. C'est pas pour ça que c'est mal. Pas vrai ?" Je lui fais part de mes réflexions d'un ton hésitant, pas toujours très sur de mes conclusions et attendant souvent qu'elle les infirme ou les confirme. "C'est comme si, comme si je devais tester quelque chose." Jusqu'à quel point Nina m'aime ? Camenko a raison, je suis un trou du cul. Je soupire.

Ses paroles me mettent un peu de baume au cœur, mais quoi répondre ? Moi aussi j'ai cru mourir. Je lui ai déjà dit et le répéter ne fera qu'attiser les peurs que j'enfouis. Parfois la nuit, je me réveille en me noyant. Non, plus que parfois...toutes les nuits. Toutes les nuits le même souvenir qui se finit en cauchemar. La fin varie parfois. La main dans mes cheveux me fait sourire d'un sourire tendre, éclaire mon regard d'une lueur d'espoir teintée d'amour fou. J'ai une moue frustrée. "Je commence à devenir fou enfermé ici mais ça va, je me retape vite tu vois. Et toi, tu dois prendre soin de toi srce. J'espère que tout sera fini pour la naissance du petit mais je ne peux pas en demander trop à Camenko... Srce... il va quand même falloir que je prévienne Legence de ce qui m'est arrivé. Ils pourraient s'en prendre aussi à lui d'autant qu'il fraye avec les politiques. Je te promets que je ne serais plus jamais ambigu." je ne veux plus lui mentir ou laisser des zones d'ombres entre nous. J'assumerais chaque mot que je dis, chaque décision que je prends, chaque geste que je fais. Il est temps pour moi de devenir adulte.

Cette fois, pour le coup, ses mots me heurtent. Ce ne sont pas des choses que je peux entendre, accepter. Il ne réalise pas, non, le mal qu'il me fait, les épreuves par lesquelles je suis passées, par sa faute. Et tout ça pour quoi ? Parce qu'il avait besoin de se prouver quelque chose ? Il n'a de toute façon pas d'autre choix que d'admettre, je ne supporterais pas de nouveaux mensonges. « Je renonce à des projets, à une vie, pas à d'autres hommes. » Je suis écœurée de ses aveux, et un peu plus désabusée à mesure que les minutes s'égrènent. Comment ai-je pu me tromper à ce point, tout ce temps ? « J'ai toujours tout fait pour que tu n'aies jamais l'impression d'être en compétition avec d'autres, je n'ai jamais laissé entendre que j'avais dû choisir entre Rauera et toi, ou entre Yulian et toi, parce que ç'a toujours été une évidence, il n'y avait pas de choix à faire, pas de renoncement. » Ma voix se bloque dans ma gorge. « Je pensais que c'était réciproque, j'ai été trop naïve, trop aveugle pour voir que j'étais en concurrence, qu'après tout ce qu'on avait vécu ensemble il faudrait quand même que je me batte pour toi. » Je suis fatiguée de me battre pour lui, il ne le mérite pas.

Il demande à écrire à Legence et je me fige, me crispe toute entière, mes doigts s'immobilisant dans ses cheveux avant de les abandonner tout à fait. « Tu ne seras plus ambigu ? Parce que tu as l'intention de continuer à lui parler, à le voir ? » Je crois que je vais le tuer. « Elles n'ont plus de valeur tes promesses, Slavenko, tu le sais ? » Il en a bafoué trop, il les a toutes brisées, une à une, sa parole n'a pas de sens, je n'ai jamais pu lui faire confiance. « Tu peux être ambigu avec qui tu veux, tu sais quoi tu peux même coucher avec qui tu veux, puisque t'as besoin de tester tes limites, les miennes, de te prouver quelque chose, de te sentir désiré ou... J'en sais rien, en fait. Fais ce que tu veux, considère-toi libre puisque m'être fidèle t'est un tel fardeau. Combien de fois tu crois pouvoir jouer avec moi ? C'est ça, les nouvelles règles ? Tu fais ce que tu veux, tu dis pardon et je ferme les yeux ? » Je me défais de son étreinte, parce que j'étouffe soudain. « Préviens Legence, invite-le pour l'occasion, de toute façon ce que tu ne fais pas sous mes yeux tu finis par le faire dans mon dos, autant que les choses soient claires. C'est comme ça ici finalement, j'aurais dû le comprendre dès que je suis arrivée. Les hommes disposent et leurs femmes font semblant d'être aveugles. »

"En concurrence ? Non ce n'est pas ça. Tu n'es pas en concurrence. C'est toujours toi que je veux, que je choisis." Je ne comprends pas la différence pour elle entre renoncement et choix, entre chemin de vie à NY loin de moi et autres hommes. C'est un tout, non ? Je secoue la tête "Je ne t'ai jamais demandé de te battre pour moi" Je n'estime pas le mériter. Avant Nina, je n'ai jamais pensé qu'on puisse me vouloir, m'aimer. Je croyais qu'elle le savais. Se battre pour moi me paraîtrait surréaliste.

Je lui dis la vérité et bien sur, elle se crispe et le prends mal. Mais j'ai une loyauté envers Legence à laquelle je ne peux pas me soustraire. C'est de ma faute s'il risque sa peau. Mon père - Jelenko est tout à fait capable de le buter par plaisir, vengeance ou pour le faire taire. "Je ne l'aime pas d'amour et surement pas comme je t'aime, mais c'est mon ami. Je ne peux pas ne pas le prévenir. Il risque sa peau alors que tu me crois ou non n'a pas d'importance. Je sais que de toute façon, tu ne me crois pas. Tu as toujours cru que je te trompais. J'ai peut-être été ambigu mais je n'ai jamais franchi la ligne." A écouter Nina, je l'ai trompée un millier de fois ce qui est faux. Elle donne la même valeur à mes hésitations (coupables j'en conviens) que si je m'étais joyeusement envoyé en l'air avec tout Sarajevo. "et je n'ai jamais dit que c'était un fardeau de t'être fidèle." Je suis nul à m'exprimer, mais surtout elle a besoin d'être en colère contre moi et je lui accorde ce droit sans sourciller. Je ne peux pas tout expliquer, je n'ai même pas la réponse moi même à mes actes alors ...

Il ne me demande pas de me battre et pourtant c'est ce que je fais sans cesse. Depuis le premier jour, je dois au moins me battre contre sa famille pour avoir le droit d'être à ses côtés. Et je ne comprends pas, vraiment ça me dépasse. C'est lui qui ne cesse de merder et c'est encore à moi de lutter pour rester ? Je crois que c'est à son tour de se battre. Il l'énonce très bien, ce que je crois ou pas n'a pas d'importance, de même que ce que je peux ressentir ou désirer. Il élude, en prime, ma question quand je lui demande s'il a l'intention de revoir Legence, et je prends son silence pour un oui. Je ne lui demanderais pas de choisir entre lui et moi, devoir lui imposer un choix c'est avoir déjà perdu. Je l'ai dit, je ne veux plus me battre pour lui alors je cède ma place, s'il garde contact avec Legence autrement que pour l'avertir d'une éventuelle menace de mort, je m'effacerais. Il n'aura pas d'autre chance, pas cette fois.

D'accord. Être ambigu sans franchir la ligne, c'est donc ça la limite. Tu permets je prends note, histoire qu'on ait les mêmes, parce que la situation est foutrement inéquitable. D'ailleurs c'est quoi la ligne, Slavenko ? Une caresse, un baiser, une pipe ? Il ne m'a jamais autorisé l'ambiguïté et depuis que nous sommes à nouveau ensemble, il n'a jamais eu l'occasion d'être jaloux parce que je ne me suis jamais placée dans ce genre de situations ! Je suis restée trop sage, à distance de toute tentation éventuelle, d'autant que je me savais espionnée par son père. Je marche tellement sur des œufs qu'après une année passée à Sarajevo, je ne me suis fait aucun ami ici, c'est dire ! Si j'avais toujours cru que tu me trompais, je ne serais pas ici aujourd'hui ! Toi en revanche tu as toujours fait en sorte que j'ai peur que tu le fasses. Peut être était-ce volontaire, une façon de m'attacher à lui, de s'assurer que je fasse assez d'efforts pour lui plaire. Je n'en sais rien et je suis à imaginer le pire, comme souvent. Je répète ma question, bornée. Tu vas continuer à voir Legence ?

Je fronce les sourcils, baisse la tête à son ton sarcastique. "Je t'ai dit que je ne le serais plus. J'ai compris ! " Je suis lent, mais quand même. Mais Nina aime bien remuer le couteau dans la plaie à l'infini et elle aime aussi se targuer d'une équité entre nous, fusse-ce dans la connerie. Pourtant, avec moi y a déjà du niveau! Je ne peux pas lutter contre sa colère. Je sais juste que le jour où elle jouera trop, je péterais un câble et que ce n'est pas elle qui en fera les frais.

Je ne comprends pas sa phrase. "Je n'ai jamais voulu que tu aies peur de quoique ce soit !" D'ailleurs, je ne me suis jamais affiché. Pour Sonja et Ymke, il y a maldonne. Elles ne m'ont jamais intéressées et l'ambiguïté était surtout du fait que je ne les ai pas - comment dirait Nina...- remises à leur place. La première parce que j'avais vaguement pitié et qu'elle m'avait aidé dans des moments difficiles, je ne me voyais pas lui coller une paire de claques, elle n'a jamais fait que me parler d'un peu trop près. La seconde parce que c'était une cliente importante et que n'ayant pas l'habitude qu'on me fasse du rentre-dedans je n'ai pas su m'en dépêtrer en douceur.

Pour Leg, c'est différent, je l'admets. Notre amitié a toujours été un peu ambiguë - je crois que j'ai un problème avec l'amitié, parce qu'avec Eden c'était pareil, et j'ai compris qu'il faut que je revoir ce chapitre ! - mais dans le hammam c'est moi qui ait cherché les limites, pas lui. Il m'a même empêché de faire la connerie. Je ne le laisserais pas dans la panade s'il a besoin de moi. Je réponds honnêtement, parce qu'à ce stade, j'ai décidé de l'être, peu importe les conséquences. "Oui. Je ne le laisserais pas dans les emmerdes."

Je soupire, agacée parce que j'ai l'impression qu'il fait exprès de ne pas comprendre. Je ne te parle pas de là, tout de suite, je me doute bien que tu vas pas le laisser crever ! Contrairement à ce qu'il s'imagine je ne suis pas cruelle à ce point-là et si lui n'a jamais eu aucun scrupule à casser la gueule des hommes qu'il estimait trop entreprenant avec moi, je n'ai jamais frappé personne, qu'on se le dise. J'ai bien compris que Legence, au-delà d'avoir été son amant (ou de l'être encore je n'ai toujours pas décidé) était son ami, et ça ne me viendrait pas à l'idée de laisser crever Yulian sous prétexte que Slavenko serait jaloux de lui.

Je reformule donc puisqu'il a visiblement le niveau de compréhension d'un enfant. « Après, quand ce sera fini, qu'il n'y aura plus de danger pour lui ou pour toi, tu as l'intention de continuer à le voir ? » Encore une fois, notez bien que je ne lui demande pas de ne plus le voir, je ne pose pas d'ultimatums, je ne lui interdis rien. En fait quoiqu'on en dise je ne lui ai jamais rien interdit, je n'ai jamais fouillé dans son téléphone, je ne l'ai jamais empêché de fréquenter qui que ce soit ou de faire ce qu'il voulait. Il abuse d'une confiance que je m'évertue à lui redonner, à chaque fois. En revanche, je pose la question parce que j'ai besoin d'être fixée et que, très clairement, de sa réponse dépendra mon comportement pour la suite.

Si je le revois maintenant, pourquoi pas après ? La confiance ou l'absence de confiance sera la même. Mais puisqu'elle pose la question explicitement. J'écarte les mains dans un geste d'hésitation. "J'ai l'impression que la réponse ne va pas te plaire, mais oui sans doute.Ni plus ni moins qu'avant." Legence et moi sommes capables de ne pas nous voir pendant six mois, ni même nous écrire et puis le hasard nous fait nous recroiser pour une affaire et on se revoit. Ça a toujours été comme ça, en pointillé. Je devrais sans doute faire profil bas, jurer mes grands dieux que non jamais de la vie je ne le reverrais, mais ce serait mentir. Je préfère qu'elle prenne ses décisions en connaissance de cause même si c'est mauvais pour moi.

La réponse est exactement celle à laquelle je m'attendais, ce n'est pas pour ça que l'entendre est plus agréable. Finalement il peut s'excuser et promettre, rien ne change jamais vraiment. « D'accord. » Il a raison, au moins maintenant je sais. Je ne dis rien de plus, que voulez-vous que je lui dise ? Je n'ai jamais rien dit par rapport à Legence, il a toujours pu le voir comme bon lui semblait, je ne l'empêchais pas de le voir à New-York et je ne l'ai jamais empêché de le voir à Sarajevo, j'étais même en plutôt bons termes avec l'américain depuis mon arrivée, on aurait peut-être pu faire un casse ensemble si je n'étais pas tombée enceinte d'ailleurs. En plus de ne pas savoir mettre de limites, il me ment, je suis censée passer le reste de ma vie à me demander, quand il voit ses amis, si c'est seulement pour boire un verre ou se faire sucer dans les chiottes d'un bar, ou s'il va finir à poil dans un hammam. C'est marrant parce qu'il prétend être prêt à m'attendre pour le reste de sa vie, par contre il n'est pas prêt à mettre des putains de limites. J'espère qu'il s'est réconcilié avec Aleska parce que j'ai soudain l'intention de le voir bien plus souvent. Comme tous les autres, en fait, j'ai fini de mettre ma vie en parenthèse pour ne pas le froisser, qu'il aille bien se faire foutre, visiblement il n'attend que ça.

Un petit mot simple mais qui m'ébahit, je m'attendais à un ultimatum qui ne vient pas. Mais je devrais savoir qu'il n'y en a jamais. Son expression est indéchiffrable à mes yeux et je n'ai rien pour relancer la conversation. Elle ne pose pas de question et je n'en ai pas non plus à poser. Il n'y a plus que le silence entre nous. Mon visage se voile de tristesse. On ne se sera jamais compris je crois.

Avec difficulté, je me relève pour me rasseoir sur le lit. Je ramasse l'enveloppe avec les photos du bébé et la pose sur ce qui me sert de table de nuit où se trouve un verre d'eau et un livre fermé que je n'ai jamais ouvert. Le paquet de McDo y est posé et je le prends. "Tu t'es pris quelque chose à manger ?" dis-je avant d'ouvrir le papier brun et froissé. Je n'ai pas faim mais comme à chaque repas je vais me forcer pour manger suffisamment. Je n'ai jamais faim ces temps ci, mais on ne dit que c'est un effet possible des médicaments.S'ils le disent.

Je ne lui ai jamais lancé d'ultimatums de ma vie, parce que je sais très bien qu'il ne me choisirait pas, jamais. Il ne m'aurait jamais choisie si je lui avais demandé de choisir entre le Klan et moi, ou entre Eden et moi à l'époque, ensuite il a choisi les Tigrovi et Sarajevo plutôt que moi, aujourd'hui sa réponse à elle seule montre que c'est Legence qui l'emporte. Il n'y a pas besoin d'ultimatum parce qu'à mes yeux tout est très clair, nous n'avons plus rien à faire ensemble. Je ne m'embarrasserais pas à reprendre un avocat cette fois, je n'ai pas envie de me battre encore contre lui pour une procédure de divorce. Il tenait tant à ce qu'on soit mariés que ça aussi, je lui laisse, de toute façon avec ce qu'il s'est passé il ne voudra bientôt plus se faire appeler Drazavic. Je vais lui offrir la vie à laquelle il aspire depuis le départ, parce qu'avec Tomas je ne peux pas partir. On peut vivre ensemble sans jamais se toucher, sans jamais se parler, il fera bien ce qu'il veut hors de la maison et je ferais de même.

Sa question me semble sortie de nulle part et je cligne des yeux, un peu déphasée. C'est fou comme en arrivant ici j'étais à nouveau prête à espérer, peut-être au regard des preuves apportées par Camenko. Et pourtant là, tout de suite, j'ai la sensation que la discussion a seulement signé la fin de notre relation. Je réponds après un trop long silence. « Non, j'ai seulement pris pour toi. » Je regarde distraitement par la fenêtre. « Quelqu'un d'autre doit repasser aujourd'hui ? Un médecin ? »