If time would stop the moment we met - Slavina

Je ne sais pas pourquoi j'ai accepté. Vraiment, je ne sais pas. Prétendre que c'était pour qu'il me laisse tranquille serait un pur mensonge, j'aurais pu me contenter de cesser de lui répondre. Non, j'avais envie de le voir. De toute façon je n'avais déjà pas envie de le quitter hier soir. Mais c'est bien ça le problème, je n'ai jamais eu envie de le quitter, c'est lui qui est parti. Il n'a pas le droit de revenir sur ses actes, sur ses regrets simplement parce que je suis à Sarajevo, c'est trop facile, beaucoup trop facile. Si je n'étais pas venue, il aurait continué sa vie sans moi, sans se soucier de savoir si j'étais morte ou vivante.

Et pourtant, j'ai fini par dire oui. J'ai enfilé un jean, un pull blanc tout doux par dessus, de petites baskets de ville parce que j'imagine qu'on va marcher, et je suis descendue. Mes sentiments quand je le vois sont mitigés, entre envie refrénée de lui sauter au cou et celle de faire demi-tour parce que je sais que je fais une connerie. Il fait bon pour l'instant mais je supporte mon pull malgré tout. J'approche de lui en faisant attention de ne pas le toucher. On y va à pieds ? Je suis tendue mais je gère. Parce qu'on est en extérieur, dans un lieu public, parce que ce soir je bosse et que je ne risque donc pas de me retrouver chez lui ni lui dans ma chambre...

Je secoue la tête négativement "on va y aller en voiture, on se baladera là-bas. C'est à un petit quart d'heure en bagnole. Il faut monter là-haut, tu vois ?" Je me penche pour lui montrer par-delà le par-brise sans être sur qu'on voir la forteresse d'ici ! Je démarre et on roule à travers le trafic relatif de la ville. C'est assez calme à cette heure-ci, on est loin du bordel intégral de NY aux heures de pointes, c'est reposant. Il est assez difficile de trouver un terrain de conversation qui ne soit pas glissant et je préfère largement garder le silence. Je me contente de gouter sa présence. Ses formes moulées dans sa tenues sont juste divines quand moi je porte comme d'habitude un treillis noir, un tee-shirt - oh noir aussi...- et une veste pseudo-militaire kaki qui sert plus à dissimuler mon holster qu'à me tenir chaud. On grimpe par la route à flanc de montagne, on ne monte qu'à 650m c'est pas non plus le Mont Blanc ! On arrive par la ville et je peux me garer sur le petit parking où il y a quelques voitures et un car de touristes déjà parqués.

Dès qu'on descend de la caisse, j'allume une clope et je viens marcher près de Nina pour aller jusqu'à la forteresse blanche. "Ça c'est Bijela tabija, la forteresse blanche, mais après on peut aller faire un tour dans le quartier de la citadelle, y a des boutiques sympa si tu as besoin de faire un peu de shopping. Tu vas voir, on a une superbe vue sur la ville d'ici. C'est surtout pour ça que les touristes viennent..." Nous n'avions pas eu le temps de visiter ce soin quand nous étions venus l'année passée. A peine avions nous fait un tour à Pâle et un tour en centre ville, ainsi que le musée du tunnel. Ici c'est plus sympathique, pour une fois qu'un monument renvoie à autre chose qu'à la guerre de 92 !

Je regarde dans la direction indiquée, hoche la tête dans un léger sourire avant de monter dans la voiture. Je ne sais pas trop comment je me sens à l'idée de visiter Sarajevo avec lui... Il m'a dit quand on s'est disputés que je n'aimais pas sa ville, que je n'aurais jamais pu vivre ici mais c'est faux. Quand on est venus ensemble pour les funérailles de sa mère, j'étais sincèrement heureuse de découvrir ses racines dont il parlait tant. J'étais curieuse, intéressée, je ne faisais pas semblant. Je n'ai pas eu l'impression de critiquer son pays ou sa ville, de faire la moindre remarque désobligeante, au contraire... Il s'est monté la tête tout seul, comme souvent en fait, en décrétant ce que j'aimais ou pas, ce dont j'avais envie ou pas. Aujourd'hui c'est différent, parce qu'aujourd'hui je n'ai vraiment plus envie de m'intéresser à cette ville. Il m'a abandonnée pour venir ici, c'est bien trop douloureux.

Pour une fois j'ai mes propres cigarettes puisque j'ai pensé à prendre mon sac à main, et j'en allume une en même temps que lui. J'avise la forteresse en tirant sur ma clope. Comment tu dis ? Bijela..? J'ai renoncé à apprendre sa langue, on s'en doute bien-sûr. On peut visiter l'intérieur ? Chaque fois qu'on est partis quelques jours ensemble, on n'a jamais beaucoup visité... On était souvent trop occupés à autre chose !

Je m'efforce de marcher près d'elle en résistant à l'envie de la prendre par la taille. Son attitude réservée ne m'y encourage pas et je ne veux pas qu'elle me fuit. Malgré tout je suis attiré par sa présence alors je reste au plus proche possible qu'elle m'autorise, testant régulièrement les limites jusqu'à ce qu'elle s'écarte. "Bijela tabija. Bijela c'est blanc et Tabija c'est.... comment on dirait ça en anglais ? humm Bastion ? Ouai on peut entrer dedans, mais visiter, c'est un bien grand mot. C'est pas en très bon état... Heu...Ça date du XVème, quelque chose comme ça" Alors je sais que pour les américains, c'est vieux. Mais pas tant que ça pour l'Europe, tout est relatif. Par contre, je fais un piètre guide parce que je n'ai pas été beauoup à l'école et que les détails de l'Histoire m'échappent - sauf celle dans laquelle j'ai été propulsé à l'adolescence.

On traverse le parking en croisant un couple de touristes qui repart des lieux, on rentre par une arche et on pénètre dans la grande zone intérieure de la forteresse. Les murs intérieurs sont détruits, il ne reste que l'enceinte blanche externe. On doit grimper ou slalomer entre les blocs de pierres. Je montre un endroit à Nina. "On peut monter là-haut pour voir la ville." Je lui tends la main pour l'aider à grimper alors qu'elle n'en a pas besoin, je le sais. Mais je suis faible et surtout très rusé.

J'écoute, attentive, et répète en m'efforçant de le faire correctement : Bijela Tabija. Il a beau être parti depuis plus d'un an, j'ai eu le temps de travailler ma prononciation tout le temps qu'on a été ensemble et je ne crois pas avoir tout perdu, ça m'est plus facile qu'à notre rencontre en tout cas... J'aurais voulu avoir le temps de mieux visiter la ville quand on est venus ensemble la première fois, mais on a du partir un peu précipitamment... Justement à cause de Mirko, parce qu'il était étouffant, parce qu'il essayait de piéger Slavenko... Je sais que je n'étais pas la seule à le penser, qu'à une époque il était capable de voir ces choses-là... Alors qu'est-ce qui a pu changer à ce point entre temps ? Le moindre regard, le moindre mot me rappelle des souvenirs, me rend mélancolique alors que ça ne devrait pas, je le sais bien.

Dès qu'on entre dans la forteresse, je remarque en effet qu'il ne reste pas grand chose à visiter. J'essaie d'imaginer ce à quoi ça pouvait ressembler autrefois, comment ça pouvait être à l'intérieur... Je le suis, le nez en l'air, curieuse jusqu'à ce qu'il me propose de grimper un peu plus haut. On sait tous les deux que je suis douée pour escalader des murs bien plus hauts que ça, alors grimper un bloc de pierres, je n'ai certainement pas besoin d'aide... Et c'est justement parce qu'on en est tous les deux conscients que le fait que j'accepte de prendre sa main dans la mienne revêt une toute autre symbolique. Je noue mes doigts aussi, accuse le choc électrique qui me parcourt le bras et le laisse m'aider à me hisser plus haut. La tentation est grande de garder sa main dans la mienne mais je ne pousse pas le vice jusque là et je la relâche... En restant malgré tout bien plus proche que je ne l'étais tout à l'heure.

"hummhumm Bijela Tabija tu le dis bien." Elle a toujours eu cet accent adorable qui me fait fondre. Comme un gosse qui reçoit une autorisation, je suis ravi qu'elle prenne ma main. Mon cœur bat la chamade quand elle noue ses doigts et je les caresse furtivement. Je me suis toujours senti transporté de bonheur avec Nina, c'est ça qui est extrêmement dangereux. Je sais que je joue avec le feu mais je ne fais que rêver de me brûler encore alors je ne lutte pas. Ici j'ai le droit de ne pas être le Tigrovi, jamais personne de ma faction ne viendra trainer ici ! En plein quartier musulman ! Je suis anonyme et il n'y a que moi - Slavenko - et Nina.

Elle lâche ma main mais j'en garde la sensation électrique sur ma peau un bon moment. Mon épaule touche l'arrière de la sienne et je pourrais sans mal effleurer son dos de ma main, à peu près dans le même geste qu'à eu Javic l'autre soir envers elle alors étrangement, je m'abstiens à cette pensée. Je tends le bras pour lui montrer "tu vois là-bas ? Le dôme vert ? C'est l'académie des beaux arts. Et là-bas le toit orange avec les six trucs ronds dessus c'est le marché turc. Tu te souviens ? On y était allé. Dans le quartier de Bascarsija" je lève la main vers le nord. "et j'habite par là, dans Centar." On longe la muraille sans que ce soit dangereux vu sa largeur. Encore que si elle me pousse, elle serait veuve plutôt que divorcée, oh, amusante idée. Pas qu'elle y gagnerait grand chose ceci dit, je ne possède rien.

J'esquive le groupe de touristes qui repart des lieux brusquement vide avant certainement d'autre affluence. C'est un des endroits les plus côtés même s'il n'y a finalement pas grand chose. Les gens ne restent pas longtemps. Ils prennent quelques photos, regardent la vue et se cassent. Je propose avec un mince sourire amusé "Tu veux que je te fasse une photo avec ton téléphone ? Tu es une touriste"

Je voulais vraiment apprendre sa langue. Pour lui plaire, pour qu'il ne se sente plus si dépaysé d'être loin de chez lui, pour le comprendre quand il parlait avec ses hommes aussi, pour ne plus être exclue... Je me souviens avoir cuisiné serbe pour lui plus d'une fois, l'avoir interrogé souvent sur son pays, m'être pliée aux traditions de sa famille chaque fois qu'il a voulu que je le fasse... C'est sans doute pour ça que c'est si douloureux qu'il m'accuse de ne pas lui avoir laissé le choix, comme s'il était sûr que j'aurais été incapable de m'adapter, de me faire accepter. J'ai fait tous les efforts possibles, à mon rythme mais je les ai faits. Et j'étais sincère, s'il avait voulu partir, je l'aurais suivi... Si seulement il m'avait laissé le choix.

​Dès qu'on laisse le silence s'installer, mes pensées dérivent de façon à me rappeler pourquoi j'aurais dû refuser son invitation. Je prends sur moi, suis du regard les lieux qu'il me montre. Je m'en souviens, oui. Je me souviens de tout, pour mon plus grand malheur, je suis incapable d'oublier le moindre détail. De ce voyage, de notre vie à deux, de notre mariage... C'est fou, parce qu'en-dehors de ça, les souvenirs de ma vie sans lui sont très flous, même ceux qui sont plus récents. Rien ne me touche vraiment, rien ne m'importe réellement. Quand il me montre, de loin, son quartier, je demande : Et tu voudrais pas vivre ailleurs ? C'est minuscule chez toi. Les Tigrovi doivent bien payer mieux que ça, non ?

​Je dodeline de la tête à sa proposition, pas vraiment sûre de moi. Je suis pas vraiment une touriste, à la base je suis ici pour affaires je te rappelle. Je fonce le nez, finis par secouer la tête, gênée. J'aime pas trop les photos. Pas les photos de moi, je n'en faisais que pour lui, pour lui plaire, pour qu'il pense à moi, pour qu'il les regarde et que ça lui donne envie de me rejoindre plus rapidement... Il faut croire que ça lui a juste donné envie de se barrer plus loin.

Je n'ai jamais eu la sensation de choix. La plupart du temps les événements s'imposent à moi avec violence. La mort de ma mère, l'accident de grossesse, le retour de mon père, les Tigrovi. Oh j'imagine que le Psy trouverait bien quelque chose à redire là dessus à propos de dépendance affective, ou que Nina me traiterait plutôt de con et de lâche, et à tout dire peut-être bien que c'est vrai. Surement. Mais moi, j'ai le sentiment que les seuls moments de choix ont été pour Nina. Notre mariage principalement. Ce qui est assez paradoxal et d'une ironie noire.

La question me surprend et je dévisage Nina d'un air étonné "Vivre ailleurs ? Heu...si. Mais je suis près du QG et j'ai loué un meublé. Ça me suffit. Je n'ai pas vraiment besoin de plus que ça. " L'appartement est aussi grand que le F1 que j'avais dans le Bronx et il est même mieux meublé que celui-ci puisque j'ai une super cafetière expresso. Je passe peu de temps chez moi, pour dormir ou quand je veux avoir un peu la paix. Sinon je suis toujours au Pussy ou bien dehors. Je passe beaucoup de temps dehors. Ce qui fait qu'actuellement personne ne doit s'étonner que je ne sois pas au Pussynight.

Je n'insiste pas, les photos ne sont de toute façon pas pour moi puisque je les aurais faites avec son téléphone. Je suis parti avec peu de choses de l'appartement. Un sac de fringues, celui d'armes, ma boite avec les quelques souvenirs de mon adolescence qui sont dedans, et les photos qu'elle mettait dans mon porte-feuille. Elles y sont toujours. Je ne les regarde jamais mais je sais qu'elles sont là, qu'elles m'accompagnent et elles sont gravés dans mon esprit. Je me fais conciliant "Tu peux être en voyage d'affaires et faire du tourisme, c'est pas incompatible. Surtout à rester plusieurs semaines, tu vas t'ennuyer sinon. Viens, je vais te montrer le reste. Il y a plein de choses à voir à Vratnik."

Je descends du muret en pierres et tends à nouveau la main à Nina pour l'aider, espérant qu'elle réitère le geste et qu'en plus j'arrive à garder sa main dans la mienne pour le reste de la promenade.

Je m'apprête à répliquer qu'il pourrait parfaitement rester dans le même quartier et avoir un logement plus grand, quelque chose qu'il pourrait aménager comme il le souhaite, mais je referme la bouche presque aussitôt après l'avoir ouverte, sans parler. Je n'ai plus le droit de lui dire ça, d'une part parce que c'est le genre de choses qu'on aurait pu -qu'on aurait dû- faire à deux, ensemble. Mais surtout, une part de moi beaucoup plus égoïste se dit que j'aime autant qu'il ne construise rien de vrai ici. C'est terriblement malsain mais je suis heureuse et soulagée de voir qu'il n'a pas recommencé sa vie avec une autre, dans un nouvel appartement qui leur ressemblerait... De voir qu'il ne s'est pas particulièrement investi. Alors je me contente de hocher la tête en silence, parce que je n'assume pas les pensées qui me traversent et qui trahissent ces espoirs que je devrais tuer dans l'œuf.

Je hausse doucement les épaules, tente de minimiser. Plusieurs semaines... Il reste à peine plus de deux semaines, pas tout à fait trois et j'ai du boulot alors ça devrait aller. Si on ne s'était pas croisés, je crois que j'aurais fait au mieux pour ne pas avoir à visiter justement, de peur de trop penser à lui. On se détourne de la vue puisqu'il renonce à me prendre en photo et je saisis de nouveau sa main sur laquelle je m'appuie à peine pour sauter du muret et regagner le sol. Mais je récupère ma main aussitôt, je ne peux pas lui tenir la main, c'est trop dur de se comporter comme si on était ensemble. Je crois qu'il ne réalise pas ce qu'il fait, à quel point il est cruel de m'infliger ça... J'ai déjà doublé les doses de kétamine depuis mon arrivée ici. Moi je m'en rends compte, de son égoïsme, d'à quel point c'est malsain aussi, et pourtant je le laisse faire parce qu'il a manqué à chaque fibre de mon être et que l'idée de m'éloigner de lui me tue. Je m'efforce de sourire, de faire comme si c'était normal de me balader avec lui. Je te suis, c'est toi le guide.

J'ai l'air d'un bourreau à la torturer parce que je cherche à être avec elle pour cette durée déterminée dont elle me rappelle la brièveté. Mais je n'arrive pas faire autrement. J'ai du fuir loin pour réussir à la laisser et aujourd'hui, de tels regrets et de tels désirs me rongent à sa présence que je n'arrive plus à me détourner d'elle. L'aimer ne m'a jamais suffit, je désire son amour par dessus tout, je l'ai toujours désiré. Je suis sans doute cruel, mais c'est parce que moi aussi je souffre. Quand je dis que je l'aime passionnément, ce n'est pas un adjectif choisi au hasard. La passion a ceci de difficile qu'elle ne laisse aucun choix, elle a la violence d'un ouragan, elle est irrésistible et moi je n'arrive pas/plus à résister. Je presse la main de Nina le temps de ce contact et elle la récupère malgré moi. Je l’entraîne vers la ville.

On passe par la porte de Višegrad, arche au dessus de la route, vestige de fortifications que je montre à Nina. Et un peu plus loin on passe près de la mosquée blanche. "tu vois, la Bijela Džamija. Bijela blanc. On peut la visiter si tu veux, c’est pas l'heure de la prière alors..." C'est pas mon kiff de visiter les mosquées on s'en doute bien mais je suis là pour jouer les guides touristiques. C'est la seule pseudo légitimité que j'ai pour cet après-midi avec Nina. "Elle est...vieille. Une des plus vieilles je crois." J'ai un sourire et je montre le restaurant un peu plus loin "ou alors on peut aller manger un bout. T'as déjà déjeuné ce midi?"

Le nez froncé, je répète comme une élève appliquée, désireuse de lui plaire : Bijela Dzamija... J'ai toujours eu du mal avec les accents et il me corrige, alors je répète encore, jusqu'à ce que la prononciation soit bonne. C'est ridicule parce que je ne crois pas que ces mots-là me serviront un jour à quelque chose, mais ça ne fait rien. Je crois qu'une partie de moi essaie bel et bien de susciter des regrets chez lui, de lui montrer qu'il avait tort, que j'aurais fait des efforts pour pour m'adapter à cette vie. J'aurais fait n'importe quoi pour lui, je l'ai fait d'ailleurs mais ça n'a pas suffit. Et ça me tue que ça n'ait pas suffit.

Je secoue la tête dans un sourire. Non, pas vraiment, je me suis levée tard... Et je meurs de faim. J'essaie de me détendre, après tout j'ai accepté de venir, autant jouer le jeu jusqu'au bout. Et puis pour jouer les touristes jusqu'au bout, il faut bien que je goûte les spécialités du coin, non ? Dans un élan complètement inconsidéré -traitez-moi de folle ce serait mérité- je glisse ma main sous son bras pour reprendre la route.

Je suis séduis à chaque mot qu'elle répète dans ma langue, à chaque regard qu'on échange. Je ris en la corrigeant et la félicite quand elle parvient à ne pas écorcher le mot. Je me brûle, je me consume d'amour. Il flamboie haut et clair comme au premier jour et c'est d'une douleur et d'un bonheur sans nom. Je suis masochiste, ça ne fait aucun doute, on le savait déjà.

"Ah tant mieux ! Moi aussi je meurs de faim ! " Je suis ravi qu'elle accepte mon invitation à déjeuner parce qu'on s'est couché tard et que je n'ai rien mangé d'autre qu'un morceau de gibanica au QG, rapidement en guise de petit déjeuner. Autant dire rien, et j'ai la dalle. Et puis aller au restaurant avec elle a un coté plus intime qu'une visite de mosquée, pas vrai ? D'ailleurs Nina passe son bras autour du mien dans un geste qui me surprend si fort que je manque un pas. Mon cœur fait un putain de bond et mon visage s'illumine sans que je puisse le contrôler cette fois. Tout mon corps chante intérieurement, je sais que c'est bizarre de le dire comme ça mais c'est l'expression la plus juste que je puisse trouver. Je ramène mon autre main sur la sienne, absolument radieux de l'emmener à quelques mètres de là, mètres que je fais traîner. "Tu vas manger bosniaque ici, turc principalement. Tu aimes ça ?" De toute façon on mange beaucoup de viande en Bosnie, il faut le savoir. Heureusement que Nina n'est pas végétarienne ! "En terrasse ou dedans, srce ?" Il fait bon mais Nina est si frileuse que je préfère demander.

Il ne parvient pas à masquer sa réaction, sa surprise quand je prends son bras, à tel point que je crains d'avoir fait une connerie. Je le regrette aussitôt, m'apprête à le retirer quand je vois son visage qui s'éclaire de joie. Je suis à la fois soulagée et déçue, parce qu'entre nous tout n'est qu'ambivalence, après ce qu'il s'est passé le bonheur seul est impossible. Non, parce que je me demande pourquoi il est parti s'il parvient encore à se réjouir de ma présence à ses côtés.

Je fronce le nez, hausse les épaules à sa question. Euh je sais pas du tout, je crois que j'ai jamais mangé bosniaque... Et turc sans doute mais j'en ai pas le souvenir. Je ne suis pas très difficile à contenter lorsqu'il s'agit de bouffe. En réalité je mange de tout, c'est seulement que très souvent mon appétit fluctue... Cela dit depuis quelques mois il fluctue beaucoup moins, j'avais atteint un certain équilibre... Equilibre qui va vaciller dès qu'on se séparera de nouveau, je le sais. Il m'appelle srce et je cille, c'est trop étrange pour me laisser de marbre. Oh, euh... En terrasse, c'est bien. J'ai un pull et il ne fait pas si froid finalement. On arrive au restaurant et on s'installe, j'attends qu'il s'asseye le premier pour prendre place en face de lui. Surtout, surtout pas à côté.

Je ne viens jamais dans ce quartier et j'ai presque la sensation d'être un touriste moi-aussi. Il est difficile de savoir ici que je suis un Tigrovi même si mon allure clairement paramilitaire dénote avec les lieux paisible. Mais tout m'est aussi familier, la langue, l'ambiance, je ne me suis rendu compte combien Sarajevo me manquait quand j'étais à NY que lorsque j'ai foulé le sol de ma patrie à l'enterrement de ma mère. Je suis attaché à mon pays mais particulièrement à cette ville. C'est ici que je me suis construit et que se trouve mes fondations, mes racines.

Nina s'assied face à moi et je m'avance pour emmêler mes jambes aux siennes. je sens bien ses hésitations mais les miennes s'envolent au fur et à mesure de la journée. J'oublie, je plonge la tête la première dans des sensations oubliées. Brusquement la chaleur se déploie, terriblement familière et bienfaisante. Le lien s'enroule autour de mes reins et j'en apprécie la présence. C'était un vide douloureux. Si près de la mosquée, ils ne servent pas d'alcool alors je commande un coca dès que le serveur vient prendre les boissons et nous donner les cartes. "Moi j'aime bien le bosanski lonac, c'est copieux mais c'est ça qui est bien. Tiens regarde, y a une photo, là." En attendant de choisir, j'allume une clope, on se doute bien que je fume à nouveau comme un pompier et encore, je fais des efforts parce que Nina est là et qu'elle n'a jamais beaucoup aimé que je fume trop. c'est étrange ces petites habitudes pour lui plaire qui reviennent au galop quand elle près de moi.

Je retiens mon souffle, mon rythme cardiaque s'emballant quand il emprisonne mes jambes des siennes... Comme avant. Cette fois pourtant je ne ressens pas la brûlure du désir, elle est étouffée par la mélancolie douloureuse qui m'étreint. J'essaie de deviner ses intentions, de comprendre à quoi il joue mais en vain. Je me connais, je sais bien que je finir par poser frontalement la question mais je sais aussi que ça gâchera tout alors j'attends. Qu'on ait mangé, qu'il faille rentrer, que ce soit l'heure pour moi de quitter Sarajevo... Je suis bien moins douée que lui pour faire l'autruche et j'ai toujours bien trop envie de crever l'abcès.

Je jette un œil à la photo, un genre de ragoût je crois bien, et j'acquiesce. Je vais suivre les conseils du guide. J'ai failli dire que je lui fais confiance mais rien n'est plus faux et je sais bien comme les mots peuvent être dangereux. Je commande un Coca moi aussi, et j'essaie de me focaliser sur autre chose que ses jambes contre les miennes. Je mordille nerveusement ma lèvre, checke mon téléphone pour faire quelque chose de mes mains mais je n'ai qu'un message bref de Dimitri. Je relève le nez sur Slavenko, soupire pour ne pas poser les questions qui fâchent.

"tu fais bien, c'est un plat qui déçoit rarement" On commande et on reçoit nos boissons avant qu'on nous laisse. Je chipote un morceau de pain pioché dans la panière.

Je la regarde prendre son téléphone, boire son coca, je la mange des yeux, dévore la moindre mimique, le moindre regard. Ce n'est pas que je sois indifférent à son malaise, mais je suis bien conscient de l'étrangeté de la situation alors je me contente de cette situation bancale plutôt que rien du tout. Je suis terriblement conscient de sa présence aussi, de nos jambes qui se touchent, de mon corps naturellement penché vers le sien, non seulement protecteur mais cherchant à lui plaire, moi qui n'ait rien d'un séducteur !

Quant à moi j'ignore tous les appels qui font parfois vibrer une seconde mon portable dans la poche intérieure de ma veste. Je m'en fous, cette après-midi est à moi jusqu'à ce que Nina veuille rentrer. Tout le reste attendra. Je sais que ce soir elle sort avec un homme d'affaire et c'est loin de m'enchanter mais j'essaye de ne pas y penser. J'essaye aussi de deviner sa nouvelle vie, si elle a quelqu'un à NY, où elle vit, comment est son appartement? Je demande de but en blanc. "tu as toujours Tigar ?"

Sa question me surprend, parce qu'on sait très bien tous les deux pourquoi je ne l'interroge pas sur sa vie ici depuis nos retrouvailles... Mais il ne m'a pas non plus posé la moindre question depuis qu'on s'est vus, à part celles concernant mon boulot ici, par pur intérêt professionnel puisqu'on était amenés à se croiser et même à travailler -plus ou moins- ensemble. Très sincèrement j'imaginais que ça ne l'intéressait pas. Je crois commencer à comprendre ce qu'il cherche à faire, je réfléchis depuis tout à l'heure à son message... "Tu n'es là que trois semaines, qu'est-ce que tu risques ?" Peut-être que c'est seulement ça. Peut-être qu'il veut seulement prendre du bon temps pendant trois semaines, tirer un coup (bien que je ne comprenne pas pourquoi il a des putes à disposition après tout) avant de reprendre sa vie comme si je n'étais jamais venue. Oh je sais qu'il en est capable, il a très bien réussi à vivre sans moi après tout.

Alors j'hésite sur la façon de lui répondre et finalement j'en dis sans doute plus que je ne le devrais. Je l'ai toujours, oui. Je ne vois pas pourquoi je m'en serais séparée, le chat n'est pas responsable de la lâcheté de son maître. J'ai déménagé à Brooklyn, j'ai une terrasse, il est mieux là-bas. Dans le Bronx il pouvait se balader dans le quartier mais là il lui arrive, étant donné que la terrasse est assez grande, de rester des heures allongé dehors. Au moins il ne se fait pas emmerder par les autres chats ! Mais ce n'est qu'une excuse pour glisser, au passage, que je ne vis plus dans notre appartement. Ni dans le Bronx en fait.

Je me doutais qu'elle avait déménagé. Les fois où on s'est séparé, c'est moi qui devait rester à l'appartement et elle qui fuyait, elle ne voulait pas être là où on avait habité ensemble. Mais je pensais qu'elle resterait dans le Bronx, je ne sais pas trop pourquoi, avec sa société elle a de l'argent a présent. Et les cambriolage suffise de toute façon à lui assurer un certain confort. Elle vivait de ça avant de me rencontrer. Le Bronx ne lui servait qu'à se planquer de Tobias, et parce que la came lui pompait une grosse partie de son fric. Aujourd'hui elle a l'air clean.

"Brooklin ? Oh c'est sympa ce quartier. Plus joli que le Bronx. Il doit s'y plaire." Je me tais un moment avant de finalement doucement m'aventurer en terrain dangereux, celui de savoir ce qu'elle devient sans moi. Je préférerais ne pas savoir mais la curiosité me ronge. Et surtout une forme de jalousie pernicieuse que je m'efforce de repousser. "Tu fais toujours des cambriolages aussi ou tu t'occupes seulement de ta boite ? " j'esquisse un sourire en coin hésitant. "j'pensais pas que tu aurais monté ce genre de boite. Comment t'en est venue à la créer ? " je repasse plus ou moins sur le professionnel, moins difficile que le purement privé.

Je me contente de hocher la tête sans commenter, d'un point de vue purement objectif, il est vrai que Brooklyn est plus agréable. Mais de mon point de vue... C'est du pareil au même. Mes émotions sont comme anesthésiées depuis son départ, je n'avance que par automatisme et je suis déjà fière d'y être parvenue plutôt que de me laisser couler. Je fais ce que je suis censée faire, ce que les autres attendent de moi, ce que j'imagine être de circonstances. J'avais de l'argent, grâce à la boîte, grâce aux cambriolages, grâce à des missions de hacking... Rester dans le Bronx n'avait pas de sens, alors je suis partie. Je me suis séparée de tout ce qui était nous, sauf du Chalet... Il nous appartient encore mais je n'y ai pas remis les pieds, jamais.

Je secoue la tête. Non, je fais toujours des cambriolages. Des missions de hacking aussi... Plein de choses en fait. On croirait que je suis épanouie, à m'entendre, en réalité ça cache surtout une peur panique de la solitude, moi qui ne supportait pas le monde autrefois. Je ne peux pas être seule trop longtemps, n'avoir rien à faire. Il faut que je m'occupe, constamment, pour ne pas penser à lui, à nous, à ce que j'ai perdu, ce qu'il m'a pris. Je hausse les épaules, m'enfonce un peu dans ma chaise lorsqu'il aborde ce sujet. J'ai rencontré un gars, Dimitri, un peu par hasard... Il cherchait des filles pour monter un truc dans le genre et il m'a abordée pour ça. J'ai un sourire amusé en y repensant parce que notre première rencontre a été mouvementée, pas du tout sympathique, pas de ma part en tout cas ! Et puis de fil en aiguille je sais pas trop... On a discuté, je connaissais des filles, j'avais des compétences qui l'intéressaient... Il voulait pas s'en occuper tout seul, j'avais déjà été dans ce système-là alors je savais comment ça fonctionnait... De nouveau, je hausse les épaules. Ca s'est fait comme ça, je pensais pas que ça fonctionnerait et finalement...

Je tâtonne, cherchant des réponses à des questions que je n'ai pas vraiment envie de me poser mais qui me travaillent malgré moi. Si je suis soulagé d'apprendre qu'elle va de l'avant, qu'elle s'est refaite une vie épanouie, qu'elle a les boulots qu'elle aime, j'encaisse la jalousie de plein fouet à un nom qui surgit au milieu d'un sourire tendre. Bien sur elle a couché avec moi et alors ? Je connais la puissance de la nostalgie à ne pas confondre avec l'amour. Elle ne m'a jamais dit qu'elle m'aimait toujours, j'en suis très conscient, et d'ailleurs elle doit plutôt me haïr en fait, ce qui est compréhensible. "Dimitri ? C'est ton...- comment formuler ça de la façon la plus neutre possible, je prends sur moi en triturant la mie de pain, mes jambes figées sous la table, la courbe de mes épaules tendues, mais mon ton est égal, sans fausse note parce que je le contrôle très très soigneusement. "...mec ?"

Je crois commencer à deviner pourquoi elle a demandé pour les papiers du divorce, ça doit la bloquer. Deux ans à attendre alors qu'elle pourrait se remarier tout de suite si je signais. Mon alliance à mon doigt est soudain ridicule n'est-ce pas ? Je me redresse et retire nerveusement mes jambes, me sentant ridicule maintenant avec mon cinéma de mélancolique à deux balles "ça a l'air de bien marcher comme boite. Tu as déjà des clients jusqu'ici ! Et le député, c'est pas n'importe qui, j'imagine que ton homme d'affaire non plus." Dès que je parle plus, on sait bien que c'est pour meubler mais ça n'a pas d'importance. Je dois juste prétendre que ça ne me touche pas et elle, elle doit juste faire semblant d'y croire, et ça marchera très bien comme ça. "tu bosses à quelle heure ce soir ?"

J'espérais, vraiment, qu'il poserait cette question. Non pas que j'ai mentionné le prénom de Dimitri pour le rendre jaloux, il m'a posé une question et j'y ai répondu sincèrement pour une fois. Mais parce que merde, c'est juste la preuve qu'il n'en a pas complètement rien à foutre de ce que je peux faire de ma vie sans lui. Parce que comprenez bien qu'il a très bien fait semblant durant les quatorze derniers mois. Je n'ai pas d'hésitation à lui répondre, pourtant. Il a raison, je le hais depuis qu'il est parti, mais on sait bien tous les deux que je ne me contente pas de le haïr, sinon je ne serais pas assise-là, en face de lui. Et malgré tout ce qu'il a pu me faire par le passé, je ne suis jamais parvenue à lui souhaiter du mal, je n'ai pas envie de le blesser. Et pourtant, ma réponse est encore une fois la pure vérité. Je secoue la tête : Non, du tout. J'ai vu avec Tobias ce que ça donnait de coucher avec son boss... Ou son associé dans ce genre de business. Crois-moi, j'aurais pas fait la même erreur deux fois. J'ai moins de mal à parler de Tobias depuis qu'il est mort, tué de la main de Slavenko, mais c'est la vérité. Pourtant Dimitri me plaît, je sais que la réciproque est vraie, on aurait pu partir sur une relation sans lendemain, se contenter de coucher de temps en temps... Mais même ça, je n'ai pas voulu, je préfère ne pas prendre le risque de foutre en l'air tout un business -qui fonctionne- pour une bête histoire de cul. Ca n'aurait rien pu être d'autre, parce qu'il n'y aura jamais personne d'autre que l'homme qui se trouve en face de moi.

Pourtant il s'écarte de moi quand même, relâche mes jambes et soudain la chaleur de son corps me manque cruellement. J'essaie de garder un visage neutre moi aussi, de masquer cette déception qui n'a pas lieu d'être. Ouais, ça fonctionne bien... Je réponds sans insister, trop sensible à son malaise. Sa question me fait froncer les sourcils, est-ce qu'il a changé d'avis ? J'ai seulement rendez-vous à huit heures mais... Enfin si tu dois rentrer on peut y aller...

Je ne sais pas si la réponse me soulage. Oh le mensonge, bien sur qu'elle me soulage !! Pour autant elle peut très bien avoir un mec qui ne soit pas son associé. Je me sens stupide en fait. C'est ce que je voulais non ? Qu'elle refasse sa vie. Alors pourquoi c'est si dur à encaisser ?! Je crois que je suis en train de faire n'importe quoi, de partir en vrille en renouant comme ça, en laissant mon amour pour elle s'exprimer. "C'est sur, je comprends" Phrase banale même si vraie. J'ai du tuer Tobias pour libérer Nina, et je ne le regrette pas d'autant que je sais tout ce qu'elle a enduré de sa main. J'ai haï ce type pour ça et j'ai pris plaisir à lui faire payer autant que j'ai pris plaisir à torturer Ivo. "le principal est que le business te plaise"

Je démens une quelconque obligation "Moi ? Oh non, je bosse pas avant ce soir l'ouverture du club, y a pas de souci." En fait j'en sais rien, je ne prends pas la peine de regarder mes messages mais y avait rien d'urgent au planning ce matin donc ça ira comme ça. S'il y a une urgence un autre s'en chargera. Je prends sur moi pour sourire et ne pas gâcher cette balade que j'ai voulue, que je veux toujours. Je m'efforce de voir le positif, elle est heureuse, c'est bien, c'est ce que je voulais. Nos plats arrivent et je tâche de me montrer plus enjoué. "goûte, tu me dis si tu aimes, ok ?" Le ragoût de viande et légumes est servi dans son caquelon en terre et c'est brûlant mais comme on sait, j'arrive quand même à manger en me cramant la gueule ! "Ouf il est bien épicé. Heureusement que t'es une fille de Louisiane."

Je ne lis pas le soulagement dans son regard, ou alors il le dissimule très bien, et putain... Ça me blesse. De toute façon il n'est rien de lui qui ne me fasse pas de mal. Chaque seconde passée à ses côtés me donne envie de ses mains sur moi... Et de m'arracher la peau pour qu'il ne puisse pas me toucher. C'est trop dur psychologiquement, éprouvant. Je hausse les épaules, sans savoir si le business me plaît vraiment... Je crois que oui. Ça me plaît, quand je me retrouve pas à devoir remplacer les filles. Je rappelle dans une ébauche de sourire.

Je baisse les yeux sur mon plat, vraiment appétissant, et je me crame la langue moi aussi à vouloir goûter trop tôt. Je bois une grande gorgée de Coca, secoue vivement la tête dans un rire. Argh bon sang je sais pas si j'aime ou pas, j'crois que ça m'a anesthésié la bouche ! Comment ça ? Moi, exagérer ? Allons... J'attends que le plat refroidisse un peu pour reprendre une fourchettée sur laquelle je souffle précautionneusement avant de goûter à nouveau. Mh, si, c'est très bon. C'est trop épicé pour toi ? Je demande dans un sourire. D'ailleurs j'ai vu, y a pas grand chose dans ta cuisine... Ici aussi tu peux t'faire livrer chinois ? Je sais qu'il aimait bien ça, c'est une question ridicule mais non sans... La sensation de ne pas connaître sa vie, de ne plus en faire partie, de ne plus savoir ce genre de petits détails me tue.

Je souris à sa boutade, soulagé qu'elle joue le jeu pour chasser le malaise "ha oui, surtout avec Javic, et encore t'es pas le plus mal tombée. Ça va il t'a pas fait d'ennuis ? Ce n'est pas le plus coriace et tu t'en es très bien sortie. " Je ne peux pas m'empêcher de la complimenter, de la trouver belle, courageuse, admirable. Et j'ai envie de l'embrasser en totale contradiction avec mes arguments mentaux - ma chère raison - qui me signalent gentiment d’arrêter de déconner. Je baisse les yeux sur mon plat brûlant avant de risquer de continuer à débiter des louanges qui me font surement passer pour un crétin décérébré.

J'ai un vrai rire - la tension libérée - quand elle va trop vite et se crame aussi. "C'est très chaud, je t'avais pas dit ? Mais non, j'te rassure, les épices ça va, hé je suis un homme !" J'ai un sourire moqueur et d'auto dérision envers moi-même, comme si le piment était preuve de virilité ! "Et surtout y a pas mal d'épices dans la cuisine. Le paprika surtout. On en fout partout. " J'avale des bouchées entre deux discussion. "Bien sur que je peux me faire livrer chinois. Enfin y a pas beaucoup de resto chinois ici pas comme le Bronx, mais c'est pas grave, j'habite au dessus d'une pizzeria tu as vu ? Flavio sait que je passe au moins trois ou quatre fois dans la semaine. Si je commande chinois j'ai l'impression de lui faire des infidélités !"