Shopping is physical interaction, exercise of decision-making capacity, sating of the desire to acquire ...

Sa main posée sur mon bras, Addison presse le pas, regard baissé et sourcils froncés, pour me faire entrer dans la boutique la plus proche, en l'occurrence une maroquinerie qui ne nous intéresse pas le moins du monde. On pourrait penser qu'étant escort, les regards sur elle ne la gênent plus, voire la flattent, mais ce n'est pas exactement le cas. Une grande rousse plantureuse dans les rues de Sarajevo ne passe jamais inaperçue, et c'est déjà la troisième fois depuis que nous sommes arrivées au centre commercial qu'un homme l'arrête pour lui faire la conversation. Si ça m'amuse particulièrement, d'autant que durant ce temps ils me fichent la paix, ce n'est pas l'avis de mon escort et amie qui finit par pester. Tu es sûre que tu ne veux pas te faire passer pour ma nana ? On nous emmerderait moins. Je secoue la tête, étouffant un rire. Je te rappelle qu'on est à Sarajevo, je suis vraiment pas sûre qu'on nous emmerderait moins tu vois... Juste... Pas de la même façon. Dans un soupir, elle se retourne seulement poir vérifier que l'homme qui commençait à la siffler dans la galerie marchande s'en est allé.

Nos bras sont déjà chargés de paquets, plus lourds que si nous avions seulement acheté ce pourquoi nous sommes venues. Demain soir est organisée une soirée privée par un riche homme d'affaires russe, sur un thème black and white imposé pour lequel Addison m'oblige à "tenter le blanc", quelle abomination. On a donc passé la journée à tenter de trouver une tenue qui me convienne, la rousse étant bien moins difficile que moi sur le sujet. Allez viens, on a tout ce qu'il faut de toute façon, on va boire un café et on rentre. J'ai besoin d'une pause avant de reprendre la route, rouler dans les rues de Sarajevo me demande toujours beaucoup de concentration, mon sens de l'orientation légendaire ne me permettant toujours pas de me repérer correctement en ville. Le GPS ne m'a pas beaucoup aidée, je l'avoue, parce qu'il m'aide à ne pas avoir besoin de retenir le moindre itinéraire.

C'est en arrivant devant le café que je le vois, toujours terriblement beau dans ce costume qui lui va si bien, avec ses cheveux plus courts auxquels je me suis enfin habituée. Quelques secondes me suffisent malgré tout pour réaliser qu'il ne me voit pas, trop occupé qu'il est à bouffer du regard la brune qui lui fait face, et dont je ne vois que le dos. Je sais pourtant qui elle est, je l'ai déjà aperçue. Ma bouche s'assèche quand mes prunelles se posent sur la main féminine enroulée autour de son poignet, et les bruits alentours sont remplacés par un bourdonnement désagréable dans mes oreilles qui me coupe du monde quelques instants. J'avance de quelques pas, à moitié dissimulée par Addison qui n'a rien remarqué et pousse la porte du café. Je baisse les yeux sur leurs jambes qui se cherchent, déglutit avec peine. Je devrais tourner le dos maintenant, ou sans doute les rejoindre directement... Au lieu de ça je nous trouve en silence une table dans leur dos, pour pouvoir les observer sans qu'il ne me voit.

Ymke s'emploie à me tirer les vers du nez, domaine où elle excelle car c'est son boulot, se taire, observer, fondre sur sa proie. On sent l'ex-journaliste en elle, rompue aux entretiens difficiles, aux interviews où le scoop n'est jamais loin d'un aveu qu'elle aurait suscité. Je recule ma jambe de la sienne, pas aussi vite que je l'aurais du sans doute parce que son odeur suave a dangereusement envahi mon périmètre. Elle se joue de moi comme un chat avec une souris. Nos cafés se posent devant nous, elle a pris un de ces trucs compliqués cappuccino à base de lait de soja, sans sucre, hypocalorique et mousseux. J'imagine que comme ça, elle doit avoir l'impression de boire un nuage.

"Vous savez que je finis toujours par obtenir ce que je veux mais votre lutte est adorable, allons dites-moi le fin mot de l'histoire, votre situation est aussi palpitante qu'un soap télévisuel. Ne me privez pas de mon épisode quotidien." Je grimace avant de sourire, parce qu'elle n'a pas tort au fond "merci de la comparaison !" Son rire joyeux adoucit mon regard et je bois une gorgée de café, ce qui libère incidemment mon bras. Elle se redresse, m'observe en attendant que je crache le morceau. Ymke est déjà au courant pour Nina, notre mariage, ma fuite, nos retrouvailles. Au fil des semaines, elle a reconstitué l'écheveau de ma vie en glanant peu à peu des réponses. Elle est redoutable.

"Hé bien, il n'y a pas grand chose à dire. J'avais signé les papiers quand on s'est retrouvé par hasard. Elle les a envoyés..." Difficile pour moi de cacher la blessure induite par cette décision. Mon regard se posant sur mon doigt nu d'alliance est trop explicite. J'ajoute pourtant avec ce temps de retard qui ne devrait pas exister "mais on vit toujours ensemble" Voilà, on habite ensemble, on baise ensemble, comme des amants ou des colocs avec plus si affinités ? Cette question me hante depuis sa décision, qu'est-ce qu'on est ? "ça ne doit pas être facile pour vous, vous avez l'air d'en souffrir. Vous avez tort, vous devriez voir ça comme une...opportunité" La surprise me fait bloquer sur elle, je me demande si c'est une autre phrase de drague ou si elle sous-entend autre chose. "Vous parlez comme une politicienne." Mon ton contient du reproche et j'ajoute avec une certaine brusquerie. "Et vous, votre mari ?"

Mon regard ne les quitte pas, jamais. Un âcre goût de bile a envahit ma bouche, ma poitrine se soulève avec une lenteur douloureuse et je vis la scène, pourtant déjà lente, au ralentit. Il n'a pas besoin de me le dire pour que je devine ce dont il s'agit, peut-être même est-ce inconscient pour lui... Il me fait payer ce divorce. Il avait juré, pourtant, qu'il ne m'en tiendrait pas rigueur, qu'on trouverait un moyen de faire en sorte que ça fonctionne. On en a discuté encore, longtemps, du fait que ça ne voulait pas dire que nous n'étions pas une famille, que j'avais simplement besoin de ça pour repartir à zéro, sur des bases saines. À moins que je me trompe... Je suis peut-être terriblement naïve, après tout il bossait pour elle déjà bien avant de trouver les papiers sur mon bureau. Ils couchent peut-être ensemble depuis le premier jour, il prend plus de soin à se faire beau pour elle tous les matins que pour moi après tout ! Je n'ai jamais posé de questions, jamais voulu faire preuve de jalousie parce que lui même n'est plus jaloux à mon égard... Ai-je été aveugle à ce point pour ne pas voir ce qu'il se passait sous mon nez ?

Je bloque encore quand on vient prendre notre commande, à tel point qu'Addison finit par se retourner pour voir ce que je regarde. Elle fronce les sourcils, je cille, secoue doucement la tête le temps de commander un café noir. Je crois que je ne le boirais même pas. Là, tout de suite, je ne parviens même pas à être en colère, seulement blessée, dégoutée. Il m'a abandonnée sans se retourner, pourquoi ai-je cru qu'il avait changé ? Pourquoi serais-je étonnée qu'il mène une double vie après tout ? Tu la connais ? Je fronce les sourcils, visiblement de dos elle n'a pas reconnu Slavenko. Elle me dit quelque chose... Que se disent-ils ? Il a retiré sa main, je l'ai vu faire. Il a sans doute peur qu'on les surprenne... Attends, attends, quand on sera à l'hôtel, ou chez toi... Mon dieu, ça ne m'étonnerait tellement pas.

Je tripote nerveusement mon téléphone, hésite à lui écrire et puis renonce. Pour lui dire quoi ? Il me répondrait qu'il boit seulement un café, après tout j'ai divorcé, quel droit aurais-je d'être jalouse n'est-ce pas ?

Cette fois c'est moi qui la surprend et je n'en suis pas peu fier ! "Mon mari ? Vous connaissez notre ... arrangement. Nous nous entendons très bien pour ça, et ça ne nous empêche pas de nous épauler. Vous êtes le premier slave que je rencontre qui soit si à cheval sur la fidélité ! Pourquoi toujours lier le sexe à l'émotionnel ? C'est une erreur. " Je hausse un sourcil "Ce n'est pas ce que je fais..." Avant Nina, ou même pendant notre séparation, le sexe n'était que ça, du sexe. C'est juste qu'avec Nina c'est différent. "Mais c'est différent avec elle." Ymke répond du tac au tac "parce que vous êtes mariés ? Mais vous ne l'êtes plus." La rhétorique de Ymke m'embrouille et me file mal au crâne. J'ai un geste d'humeur qui fait rire Ymke à nouveau. Un sourire se dessine sur mes traits fatigués et contrariés. "Désolé." "Vous savez quoi Slavenko ? Vous vous prenez bien trop la tête, c'est ça votre problème."

Sous la table sa jambe s'appuie à nouveau contre la mienne et cette fois je ne bouge pas alors que la conversation dérive sur notre programme de l'après-midi et de la soirée. Il fait chaud dans le salon de thé et je ne suis pas à l'aise avec la cravate qui me serre la gorge. Je la chipote machinalement, et quand on se lève enfin, nos cafés finis, les consommations réglées, Ymke se moque de moi avant de s'approcher pour resserrer le nœud de cravate distendu. "laissez moi faire, vous avez l'air débraillé comme après une halte à l'hôtel !" Je sais bien que ce n'est qu'un prétexte pour être plus proche, comme une mise à l'épreuve. Une fois de plus ça me gêne, je crois qu'elle adore me faire rougir, me rendre pataud et maladroit. Quand elle s'écarte, je lui emboite le pas jusqu'aux toilettes devant lesquelles j'attends sagement le temps qu'elle se "rafraichisse" comme elle dit. Je frotte mon nez avec mon pouce, tête baissée, pensif. Je pense à Nina, bien sur, à notre relation si étrange, et à cette tentation de tout foutre en l'air - encore. Parce que je sais pertinemment que céder à Ymke, ce serait un ultime suicide des bribes de mon mariage. Je n'ai pas cette duplicité qui me permettrait de le dissimuler.

Comme je le pressentais, je ne touche pas à mon café. C'est quand même incroyable à quel point la douleur ou le stress sont capables de me nouer la gorge au point que même un verre d'eau me donne la nausée. Ça m'était passé. Avec la thérapie, les cures de désintox, l'aide précieuse de Dimitri et de Rauera aussi. J'étais parvenue à manger sans faim, seulement pour ne pas me laisser dépérir. Slavenko a le don de me faire couler. Je ne dit plus un mot, Addison me parle sans que je l'entende, alors elle finit par se taire elle aussi. Je les fixe tant que je ne comprends pas que Ymke ne s'en rende pas compte, elle est elle aussi trop absorbée dans sa contemplation de mon mari... Oh, non, ce n'est plus mon mari. Et quand je les vois tous les deux, je sais pourquoi j'ai voulu divorcer malgré tout, et pourquoi j'ai eu raison de le faire. Je ne regrette pas ma décision, je me demande seulement pourquoi je lui ai laissé une chance. On pourrait me répondre qu'il ne se passe rien, qu'ils ne se sont pas embrassés devant moi par exemple... Mais ils sont bien trop proches. Je hais sa façon de se pencher vers lui, de l'effleurer l'air de rien, et pire que tout j'ai des envies de meurtre quand elle remet sa cravate en place.

Ils se lèvent et il l'attend devant les chiottes, et d'un point de vue extérieur ils ont tout l'air d'un couple. On est à Sarajevo, normalement les couples ne se pelotent pas dans la rue. Même nous, on ne se pelote plus dans la rue. Mais il est évident qu'on n'est plus un couple à ses yeux. Ils quittent le café et je me lève aussitôt. Désolée Addison, tu vas devoir rentrer seule. Je me tire sans autre excuse mais je crois qu'elle a bien compris que là c'etait mort. Je veux les suivre mais Slavenko est censé être son garde du corps, il le verra si une bagnole le suit, d'autant que si je retourne à ma caisse je les perdrais de vue. Alors je retourne à l'appartement, parce que je ne peux rien faire d'autre. Et comme toujours dans ce genre de situation, c'est l'envie de fuir, vite et loin, qui me ronge.

On repart faire du shopping et je prends mon mal en patience dans les boutiques. Depuis le départ, je n'ai eu aucun souci pour protéger Ymke, elle n'est pas une cliente difficile, ne fréquente pas des quartiers mal famés, et elle me laisse faire le nécessaire en cas de besoin. Ce n'est pas ça qui est compliqué à travailler avec elle, c'est plutôt sa façon de vouloir me foutre dans son pieu qui est compliquée à gérer ! Encore plus depuis que j'ai ôté mon alliance. Je la ramène chez elle, refuse d'entrer et je repars me changer à la maison. Je dois retourner chercher Ymke sur les coups de vingt heures, pour l'emmener à une réception. J'ai le temps de rentrer me doucher, faire un break, manger, me changer avant de repartir. Nina ne sera pas là, elle travaille souvent à ces heures là, juste avant que ses filles ne se retrouvent dans les mêmes soirées que moi.

J'ouvre la porte de l'appartement, surpris de ne faire qu'un tour de clef. Ca signifie que Nina est là. Machinalement, je défais le nœud de ma cravate - je déteste vraiment porter ce truc et je m'aventure vers le salon à la recherche de Nina. Un sourire éclaire mon visage et mon cœur s'emballe à sa vue, reléguant mes questionnements bien loin, comme toujours quand je suis près d'elle "Srce ? Déjà là ?" Attiré, je m'approche dans l'intention d'enlacer et embrasser Nina.

Je claque la porte de l'appartement et me précipite aux toilettes pour vomir. Penchée au-dessus de la cuvette, une main repoussant mes cheveux pour éviter qu'ils ne me tombent dans la bouche, je ferme longtemps les yeux en essayant de maîtriser ma respiration erratique. Je compte mentalement jusqu'à dix, sans grand succès. Bordel de merde, je pensais en avoir fini avec ces crises d'angoisse ! Un long moment plus tard, je me redresse enfin pour aller me doucher à l'eau brûlante et me brosser les dents. Ça ne me réchauffe pas, et paradoxalement j'ai l'impression d'avoir de la fièvre, des sueurs froides. Je sais très bien que ce ne sont que des symptômes d'anxiété et je me résous à prendre de la kétamine pour que ça passe. C'est le même schéma, en boucle, je ne serais jamais sevrée parce qu'il ne cessera jamais de me faire mal. Ils m'ont prévenue pourtant, tous, que je souffrirais encore, que ma décision était stupide, que ça finirait par me tuer. Je n'ai écouté personne, je n'écoute jamais personne quand il s'agit de lui. Je ne pleure même pas, c'est dingue mais je suis tellement habituée à ce qu'il me blesse que je n'ai juste plus l'énergie de lutter. C'est sans doute pour ça que je n'ai même pas cherché à le confronter.

Je me rhabille pour sortir et je suis en train de nourrir le chat quand la porte s'ouvre, et me fige. Je suis blême, inutile de prétendre que tout va bien, mais cette fois je mens sans scrupules, depuis combien de temps fait-il la même chose ? Je suis rentrée, je me sentais pas bien. Je dois être malade. Il s'approche, m'attire à lui et je le laisse m'enlacer, tournant seulement la tête pour que sa bouche échoue sur ma joue. Je m'écarte doucement, la kétamine fait effet, je ne suis même plus en colère, j'ai bien chargé la dose. Ç'a été ta journée ?

Son corps chaud épouse un instant le mien. C'est vrai qu'elle est pâle et je passe ma main sur son front d'un air concerné. "Tu n'as pas l'air d'avoir de fièvre... Y a plein de virus qui trainent, c'est l'hécatombe au QG, mais tu vas voir qu'à Noël, ils seront tous remis pour picoler !" Noël, c'est l'épreuve ultime qui m'attend mais j'y suis préparé. Je ne lâche pas la main de Nina même quand elle s'écarte, le temps de répondre avec un haussement d'épaules et un sourire. "Non, affreuse. C'est les soldes et Ymke Van Hagen m'a trainé pour son shopping ! Je ne sais pas comment cette femme peut passer autant de temps dans les boutiques. Tu sais que je bosse ce soir ? Je pensais que toi aussi...mais c'est mieux que tu restes si ça va pas..." Je fais un pas vers elle, caresse sa joue tendrement, enfoui mon nez dans son cou pour humer son odeur avant d'en embrasser la peau douce. Je la relâche en proposant d'un ton qui ne souffre pas de protestation. "Va dans le canapé, je t'apporte un thé et je t'allume la cheminée."

Je mets une casserole d'eau à bouillir, en pensant qu'on devrait vraiment acheter une bouilloire. J'entrouvre la porte-fenêtre pour fumer et j'ôte ma veste pour la poser sur le dossier d'une chaise, la cravate l'y rejoint dans la seconde. Je défais les boutons de mes manches pour les replier avant de verser l'eau chaude dans une tasse et y mettre un sachet de thé, le préféré de Nina. J'apporte la tasse à Nina, la pose près d'elle sur la table basse que je tire vers elle. "tu as vraiment l'air patraque... Tu veux que j'appelle un médecin, zlato ?"

À l'air inquiet qu'il affiche, j'ai envie de le gifler. Tout me semble faux à présent, hypocrite, et je ne le pensais pas capable de mentir à ce point. Il m'a dit qu'il était parti avec seulement une lettre parce qu'il n'aurait pas pu m'affronter, pourtant il fréquente cette femme depuis des semaines et il n'a rien dit, rien laissé paraître. Je devrais m'estimer heureuse, nous avons déjà divorcé, je pourrais partir ce soir sans me soucier de la moindre paperasse. Je ne comprends plus soudain pourquoi il a finalement accepté que je l'accompagne à Noël, je sais que je n'irais pas. Je ne serais sans doute plus à Sarajevo d'ici là... Mais je ne dis rien. Stupidement, naïvement sans doute, je tends des perches en espérant qu'il se confesse. Au moins ne ment-il pas sur l'endroit où il était aujourd'hui. Mon ton est railleur quand je demande : Tu es payé pour l'aider à se changer dans les cabines d'essayage aussi ? Je n'y ai pas pensé tout à l'heure, mais ça me donne la nausée à présent... Combien de fois a-t-on baisé dans une cabine entre deux essayages ? Je l'imagine l'aider à descendre sa fermeture éclair, ses doigts frôlant sa peau nue... Peut-être que tout a commencé comme ça ?

Je retiens mon souffle quand il se penche sur moi pour ne surtout pas laisser son odeur envahir mon espace vital. Je ne crois pas qu'il bosse ce soir. Il va la retrouver. Pour faire quoi ? Pour aller où ? J'imagine leurs corps enlacés et mon cœur se serre douloureusement. Non, c'est demain soir que je bosse. Je n'avais rien de prévu ce soir mais pourquoi s'en inquiéterait-il de toute façon ? Je ne sais même pas pourquoi il fait mine de se faire du souci pour moi, pas plus que je ne sais pourquoi je m'exécute en allant m'asseoir sur le canapé. La robe que je porte remonte sur mes cuisses, elle est loin d'être aussi classe que celles que porte Ymke. Pourquoi elle ? Mais surtout pourquoi ce n'est plus moi ? La douleur se lit dans mon regard mais il l'attribuera à ce prétendu virus. Non, pas de médecin... À quelle heure tu rentres ce soir ? Vous allez où ?

Sa remarque sarcastique me heurte, me met mal à l'aise. Peut-être bien parce que je ne suis pas si droit que ça dans mes bottes puisque Ymke ne cesse de me draguer et que je suis empêtré dans une relation que je voudrais professionnelle mais qui est de toute évidence ambigüe et malsaine. Je tourne la phrase à la plaisanterie "Non, bien sur que non ! Et je refuse aussi de porter ses paquets ! Hey ! Je ne suis pas un groom ni une bonne !"


J'enveloppe Nina d'un regard inquiet, surpris de son humeur. J'allais m'occuper de la cheminée mais je me fige, prenant le temps de la dévisager avec plus d'attention. Outre sa pâleur, ses pupilles sont dilatées, signe qu'elle a pris quelque chose. C'est assez fréquent malheureusement, mais plus souvent avant qu'elle n'aille dormir. En même temps, si elle ne se sent pas bien, sans doute avait-elle l'intention d'aller se coucher. "A la soirée d'un entrepreneur immobilier. Ugren Pavić. Ce n'est pas un de tes clients ?" Je prends le plaid posé sur le fauteuil pour le mettre sur les jambes de Nina. Je pose un genou sur le canapé, mes mains glissant sur ses cuisses par dessus le tissu doux. J'envahis son espace, un élan de désir hérisse ma peau. Mon nez touche le sien et ma bouche cherche la sienne. "Tu veux que je reste ? Je peux demander à Cvetko de me remplacer..." Je n'aime pas l'idée de laisser Nina seule si elle n'est pas bien, peu importe la raison.

Même son empressement à répondre qu'il ne l'aide pas dans les cabines est louche. Après les avoir vus ensemble de toute façon, je sur-interprète le moindre mot, le moindre regard. Je lui ai dit que regagner ma confiance serait difficile après ce qu'il m'avait fait, je crois pouvoir dire aujourd'hui sans me tromper que je ne lui ferais plus confiance, jamais. Non, bien sûr que non, il n'est pas sa bonne. Seulement le mec qu'il a saute. C'était un fantasme qu'il avait ? Le garde du corps qui se tape sa petite protégée ? J'étais déjà jalouse de cette femme avant même de les voir, sans le lui avoir jamais dit. Parce que lui ne me défend plus, ne me revendique plus, ne montre plus les crocs dès que le regard d'un autre s'attarde sur moi. Alors l'imaginer coller aux basques de cette nana pour la protéger, quand bien même c'était pour le taf, j'avais déjà du mal. J'aurais dû suivre mon instinct.

Si, entre autres. Il a d'ailleurs payé pour avoir Emilia ce soir, mais je n'ai aucune raison d'y aller avec elle. J'aurais peut-être du mentir, y aller pour les observer, les voir se comporter en public. M'aurait-il présentée comme sa femme ou bien aurait-il fait semblant de ne pas me voir ? Je l'imagine parfaitement, pendue à son bras, et lui sa main posée sur sa nuque comme il le faisait sur la mienne. Un haut le cœur me soulève la poitrine et je ferme les yeux une seconde, jusqu'à ce qu'un sursaut ne me prenne à son contact. Je ne suis animée d'aucun désir, à cette heure la seule émotion que j'éprouve quand il me touche reste le dégoût. Je recule la tête, dérobe ma bouche à la sienne. Ce n'est pas avec Cvetko qu'elle veut passer sa soirée... Je souffle, en songeant que lui non plus, ce n'est pas avec moi qu'il veut passer la sienne. Je secoue la tête, pose mes mains sur son torse pour le repousser, sans violence pourtant. Tu devrais y aller.

Deux fois que Nina se dérobe à mon baiser et je ne comprends pas sa remarque sur Cvetko, si ce n'est qu'une vague inquiétude me saisit à son attitude "Quoi ?" Quelle importance ça peut faire ce qu'Ymke veut ou pas ? Je me recule parce qu'elle me repousse et je me redresse, planté devant elle avec un regard d'incompréhension face à sa jalousie soudaine. Je bafouille "Je bosse qu'à vingt heures..." avant de réaliser qu'elle le sait déjà, que c'est juste ma présence qui l'importune, mes baisers, mon contact. Mon estomac se serre et mon visage se ferme. Qu'est-ce qui cloche ? Sur la défensive, le regard sombre, je demande d'un ton bref où la tendresse a déserté la place, le sarcasme est mon refuge. "Je peux savoir ce que j'ai fait ?" J'ai envie de dire encore, puisque la liste de mes erreurs semblent interminables et que mes efforts sont vains, même quand j'accepte tout ce qu'elle m'impose comme "pénitence".

J'ai du mal à croire que face à ma remarque, pourtant claire malgré mon sarcasme, il parvienne encore à feindre l'incompréhension. Je m'adosse au dossier du canapé, profitant du fait qu'il s'éloigne pour pouvoir respirer correctement. Il ne m'impressionne pas, ne me fait pas peur malgré sa stature, le fait qu'il me surplombe à présent qu'il s'est relevé. Il pouvait m'effrayer autrefois, ce qui ne m'empêchait pas de tout faire pour le faire sortir de ses gonds, mais j'ai bien vu que le tigre avait rentré ses griffes aujourd'hui, il ne les réserve plus qu'aux Tigrovi. Je ne mérite plus qu'il se batte pour moi, c'est fou ce que l'amertume peut me ronger soudainement quand ce matin encore je pensais que tout allait bien entre nous. Notre escapade new-yorkaise, une fois l'hôtel rejoint, a été paradisiaque, et je croyais qu'on s'était tout dit, qu'on pouvait enfin commencer à se reconstruire vraiment, sans tabous et sans faux-semblants. Mais toute ma rancœur, tous mes regrets ressurgissent brusquement. Je vous assure que ça fait un mal de chien.

Malgré la drogue, la colère commence à montrer le bout de son nez face à son entêtement à mentir. Je lui laisse une dernière chance, rien qu'une seule. Excellente question, laisse-moi être celle qui la pose, tu veux ? Qu'est-ce que tu as fait, Slavenko ?

Elle retourne la question contre moi et je ne comprends pas ce qu'elle veut. Il a bien sur Ymke en fond de toile, qui se dessine à cause de la remarque à propos de Cvetko. Mais ça fait des semaines que je bosse pour elle et que rien ne laissait présager cet accès soudain de jalousie de la part de Nina, parce que je n'ai réellement rien fait. Je sais pertinemment que le divorce n'a pas pour autant signé la fin de mon engagement envers Nina, ni des règles de conduite que je dois avoir: je reste à elle, corps et âme, c'est ce qu'elle veut, c'est ce qu'elle a voulu dès le départ et c'est aussi ce à quoi j'aspire. Avant, elle disait qu'elle me voulait uniquement à elle, aujourd'hui, on revient peu à peu en arrière, on remonte le temps et j'ai le sentiment de plus en plus prégnant que n'être plus qu'un jouet cassé à ses yeux. Mais un jouet qu'on ne partage pas. Je le sais, et je respecte la frontière à ne jamais franchir, parce que je ne veux pas lui donner de prétextes, parce que j'ai ce besoin irrationnel de lui plaire, parce que c'est à elle que je veux être malgré tout.

Et brusquement, la colère flambe en retour à son attitude, cette façon de me poser en coupable, systématique. Ma voix se cristallise, froide de cette rage qui contracte mon être, mes tripes, mes poings "Tu me prends pour un gigolo? Ymke, c'est ma patronne. je suis garde du corps, pas pute." A nouveau c'est l'affrontement entre nous, il ne s'éteint jamais, il couve simplement avant de flamber plus haut. "Qu'est-ce que tu cherches ? C'est un prétexte que tu veux ? Désolé de te décevoir - encore - mais j'en ai aucun à te donner. "

Il se met en colère et j'écarquille les yeux, hallucinée. Un prétexte ?! C'est fou comme le temps n'y peut rien, comme rien n'a changé. À New-York déjà il était persuadé que je cherchais des excuses pour me débarrasser de lui. Mais je ne l'ai jamais fait, je ne suis jamais partie, ou seulement le temps de réfléchir. Lui en revanche a utilisé l'avortement pour se barrer pendant plus d'un an, mais ce n'est pas la seule et réelle raison de son départ, on le sait tous les deux. Seulement je ne le dis pas, parce que jnai promis après lui avoir écrit cette lettre que je cesserais de lui reprocher sans cesse son abandon. J'étais sincère en disant vouloir repartir sur de nouvelles bases, et ça me tuerait je crois si je savais qu'il pense que je ne veux que faire machine arrière. J'essaie seulement de me guérir, maladroitement c'est vrai mais je fais de mon mieux.

Je vous ai vus ensemble aujourd'hui. Je ne hausse plus le ton, je sais bien que ce ne serait qu'une escalade de violence entre nous et ça ne mène jamais nulle part. Je ne suis pourtant plus certaine qu'on aille encore quelque part ensemble... Non, c'est vrai, t'avais vraiment pas l'air d'un gigolo, en revanche t'avais complètement l'air d'être son mec tu vois, quand tu la laissais te tenir la main ou te faire du pied sous la table. Et je suis encore convaincue qu'il a couché avec elle.

Je ne m'attendais pas à ça, qu'elle nous ait vu aujourd'hui. Un mélange désagréable d'émotions me fait monter le rouge aux pommettes, dans un visage livide. La colère domine avec une dose de honte et de rébellion, de désarroi. "Elle ne m'a pas tenu la main ! Et je ne la laisse pas faire ! Oui c'est arrivé qu'elle me drague, mais c'est pas pour autant que je la laisse faire !" Je sais que Nina aussi doit se faire draguer. Je sais comment ça marche, que ces hommes qui achètent ses filles doivent bien tenter leur chance avec mademoiselle Sykes.  "Je ne sais pas ce que tu as cru voir, mais c'est mon taf et je garde mes distances avec elle sans la vexer" Plus ou moins, c'est vrai, mais je ne pense pas avoir franchi de limites douteuses. Je n'ai jamais accepté qu'elle me prenne le bras, je ne lui ai jamais abandonné ma main. Je la maintiens à distance comme je peux, maladroit face à son assurance, et surtout en remplissant ma mission, d'importance pour les Tigrovi.

Le problème est autre au fond et l'amertume m'envahit. Nina n'a jamais et n'aura jamais confiance en moi, quoique je fasse. Je sors mon téléphone, et sans quitter Nina des yeux, j'appelle Cvetko en serbe, brièvement. "Cvetko ? Tu peux me remplacer ce soir ? J'ai un imprévu... Oui...20h, chez elle. Ouai, merci, j't'en devrais une. Bye" Une fois que c'est fait, je romps le regard avec Nina et lance mon téléphone déverrouillé sur le canapé, près d'elle. Sans plus discuter, je quitte le salon pour sortir sur l'étrange corniche-terrasse qui donne sur les toits. De façon tacite, c'est devenu mon refuge, je passe pas mal de temps ici quand on s'engueule. J'ai promis de ne plus fuir, alors je n'ai pas beaucoup d'endroits où me planquer, me foutre au calme. Ici, je peux laisser mon regard traîner sur les toits, fumer et tenter de ne penser à rien jusqu'à en crever de froid.

Est-ce que tu te fous de moi ?! Oui je sais, j'ai dit que je ne m'énerverais pas, mais mon self-control est toujours mis à mal face à la mauvaise foi, d'autant que sa façon de rougir en dit long sur sa culpabilité. Je vous ai vus ! En quelle langue il faut que je le dise ? Elle te tenait la main et elle avait son putain de pied sur ta jambe arrête de me prendre pour une conne ! Quant à lui, il la bouffait littéralement du regard, j'ai vu suffisamment souvent le désir dans ses yeux pour être certaine de ne pas me tromper. Ça ne ferait rien si c'était une femme croisée dans la rue, mais il est avec elle tous les jours, chez elle tous les jours, comment est-ce que je suis censée le prendre ? Je commence tout juste à envisager qu'ils ne sont peut-être pas amants comme je le pensais, mais le situation n'en restr pas moins terriblement malsaine, ambiguë et surtout irrespectueuse envers moi. Enfin, ce n'est pas comme si je m'étais déjà sentie respectée par un Drazavic, après tout. Il a envie d'elle, je l'ai vu, et il la laisse jouer parce que ses attentions le flattent. Qu'il aille se faire foutre.

Je comprends qu'il demande à Cvetko de le remplacer quand même, et à tout dire ça m'est complètement égal. Il a promis de ne plus fuir, pas moi, et comme il sort sur la terrasse, je me lève pour sortir tout court. En me levant pourtant je regarde le téléphone qu'il vient presque de me jeter dessus, et cille. Je n'hésite pas longtemps, à peine quelques secondes, avant de me décider à le récupérer. Je checke ses messages rapidement, mais j'ai malgré tout besoin de les traduire sur mon propre téléphone pour les comprendre, ce qui me prend un peu plus de temps... Heureusement je sais qu'il n'est pas prêt de redescendre de son perchoir. Les messages que je lis me rendent malade, parce qu'il à beau se défendre de ne pas y répondre, elle lui fait des propositions plus qu'explicites et il ne l'envoie jamais se faire foutre. Qu'il me réponde que c'est pour le taf et je crois que je lui tire dessus. À ce stade on ne peut même plus appeler ça des sous-entendus et cette pute sait pertinemment qu'il n'est pas libre.

De rage, je balance son téléphone contre le mur, où il s'explose sans que je m'en soucie, et je vais mettre des pompes pour me tirer d'ici.

C'est vrai, j'ai laissé Ymke me draguer. Pourquoi ? Parce que c'était sans doute agréable d'une certaine façon, une femme qui me désire au point de me faire du rentre dedans, quand d'un autre coté, j'assiste impuissant à la débâcle de mon mariage. D'une certaine façon, ça c'est accéléré après que Nina m'ai dit qu'elle comptait quand même divorcer. Il n'y a pas que moi qui ait eu mes petits secrets. Est-ce que je désire Ymke ? Pas vraiment. Bien qu'elle soit une très belle femme, je ne suis que trop conscient du fait que c'est Nina que je veux. Je sais déjà qu'une étreinte avec un ou une autre serait seulement décevante et finalement amère. Pourtant la tentation existe - parfois - de trouver l'oubli et le réconfort dans d'autres bras qui ne douteront pas de moi, qui ne seront pas déçus de ne pas retrouver un ancien moi, qui n'exigeront pas de moi que je me montre à la hauteur d'exigences que je ne parviens pas à remplir. J'ai dit que je m’aliénerais pour elle en paiement de mes erreurs, et je le fais un peu plus chaque jour. Mais je ne fuirais pas, j'attendrais que ce soit elle qui finisse par partir parce que c'est ce qui va se passer je crois. Depuis le divorce, cette idée est ancrée en moi et j'ai beau lutter contre, elle reste, insidieuse, à bouffer peu à peu ce qui reste de ma - déjà maigre - confiance en moi.

Je sursaute quand le téléphone se fracasse contre le mur, et je me hausse sur la pointe des pieds pour chercher à voir dans le salon. Nina l'a quitté et je sais déjà qu'elle va quitter l'appartement. Je n'essaye pas de l'en empêcher, parce que c'est notre deal non ? Même s'il n'est pas explicite : je dois rester là et elle prend l'air sans que je sache si elle rentre, comme une inversion des rôles de ce qui s'est joué il y a un an et demi. Quand je lui ai offert les menottes pour notre anniversaire inique, je ne pouvais pas faire plus symbolique. Je me détourne de la fenêtre pour ne pas la voir partir, même si j'entendrais le bruit de la porte qui claque.

La colère flambe cette fois, haute et claire, suite à la lecture des messages. Je lui en veux non seulement d'avoir laissé faire, de me l'avoir caché mais plus encore de se mettre en colère, de prétendre être blessé alors qu'il est seul en tort sur ce coup-là ! C'est lui qui flirte avec sa patronne, pas moi ! Je n'ai visiblement même pas le droit d'être blessée ou de lui en vouloir, j'aurais dû me taire tout en étant persuadée de son infidélité ? Même si je me suis trompée en pensant qu'ils couchaient ensemble, il ne peut pas nier que les faits étaient trompeurs, et il n'en reste pas moins qu'il est loin d'être innocent dans l'histoire. Pourquoi dois-je passer mon temps à me justifier ? Dans quel monde est-ce qu'un homme qui fait une chose pareille ne songe même pas à s'excuser ?! Il m'a déjà traitée de pute pour bien moins que ça. Genre pour avoir osé sourire à un type dans un bar, par exemple.

J'ai furieusement envie d'aller chez Ymke pour lui éclater la tronche, malheureusement je sais qu'elle est ultra protégée... Je pourrais bien me retrouver avec une balle dans le buffet pour avoir osé l'approcher, et je ne serais même pas surprise que ce soit Slavenko qui tire pour la protéger. Dieu qu'elle est loin l'époque où j'étais persuadée de compter suffisamment pour passer avant toutes les autres. Il a tort, ce n'est pas l'ancien lui que je voudrais retrouver, c'est notre ancienne complicité, et la confiance qu'on avait l'un envers l'autre. Je ne sais pas ce qu'il nous reste, ce qu'on est devenus si même l'exclusivité entre nous est remise en cause, s'il pense désormais que laisser une telle ambiguïté planer est acceptable. C'est lui qui se comporte comme si on n'était plus que ça, des plans culs finalement. Peut-être que c'est ce qu'il veut. Je ne marche pas longtemps avant de tomber sur un bus dans lequel je monte sans même savoir où il va.

La porte claque et quelques temps après, je rentre dans le salon vide, l'appartement vide avec ce sentiment une fois plus très présent que c'est à l'image de ma vie. Vide. Je chasse ce sentiment de dépression qui me colle aux basques pour me focaliser sur l'instant présent, aucune projection et blocage des affects, c'est mieux. Je m'occupe donc pendant un bon moment. D'abord je ramasse les miettes de mon portable, ensuite, je vais prendre une douche et je me change pour enfiler une tenue plus classique, treillis et rangers, pull noir. L'appartement est nickel, je n'ai rien à ranger, moi qui suis maniaque et me défoule là dessus quand je n'ai rien d'autre à faire. Plus les minutes passent et plus j'ai le sentiment qu'elle ne va pas rentrer. Le froid coule en moi peu à peu et j'allume même la cheminée sans que ça n'y change rien, c'est une certitude glacée qui me freeze.

Mais j'attends, un long moment j'attends, jusqu'au lendemain matin, au lendemain midi et entre le glacé de ce sentiment d'abandon, la colère monte, incandescente, à la fois froide et brûlante comme de l'azote liquide. Un peu moins de 24h après le départ de Nina, je me tire de l'appartement, abandonnant le cadavre d'une bouteille de vodka. Je passe à une boutique de portable d'occasion qui est près du QG, je n'ai aucun message de Nina, j'en ai deux de Ymke. Je les efface. Je vais voir Damir, démissionne de mon poste de garde du corps et je demande une mission immédiate. Ailleurs qu'à Sarajevo. Alors seulement j'envoie un sms à Nina. On est le 4. Dans deux jours c'est le réveillon de Noël.

Je n'ai pas la moindre idée, au moment où je monte dans ce bus, de ce que j'ai l'intention de faire. Ni pour ce soir, ni pour les jours à venir. La direction prise par le bus joue pour beaucoup dans la suite des événements, je crois. J'aurais pu tomber dans un bus en route pour les quartiers mal famés, rempli de junkies et de racailles, me retrouver vers les terrains vagues de la ville, échouer au cœur d'une rave où j'aurais probablement rechuté dans l'héroïne. Pour être tout à fait honnête, je crois que c'est presque ce que j'espérais. Mais vu le look des voyageurs, et même la propreté du bus en question, je devine assez rapidement que ce n'est pas du tout ce qu'il va se passer. Je me retrouve au contraire dans le quartier des affaires, qui à cette heure se vide plus qu'il ne se remplit. Je descends, erre en quête d'un bar dans lequel me poser même s'ils ne sont pas légion dans ce quartier... Et il s'avère qu'il se situe juste en face d'une bijouterie qui me fait gravement de l’œil.

Je passe le reste de la soirée à boire et à prendre toutes les infos que je peux sur la bijouterie en question, jusqu'à ce que le bar ferme. Je cherche ensuite une chambre d'hôtel parce que je n'ai aucune envie de rentrer chez nous. Chez lui. Chez moi. J'en sais rien, je ne sais même pas ce qu'est cet appartement mais de toute évidence il ne le considère pas comme notre maison. J'ai une méchante gueule de bois le lendemain matin et je ne quitte pas l'hôtel jusqu'à recevoir son message. Je ne suis même pas en colère qu'il soit parti, ses fuites ne me surprennent plus, je n'attends plus rien de lui je crois. J'en profite seulement pour rentrer à l'appartement, puisque je suis sûre de ne pas l'y croiser, et je passe le reste de la journée à préparer le cambriolage du lendemain. Je mets son absence à profit pour faire enfin ce que je repousse sans cesse depuis mon arrivée ici.

J'y vais seule, légèrement shootée et sans surveillance, mais ça se passe sans heurts. Je ne récolte pas autant que je le voudrais, je fais sonner l'alarme stupidement mais je ne me fais pas choper et je peux rentrer avec mon sac à dos plein. Je déconnecte mon téléphone, me terre dans l'appartement sans prévenir les filles de l'agence, avec d'autres bouteilles d'alcool que celle qu'il a vidée et des tas de cachetons. J'essaie d'oublier qu'il va rentrer, qu'il ne va peut-être pas rentré, que quoiqu'il en dise il a encouragé cette femme à lui faire du rentre-dedans, que si je ne lui avais rien dit il aurait probablement fini dans son pieu, qu'on va droit dans le mur tous les deux. J'attends son retour, en me demandant s'il est blessé, si j'ai envie de le voir, si je ne ferais pas mieux de m'en aller... Mais je reste là.

Camenko me dépose au pied de l'immeuble et je le salue de la main tandis que la voiture 'éloigne. je lève le nez vers les fenêtres en tentant sans succès de deviner si Nina est là. En grimpant les escaliers lentement - mes côtes douloureuses de bleues entravent un peu mes mouvements et la crainte de trouver l'appartement vide également - je me demande si je n'aurais pas mieux fait de simplement envoyer un sms à Nina. C'est ce qui me pousse à simplement frapper à la porte au lieu d'ouvrir avec mes clefs. Je n'ai pas envie de la surprendre si elle est rentrée, ni de jouer celui qui a tous les droits parce que je ne me sens pas du tout dans cet état d'esprit. J'ai plutôt l'impression d'être à la dérive depuis quelques temps.

Je n'ai pas de sac. Je l'ai déposé au QG avant de rentrer. Il est 13h22 et ce soir c'est le réveillon de Noël où ma famille, les tigrovi et tous mes proches seront réunis. Enfin tous...c'est à voir. Est-ce que Nina sera là ? Je ne parierais pas dessus à tel point que je suis là me dandinant devant cette porte en attendant de savoir si elle va s'ouvrir, ou si ça se trouve Nina n'est même pas là. Si ça se trouve, elle est aux USA, elle est partie, rentrée dans Brooklyn, si ça se trouve... Ma respiration se bloque dans ma poitrine sous l'afflux d'angoisse que je n'avais pas ressentie depuis deux jours - tant que l'adrénaline annihilait toute autre pensée que la survie et l'objectif.

Assise en tailleur sur le toit-terrasse où je frôle l'hypothermie, j'ai déjà bu les trois-quarts de la bouteille de vodka lorsque je réalise que je ne suis pas loin de ne plus du tout pouvoir bouger les doigts. Je ne viens jamais ici d'ordinaire, je crois que je n'ose pas, c'est implicitement devenu son espace, son refuge pour s'éloigner de moi sans avoir à quitter les lieux. Même lorsque tout va bien entre nous, ce qui est rare je l'admets, on ne vient pas ici ensemble pour profiter de la vue. On pourrait, pourtant, dans ses bras je n'aurais pas si froid... Je me lève difficilement, m'appuie contre le mur quelques instants pour ne pas tituber trop fort, être certaine d'avoir trouvé l'équilibre avant de redescendre dans le salon. Mes joues sont rouges, mes lèvres bleues, mes mains tremblent de froid même une fois la fenêtre refermée. J'ai seulement le temps de poser la bouteille sur l'îlot de la cuisine avant qu'on ne toque à la porte, et malgré l'alcool et la kétamine, mon cœur fait un bond dans ma poitrine.

Je regarde par le judas, m'assure que c'est bien lui avant d'ouvrir enfin. Je suis trop stone pour me jeter dans ses bras, mais pas assez sobre pour rester de marbre. Je tends les bras, les enroule autour de son cou, me serre contre lui en fermant les yeux, mon visage quelque part contre son épaule. Je ne sais pas où on va, je sais que je lui en veux encore, que je suis en colère contre lui, qu'il est probablement en colère contre moi... Mais comme toujours lorsqu'il part en mission, j'ai eu peur qu'il ne revienne pas, et le soulagement de le voir en vie, en un seul morceau, prime sur le reste.

Les secondes s'égrènent, une minute peut-être, ou un peu plus. Je suis figé devant cette porte close qui scelle mon destin. Je n'arrive à bouger, je pourrais ouvrir la porte, ou tourner les talon, ou envoyé un sms à Nina. Non, je reste là, buté, à croire que la porte va s'ouvrir. Et c'est ce qui se passe. Peut-être que je rêve, que je fantasme, que j'ai une hallucination, parce que Nina ouvre la porte, que nos regards se croisent un bref instant avant qu'elle ne passe ses bras autour de mon cou. Elle est gelée comme si elle venait du dehors, ce qui me surprend d'autant plus qu'elle est en tenue d'intérieur. Je l'enlace, l'attire contre moi avec cette fureur d'amour possessif contenu dans mes gestes. Je la serre plus fort alors qu'elle se niche comme elle le faisait toujours. La tension de ces retrouvailles sans paroles fait trembler mes muscles, et je hume avec délice l'odeur de Nina, une odeur teintée de vodka. Une bouffée d'amour violente me saisit et je soulève celle qui déclenche ces tempêtes que je ne maîtrise pas, qui bouleverse sans cesse mon univers.

J'emporte Nina à l'intérieur, comme le trésor qu'elle est. C'est dans la chambre que je vais, parce que le désir et la passion me consument déjà. Je crève de ne pas l'avoir eu nue contre moi depuis des jours, je crève de ses baisers et de sa peau, de ses mots d'amour aussi si rares et si précieux. Le matelas nous accueille, enlacés sur le flanc. J'emprisonne les jambes de Nina des miennes, une main dans son dos la tenant contre moi tandis que je happe sa bouche dans ce baiser dont j'ai rêvé toutes les nuits, lorsque le sommeil abat mes défenses, la laisse s'immiscer dans mes pensées, dans mes désirs, mes regrets, partout, dans chaque parcelle de mon âme. Encore ce goût de vodka, je sais qu'elle est stone, que j'en profite sans doute, que si elle était lucide, c'est une baffe qui m'accueillerait ou de ces mots acides mais je m'en fous, je prends ce que l'instant me donne et dont j'ai tant besoin.