One step closer || Slavinenko

Slavenko débarque presque aussitôt, à l'instant même où une nouvelle contraction me transperce le corps. Je tends les bras pour m'accrocher à son cou, mon front appuyé contre son épaule dans un gémissement de douleur. Bien-sûr, il est habitué depuis neuf jours à mes crises plus ou moins régulières, mais la douleur n'a jamais été intense au point de me faire gémir, et encore moins crier. Non, ça n'a rien à voir avec les fois précédentes et je comprends mon erreur lorsque j'ai eu peur, chaque fois, d'être sur le point d'accoucher. Cette fois je sais parfaitement ce qu'il se passe. La gynécologue avait raison, on le sent venir lorsque ça arrive. 

J'attends que la contraction passe pour chercher gravement son regard, essayant de ne pas paniquer parce que je sais qu'autrement, il paniquera à son tour. « Il faut que tu récupères le petit sac de sport dans la chambre, le noir, c'est pour la clinique. » Je serre les dents, essaie de deviner mentalement le temps qu'il me reste avant la prochaine contraction. « Il va falloir que tu m'emmènes à l'hôpital, Slavenko, et je suis pas sûre qu'on ait le temps d'attendre que les pompiers arrivent. » Rien ne me terrifie plus que l'idée d'accoucher ici. Mon fils est bien trop petit, j'en ai douloureusement conscience, et il aura besoin d'un suivi médical rapproché à peine sorti de mon ventre. Je dois être dans un établissement adapté pour accoucher, il n'y a aucune autre option possible. 

Je me prépare à cette éventualité depuis plusieurs semaines maintenant, et j'ai eu le temps de comprendre que ma seule option était de garder la tête froide. J'ai eu tout le loisir d'angoisser, de pleurer, de hurler, de paniquer. Maintenant il n'y a plus qu'une seule issue possible à mes yeux, la seule acceptable : mon bébé va s'en sortir. Je ne supporterais pas qu'il en soit autrement. Et avec tout ce que j'ai eu le temps de lire sur la grossesse depuis que je suis quasiment toujours alitée, je suis convaincue qu'il ressent mon stress, mes peurs, ou au contraire ma confiance. C'est ce que j'essaie de lui insuffler en cet instant, au-delà de la douleur qui me crispe, l'assurance que tout va bien aller pour lui. Dieu merci, Slavenko parvient lui aussi à rassembler ses esprits pour ne pas paniquer, on n'a pas le temps pour ça. 

Je le laisse m'emmener sur le lit, m'envelopper d'une serviette qui me sèche à peine, m'habille, et j'attend avec anxiété la prochaine contraction, toujours plus forte que la précédente. Quand il revient, je hoche la tête et m'accroche à ses épaules pour qu'il me soulève à nouveau dans ses bras. La contraction suivante me prend juste au moment de passer la porte d'entrée et il s'immobilise le temps qu'elle reflue. Rien ne m'a jamais paru si long que le trajet menant au rez-de-chaussée. Je ne crois pas que j'aurais été capable de marcher. Je nous impose une pause dans le hall, avant qu'on puisse franchir la porte et qu'il me dépose côté passager. Je réalise brusquement que je ne sais pas si j'ai perdu les eaux, puisque j'étais dans le bain. Quel effet ça fait, quand on perd les eaux ? Entre deux inspirations difficiles, je balbutie : « Préviens la clinique qu'on arrive. » Il faut qu'ils appellent le médecin qui me suit depuis le début. Bon sang j'espère qu'elle sera disponible.

Je ne suis plus en état d'écouter ce qu'il dit, que ce soit à moi ou à la gynécologue qu'il s'adresse. Les mots me parviennent dans un bourdonnement inintelligible, la douleur qui crame mes récepteurs sensoriels ne leur permet pas de parvenir jusqu'à mon cerveau. Je baisse la tête, recroquevillée sur moi-même autant que mon ventre me le permet, les mains accrochées au siège de la voiture. J'essaie, de toutes mes forces, d'appliquer les conseils appris en cours de préparation à l'accouchement, mais je suis si avancée encore par rapport à la date du terme que je n'en ai eu que deux ! Je m'efforce d'expirer tout le temps que dure la contraction, et d'inspirer ensuite, durant les moments de répits, mais je ne suis pas sûre que ce soit très efficace. Je ne saurais dire si ma résistance à la douleur est bonne ou mauvaise en cet instant, je n'ai pas de point de comparaison, est-ce que ça peut faire plus mal que ça ? 

J'ai l'impression d'être stone quand on arrive aux urgences, déjà déconnectée de la réalité. On m'installe sur un brancard, le personnel a visiblement eu droit à un récapitulatif de mon dossier parce qu'il semble inquiet. Normalement à ce stade de la grossesse on parle de faux travail, mais ça ne semble pas être mon cas. On m'emmène rapidement dans une chambre, il y a toujours des chambres libres ici, et ils ne font pas sortir Slavenko pour procéder à l'examen gynécologique. Le sage-femme qui m'examine déglutit, demande à une autre si la gynéco est arrivée. Je ne suis pas sûre de comprendre les phrases qui s'enchaînent ensuite, mais ce n'est pas une fausse alerte cette fois. On me dit que je suis déjà dilatée, qu'on va me coller un monitoring, on me demande si je veux quelque chose contre la douleur... Mais globalement on attend tous que la gynéco se pointe. 

Je parviens à balbutier que oui, bien sûr je veux quelque chose contre la douleur. Je n'arrive même pas à être vraiment soulagée de voir la gynécologue arriver enfin, me saluant d'un sourire radieux qui me donne envie de la gifler. Elle se penche pour m'examiner, et fronce les sourcils, visiblement contrariée. Vous avez attendu longtemps avant de venir ? Je perçois une once de reproche dans sa voix qui me rend penaud, et je blêmis en me justifiant. Je... Quelques heures mais comme j'ai des contractions tous les jours je ne voulais pas venir pour rien... Elle se tourne vers une jeune-femme à ses côtés. Appelez l'anesthésiste. Elle ôte ses gants, relève les yeux vers moi. On va vous poser la péridurale, le travail a commencé, le bébé va arriver rapidement. Je le sais depuis le départ, que c'est pour aujourd'hui, mais l'entendre le dire m'angoisse soudain furieusement. Je serre la main de Slavenko dans la mienne, je crois que je pourrais lui broyer les os. La gynécologue s'apprête déjà à repartir mais je l'arrête, paniquée. Attendez qu'est-ce que le bébé risque ? Est-ce que... Est-ce qu'il peut s'en sortir ? Enfin, elle prend le temps de me regarder dans les yeux. Il avait un poids encourageant à la dernière écho, on va tout faire pour qu'il s'en sorte. Il ira sans doute en couveuse, mais je ne peux pas encore me prononcer. Je reviens vous examiner rapidement, Madame Drazavic.

Elle sort de la pièce, et l'anesthésiste entre juste après. Il fait sortir Slavenko le temps de me poser la péridurale, et j'ai tellement mal, tellement peur que je ne suis même pas effrayée par l'aiguille énorme qu'il me plante dans les reins. J'ai le visage baigné de larmes quand il sort à son tour, me laissant seule avec Slavenko. Je suis fatiguée, je n'ai pas dormi une nuit complète depuis des jours, j'ai pour l'heure encore terriblement mal, mais surtout je suis soudain pétrifiée d'angoisse. Où est passée mon assurance ?

La gynéco doit avoir l'habitude des maris qui la foudroient du regard parce qu'elle ne bronche pas. En même temps, je suis passablement désemparé par l'agitation autour de moi, toutes ces bonnes femmes... Je n'ai pas le choix que de laisser Nina le temps qu'on lui fasse la piqûre mais je bondis près d'elle dès qu'on m'en laisse l'occasion. J'ai l'impression que si je la lâche maintenant, elle va s'évaporer comme un mirage. C'est comme s'il n'y avait que moi ici pour la protéger alors que je suis certainement celui qui s'y connait le moins en matière d'accouchement.

Heureusement la piqûre va soulager Nina. "tout va bien moj andjeo. tout va bien se passer. C'est notre fils, il est solide, comme ses parents. Détends toi srce, respire. ça va aller. volim te, ja volim te. Je suis fier de toi. Respire avec moi."

Je m'accroche au bras de Slavenko, à son regard qui me maintient en contact avec la réalité. L'intensité des contractions me tord les reins, m'arrache des gémissements de douleur que je ne songe même pas à retenir. Elles sont à présent si rapprochées que j'ai l'impression de pouvoir à peine reprendre mon souffle entre deux. Il faut presque quinze minutes à la péridurale pour faire totalement effet, et je m'apaise peu à peu, épuisée. Je me laisse retomber sur le matelas avec une pensée étrange pour toutes ces femmes qui décident d'accoucher sans anesthésie, ou qui n'ont pas le temps d'en avoir une. Je tourne la tête vers Slavenko qui n'a pas bougé de mon chevet, et j'accroche mes mains à son bras pour le ramener contre moi, presser ma joue mouillée contre son avant-bras. Reste avec moi, molim te, molim te me laisse pas...

Si je sens encore les contractions, très légèrement, celles-ci deviennent quasiment indolores. À partir de là j'ai l'impression de flotter, oscillant entre moments d'éveil et somnolence, mais toujours cramponnée au bras de mon mari qui a fini par rapprocher une chaise du lit pour pouvoir s'asseoir. On passe l'examiner régulièrement pour vérifier où j'en suis, mais surtout pour s'assurer que le bébé n'est pas en souffrance. J'ai compris très vite que mon accouchement serait forcément très surveillé et ultra-médicalisé, mais c'est égal, je veux seulement qu'ils sauvent mon bébé. Régulièrement, je murmure à Slavenko des phrases sans suite teintées d'angoisse. Je lui demande de ne pas m'abandonner, de me promettre que Tomas va s'en sortir, de veiller sur lui quoiqu'il arrive. Trois heures s'écoulent ainsi avant que le ballet médical ne se remette en branle. Au dernier examen, on m'informe qu'il va falloir y aller, et la sage-femme demande à Slavenko s'il veut rester avant d'appeler la gynécologue.

"Je suis là amour de ma vie." durant trois heures je ne bouge pas d'un iota, en gardien borné. J'essaye de calmer Nina, de la cajoler pour qu'elle se détende, je lui promets la lune si elle le veut pourvu qu'elle se repose un peu à présent que les contractions sont indolores. Ces dernières ne sont pourtant pas calmées, je les vois sur le monitoring dont on a réduit le son au minimum. "tu es mon amour et je t'aime, tout va bien se passer srce, je te le promets." Je me demande si c'est normal que ce soit si long mais je refoule ma propre inquiétude, la gardant bien ficelée au fond de moi, dans les ombres de mon regard grave.

Il va falloir y aller et j'interroge les gens du regard. Aller où ? Je reste accroché à la main de Nina en déclarant farouchement "Je reste avec ma femme." Personne ne me fera bouger de là. Je suis paniqué parce que Nina m'a l'air épuisée et que ça ne me semble pas normal. Très sincèrement et Nina me tuerait surement si elle connaissait le fond de ma pensée, je pourrais me résigner à la perte du bébé mais pas du tout à celle de Nina. Si je devais faire un choix comme dans une de ces mauvaises séries tv, il serait vite fait. Nina avant tout. La gynécologue arrive et mon cœur s'emballe. Donc là c'est la phase finale ? Le bébé arrive ? Et dans quelques minutes - combien, je serais bien en peine de vous le dire-je vais être père. Je ne suis pas du tout préparé à ça et je palis méchamment en carrant les épaules, guindé dans ce qui me reste de fierté pour passer cette nouvelle épreuve.

J'ai l'impression d'être déjà à bout de forces et je ne sais pas comment je vais faire pour accoucher. Je sais que certaines femmes sont bien moins chanceuses, restent plus de 24h à l'hôpital avant d'accoucher mais je crois que je suis épuisée parce que pour moi, le travail a commencé depuis plusieurs semaines. J'ai eu des contractions tous les jours, plus fréquemment encore ces derniers jours et j'ai la sensation de ne plus avoir de ressources. Il va pourtant falloir que j'en trouve parce qu'on me dit qu'il est temps de s'y mettre. On n'a pas parlé je crois avec Slavenko de s'il devait être présent ou non. Si on m'avait posé la question hier encore, j'aurais répondu que je voulais qu'il sorte, qu'il ne me voit pas comme ça. Aujourd'hui je crois que le voir s'éloigner me tuerait. Il est de toute façon à côté de ma tête, sa main dans la mienne, et de là où il se trouve il ne verra rien de ce qu'il se passe plus bas. Deux sage-femme entrent dans la chambre, et tout le monde semble sur le pied de guerre.

Le travail dure trente minutes, et ce sont les trente minutes les plus longues et les plus douloureuses de ma vie. Je ne parviens pas à pousser comme il faut, parce que la péridurale est trop fortement dosée et que je ne sens plus suffisamment les contractions. Ils finissent donc par la couper, et la douleur qui refait surface est bien plus vive encore que toutes les précédentes. Je broie littéralement la main de Slavenko dans laquelle j'ai planté mes ongles, à chaque poussée. Je suis en larmes au bout de vingt minutes, et je crois même m'entendre un instant supplier pour une césarienne. Je serais prête à tout pour qu'ils le fassent sortir, n'importe quoi pour que la douleur se taise. Le monitoring s'affole quand le bébé frôle la détresse cardiaque, et on me fait clairement comprendre que je n'ai pas le choix. Il faut qu'il sorte maintenant. Je ne sais pas où je trouve le regain d'énergie pour pousser encore, les dernières minutes ou secondes se délitent dans un brouillard épais.

A dire vrai, on n'a parlé de rien à propos de l'accouchement proprement dit. Il parait que c'est moderne d'accompagner sa femme en salle de travail mais c'est surtout stressant. Mais ce n'est pas le moment de faire sa chochotte et de tourner de l’œil, c'est tout. Au moins quand Nina me plante ses ongles dans le bras, ça me stimule tout à fait. J'obéis à la sage femme, soutiens le dos de Nina quand elle doit pousser et la repose après, dans un ballet incessant. C'est long. Je trouve ça long et je vois l'inquiétude sur le visage de la gynécologue qui pourtant fait bonne figure devant Nina. Mais je suis militaire, je sais lire les regards, les postures, deviner les problèmes. On me demande d'encourager Nina et c'est ce que je fais. "Allez duso, pousse ! Encore une fois, pousse. C'est bien srce." Et puis ça y est, entre les mains de l'accoucheuse une petite forme gluante est récupéré. Nina retombe quasiment dans mes bras et je ne sais plus quoi faire. Je suis voûté sur Nina, mon bras enroulé autour d'elle mais mon regard est tourné vers le bébé. Et soudain il émet comme un bruit de chaton, un son étranglé sans grande puissance mais c'est ce qu'attendait visiblement tout le monde. D'ailleurs il est petit comme chat, je crois qu'il tiendrait dans ma main. Je m'écarte parce qu'ils prennent le temps de montrer le bébé une seconde à Nina en la félicitant avant de tout de suite emporter le petit parce qu'il doit être placé en couveuse. J'ai la tête qui tourne et je tremble d'une drôle d'émotions. Les larmes aux yeux, j'embrasse Nina "il va bien duso, il va bien. Hvala moj andjeo, merci, ja volim te."

Je retombe sur le matelas, vidée de toute énergie, et pose un regard étonné sur le bébé qu'on tend dans ma direction. Sa peau est rouge, son crâne recouvert de petits cheveux bruns que je distingue mal et je tends la main en retenant mon souffle, pensant naïvement qu'elles vont le poser sur ma poitrine. C'est comme ça que c'est censé se passer. Ils vont le glisser contre mon cœur, dans mes bras, et je vais pouvoir tenir ce petit être contre moi. Mais là gynécologue l'arrache à moi avant même que j'ai pu poser la main sur lui. Les larmes envahissent mes yeux. Non, non, non, non. Je le répète en boucle, secouant la tête, un sanglot terrifiant me soulevant la poitrine. Il disparaît de ma vue et je me tourne vers Slavenko, terrorisée, en répétant inlassablement qu'ils enlèvent mon bébé. Les larmes brouillent ma vision, inondent mon visage, et la douleur des contractions me paraît soudain ridicule en comparaison de celle qui me déchire la poitrine.

Ils ont enlevé mon bébé mais entre mes cuisses ouvertes la gynécologue s'agite encore. La table d'accouchement est baignée de sang et je pâlis à vue d'œil. Faites-le sortir. Sans autre avertissement, ils font sortir Slavenko, refermant la porte qui achève de m'isoler du monde. Je perds connaissance dans les instants qui suivent. On ne me remonte en chambre que trois heures plus tard, toujours endormie. La gynécologue explique à mon mari que j'ai fait une hémorragie de la délivrance, qu'on va étroitement me surveiller mais que je vais bien et ne risque, à priori, plus rien. On lui demande le prénom du bébé, et on lui explique qu'ils lui ont apporté les premiers soins avant de l'emmener en couveuse. C'est un gros bébé, proportionnellement à l'avancée de la grossesse, puisqu'il pèse déjà 1,8kg. En réalité, il est minuscule. Ses poumons se sont bien développés, et il n'a pas eu besoin d'assistance respiratoire. Les explications données, elle le prévient que je devrais bientôt me réveiller.

"C'est rien srce, ils le mettent en couveuse, c'est pour son bien amour. On va le voir bientôt" ma femme panique et je panique en retour d'autant que soudain tout s'affole autour de Nina. On me met dehors, et très exactement ce sont deux brancardiers costauds qui me mettent dehors et m'empêchent par trois fois de pénétrer dans la salle. Je ne finis par me tenir tranquille que sous la menace d'un sédatif. Une aide-soignante me voit à me morfondre, perdu, debout au milieu du couloir et me demande gentiment ce que je fous là. Je lui explique en bredouillant, et elle m'emmène au service des couveuses. Mon bébé est dans une petite boite transparente, il est minuscule. Je ne peux le voir qu'à travers deux vitres mais je me mets à pleurer bien malgré moi on s'en doute. Je suis pris entre la joie d'avoir un fils, et la trouille de perdre Nina. Je ne sais pas démêler mes sentiments confus à l'égard de la situation. S'il arrivait quelque chose à Nina, je ne pourrais pas aimer le petit être qui pourtant lui ressemble déjà. Je suis dans un état

Je retourne en salle d'attente, où les minutes, les heures s'égrènent, terriblement longue. C'est d'autant plus dur qu'ici il y a beaucoup de parents heureux, de grand-parents venant voir leur petit-enfant pour la première fois. Le éclats de rire s’insupportent. Avec mon air sombre, mes cernes, je dénote dans le rose ouaté de la salle d'attente. Enfin la gynéco vient me parler et me demande le nom de mon fils "Tomas, Tomas Drazavic. je peux voir ma femme" Après des explications plus ou moins rassurantes je suis enfin autorisé à aller dans la chambre de Nina. Elle est si pâle sur le drap blanc que mon cœur se tort d'angoisse. Je m'assieds près du lit au plus près et me penche pour poser mon front contre le matelas, à coté de l'épaule de Nina. J'ai déjà l'impression d'être passé sous un 36 tonnes alors je n'ose imaginer elle. Je ne la dérange pas tant qu'elle se repose un peu. Tant qu'on m'autorise à être là, près d'elle, je peux me tenir tranquille.

Je ne sais pas combien de temps plus tard j'ouvre les yeux de nouveau, mais le jour perce à travers les rideaux de la chambre. Je cligne des paupières, le corps entier endolori comme si je m'étais fait passer à tabac. Mon regard se pose sur le berceau, vide à côté du lit, et je manque défaillir. Je tourne la tête de l'autre côté, aperçoit le visage défait de Slavenko. « Tomas ? » Aucun autre son ne parvient à sortir de ma bouche. J'ai à peine vu mon bébé, je ne suis pas sûre de savoir à quoi il ressemble, je crois l'avoir entendu crier mais je n'en suis plus certaine. Est-ce qu'il s'en est sorti ? Je ne sais pas pourquoi mais je ne fais pas confiance à Slavenko pour me dire la vérité soudain. Je tâtonne de la main, cherche le bouton d'alerte pour appeler une sage-femme, cette dernière entrant dans la chambre presque immédiatement. Ok, je crois que j'ai été placée sous étroite surveillance. 

« Oh, vous êtes réveillée ! » Je secoue la tête. « Mon fils, où est mon fils ? » Elle s'approche de mon lit. « Il va bien, il a fallu lui administrer quelques soins, il est au service néonatal, en couveuse. On attend qu'une chambre se libère, et on vous y transférera tous les deux. » Face à mon incompréhension, et surtout mon anxiété, elle m'explique que la maternité est équipée d'un service mère-enfant spécialisé. Ce sont trois chambres équipées de sorte que les enfants prématurés puissent rester avec leurs parents, les couveuses y sont installées et tous les soins pour le nourrisson y sont effectués. Le bébé ne peut y aller que s'il sait respirer seul, ce qui est le cas de mon fils. Les trois chambres sont prises pour le moment, et le bébé doit de toute façon rester encore un peu sous surveillance, mais dès qu'une chambre se libère, elle sera pour nous.

Ce n'est que parce qu'elle m'assure que je pourrais le voir rapidement que je me laisse examiner. Elle vérifie que tout va bien, que l'hémorragie a bien cessé, et elle me propose des cachets pour lutter contre la douleur, que je prends volontiers. Patiente, elle prend le temps de m'expliquer ce qu'il s'est passé, et la suite des événements, avant de nous laisser un peu d'intimité avec Slavenko. C'est à ce moment seulement que je pose vraiment les yeux sur lui. Un sanglot m'oppresse la poitrine aussitôt. « Je suis désolée... »

Nina s'éveille et je redresse la tête, en alerte, le souffle coupé sous la bouffée de soulagement, d'amour, de détresse aussi. Quand elle appelle notre fils, je la rassure, la voix cassée "il va bien" mais elle appelle sur la sonnette et je bondis sur mes pieds en pensant qu'elle se sent mal ou qu'il se passe encore une catastrophe. Elle répète sa question et je reste là, en dehors de la conversation, inutile comme tous les pères en ces instants féminins qui nous excluent de facto. Du coup j'attends que ça passe, quasiment au garde à vous puisque je ne sais pas où me mettre, quoi dire ou comment me comporter dans cette ambiance feutrée et tout à fait étrange. Mes mains sont moites et je ne suis pas à mon aise, mes émotions s'évertuant à jouer les montagnes russes.

Quand la porte se referme derrière la femme du personnel médical, je suis toujours dans ce drôle d'état - en dehors. Mais Nina me regarde et fond en larmes et je suis encore plus désemparé puisque je ne comprends pas du tout de quoi elle est désolée. Je suis juste furieusement inquiet pour elle. En tout cas je prends ça pour une autorisation de lui saisir la main et d'embrasser celle-ci avec fureur. "Moj andjeo !!!" Je viens écraser ma bouche sur celle de Nina avec une violence sans doute déplacée. "Volim te !" Je l'embrasse une bonne dizaine de fois avant de pouvoir retrouver mon souffle. Mon cœur bat la chamade, trop fort et mes jambes tremblent au point que je doive m'assoir. "Il va bien mon ange. Il va bien, je l'ai vu. Il respire tout seul et ... il est tout petit mais il va bien." Je prends le visage de Nina en coupe, me penche pour l'embrasser plus tendrement. "Je suis fier de toi duso" Par contre si elle pouvait éviter de me refaire une peur pareille je lui en serais reconnaissant !

Son baiser me prend de court, me coupe le souffle et je halète un instant, désemparée, déboussolée, encore complètement déconnectée de la réalité. J'ai mouillé ses joues de mes larmes et si je ne parviens pas à lui dire que je l'aime moi aussi, c'est parce que je n'arrive pas encore à arrêter de pleurer. J'essaie de maîtriser ma respiration, de capter son regard et d'y trouver la force de reprendre mes esprits et de me calmer. Je ne comprends pas pourquoi il a l'air de me féliciter alors que j'ai mis la vie de notre fils en danger. « Tu... Tu l'as vu ? Comment... il est ? » Je n'arrive pas à croire que je n'ai même pas vu mon propre fils, cette idée fait redoubler mes pleurs et j'enfouis mon visage contre l'épaule de Slavenko pour les étouffer. Ce n'est pas du tout comme ça que ça devait se passer. Je suis à peine consciente du fait que ma vie a été en danger également, ça ne compte pas une seule seconde dans la balance. 

Je répète, bornée comme je peux l'être : « Je suis désolée... J'aurais dû faire plus attention, me reposer plus... J'aurais dû rester à l'hôpital, sous surveillance... Il... C'était trop tôt... » S'il respire tout seul c'est que c'est bon signe, non ? Imaginer mon bébé loin de moi, seul dans une petite couveuse, me terrifie. Je secoue la tête en balbutiant : « Je veux le voir, j'ai besoin de le voir, s'il te plaît. » Je ne veux pas attendre qu'on m'ait examinée encore, ou qu'il y ait une heure de visite ou que sais-je encore. C'est mon fils et j'ai le droit de le voir. 

"Il est petit mais il respire et il est normal. Il dormait, je ne l'ai vu qu'à travers la vitre. Je trouve qu'il te ressemble. Il a ta bouille." La même petite moue que Nina. "Srce...ne va pas culpabiliser pour rien. C'est arrivé c'est tout et pour un tas de raisons. Tu vas bien, notre bébé va bien, c'est tout ce qui compte."

"D'accord mon ange, je vais essayer de chourer un fauteuil roulant pour 'ty emmener, je ne veux pas que tu marches. Tu m'attends, ok ?" Il est le matin très tôt et je n'ai pas de mal à trouver ce que je veux. Je ramène le fauteuil à la chambre de Nina et je descends la barre du lit médical avec trop d'habitude pour les manier. "Bon, en route, srce. On vase dépêcher avant de se faire gauler si tu veux bien...". J'enroule Nina dans sa couverture et je la soulève pour l'installer dans le fauteuil. J'embrasse son front rapidement avant de manier le fauteuil vers la sortie de la chambre. Je remonte le couloir vers la pièce où les couveuses sont gardées. Il y a une grande vitre et depuis le couloir, on voit les bébés. Pour entrer dans la pièce, c'est par contre surveillé parce qu'il faut un équipement anti-microbes mais on m'a dit qu'aux heures de visite il y avait moyen de pouvoir y aller et même de toucher le bébé par les ouvertures spéciales avec des gants en plastiques. Pas terrible mais mieux que rien. Peut-être que Nina aura droit à plus, c'est la maman après tout.

Je nous arrête devant la vitre et la couveuse de notre fils. "Voilà Tomas. Il est parfait, zlato."

Je suis à la fois infiniment rassurée qu'il soit sauf, et déboussolée de n'avoir pas été pleinement là. Je n'étais déjà presque plus consciente quand ils ont emmené Tomas, et je n'étais pas là non plus avec Slavenko quand ils l'ont informé de son état. Pourtant je m'attendais tant à cet accouchement prématuré que je me suis renseignée, mais dans les récits que j'avais pu lire sur internet -Google est un démon- les mamans avaient droit à quelques instants de peau à peau avant que le bébé ne soit emmené. Il devait être en souffrance, ou bien c'est mon hémorragie qui les a obligés à agir vite. Pour l'heure j'ai la sensation de ne pas avoir accouché. Je sens sous le drap que mon ventre a déjà bien dégonflé, mais toutes les substances qu'on m'a injectée font encore effet et je ne sens pas vraiment mes jambes. Si Slavenko me refusait de voir notre fils maintenant, je suis persuadée que ça me tuerait. 

Je retiens mon souffle, guettant la porte avec anxiété quand il sort de la chambre pour aller récupérer un fauteuil roulant. Je suis dans un état de fébrilité et d'angoisse difficilement descriptible, mes nerfs n'ont jamais été mis à si rude épreuve. Le simple fait de me soulever pour me mettre dans le fauteuil me fait mal, j'ai des courbatures dans chaque muscle du corps, même ceux dont j'ignorais l'existence. Je ne sais même pas ce qu'ils m'ont fait, on ne m'a rien dit. 

Si on croise des membres du personnel sur le trajet pour se rendre en service de néonatalogie, aucun ne nous fait la moindre réflexion. Normalement, on est censés pouvoir visiter les nourrissons quand on le souhaite, c'est dans le protocole... Mais il y a, justement, un protocole à suivre et on n'est pas encore venu nous l'expliquer. Slavenko immobilise le fauteuil et me désigne la couveuse dans laquelle se trouve notre fils. Je pourrais jurer qu'à cette seconde même, mon cœur s'est arrêté de battre. Je cesse de bouger, de respirer, de cligner des paupières pendant quelques trop longues secondes, mon regard stupéfait posé sur le minuscule bébé qu'il me montre. Il est gros, par rapport à la plupart des bébés du service, mais je n'ai jamais rien vu de si petit au monde. Sa tête est recouverte d'un bonnet minuscule, ses poings serrés posés de chaque côté de son visage, et les larmes me montent aux yeux à nouveau. Je réprime un sanglot, parce que si je me mets à pleurer alors je ne pourrais plus le regarder. 

Je mets le frein du fauteuil de Nina et je me décale pour venir à coté. C'est Nina que je regarde bien plus que mon fils. Ma Nina, l'amour de ma vie. Je glisse ma main sur son épaule, caresse son cou. Je la laisse admirer tout son saoul la petite chose qu'elle a créé, mon regard allant de Tomas à Nina. Régulièrement dans la pièce, une infirmière passe mais personne ne nous demande si on veut entrer. Il est bien trop tôt. Au bout d'un moment, je repasse derrière le fauteuil. "Je te ramène à ta chambre srce. Il dort et toi aussi tu dois dormir pour être en forme quand il se réveillera." Je n'ai pas de scrupules à jouer sur ses sentiments pour qu'elle soit raisonnable ! Ma femme est trop butée pour que je fasse autrement.

De toute manière, elle n'a pas le choix, je suis au commande du fauteuil. Je la ramène donc à sa chambre pour la remettre aussi délicatement que possible dans son lit. Je remets les couvertures avec soin. C'est le matin et un pli soucieux barre mon front alors que je baisse les stores. Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir rester et je n'ai pas envie de partir. Je reviens m'asseoir sur la chaise près de Nina et je prends sa main. Je me cale contre son lit et ma chaise et appuie ma tête contre son matelas et le coussin.

Je pourrais passer le restant de mes jours ici, à veiller sur mon fils sans plus jamais bouger. Rien au monde ne m'a jamais fait si mal que de ne pas pouvoir le prendre dans mes bras. Je l'attendais déjà, bien avant d'être enceinte, ça fait des années que j'attends de le rencontrer. J'ai, depuis l'avortement, la sensation d'être incomplète, brisée aussi, pourquoi personne ne réalise quelle torture c'est que de ne le voir qu'à travers une vitre ? Je proteste tout bas, d'une voix étranglée et à peine audible, quand Slavenko déclare qu'il est temps de remonter. Non... Il a besoin de moi... Il faut veiller sur lui... Mais mes protestations sont vaines et bientôt, il m'arrache à la contemplation douloureuse de Tomas. Je pleure encore un peu, en silence. Moi qui me pensais nerveusement à bout de nerfs ces derniers jours, je n'avais en réalité rien vu. Je me renferme aussitôt, rendue muette quand il me repose dans le lit. Je me fiche de me reposer, je veux voir mon fils.

Complètement épuisée, je m'endors sans lutter jusqu'à ce que la sage-femme fasse irruption dans la chambre, quelques heures plus tard. « J'ai une bonne nouvelle, la chambre vient d'être libérée, on va vous y installer avant d'amener Tomas. » Je me redresse d'un bond, le coeur battant la chamade, prête à la laisser faire absolument ce qu'elle veut. Slavenko est chargé de rapatrier nos affaires, on ne les a de toute façon pas encore défaites. Pendant ce temps, elle me demande si je peux me lever. Autant vous dire que c'est extrêmement douloureux, mais je parviens à tenir sur mes jambes. Elle m'accompagne à la salle de bain, il faut que je prenne une douche avec du désinfectant pour être sûre de ne pas contaminer le bébé, Slavenko subira le même traitement ensuite, mais sans aide. Elle m'examine une dernière fois, et je peux enfiler une chemise de nuit confortable avant qu'on nous transfère dans la nouvelle chambre.

Cette dernière est bien plus grande, et équipée de matériel médical légèrement effrayant. On m'explique qu'ici, le berceau possède un matelas chauffant qui maintiendra le bébé à bonne température, et les infirmières viendront réaliser les soins directement en chambre. Il y a tout ce qu'il faut pour, si nécessaire, lui apporter une assistance respiratoire et le nourrir par sonde, c'est d'ailleurs comme ça qu'il a est nourri pour le moment. Ici, on peut recevoir des visites mais le règlement est strict. Protocole anti-microbien à suivre, pas plus de deux personnes à la fois, et seulement de 16h à 18h. Le papa, lui, a le droit de venir quand il veut, et peut même rester dormir s'il le souhaite.

Quand Nina s'endort, je quitte la chambre pour aller prendre un café et répondre à Camenko. Je vais aussi le tour pour savoir le niveau de sécurité que j'ai ici. Pour l'instant Nina est en quarantaine, c'est une bonne chose pour moi. Je retourne rapidement à la chambre et je somnole près de Nina qui dort à poings fermés. Plus tard on déménage de chambre et je suis le mouvement, m'occupant de la valise, mais aussi de m'équiper pour éviter toute contamination. Je ne suis pas sur de pouvoir rester encore longtemps, mais je remercie l'infirmière de sa gentillesse puisque j'ai potentiellement un lit pour dormir cette nuit. Tomas est sage, il dort. Nourrit par sonde, c'est comme s'il était encore dans le ventre de Nina sauf qu'il respire par lui-même.

Le bébé dans la chambre, Nina est un peu moins stressée. Je la laisse rôder autour du bébé comme s'il allait s'évaporer. Quand nous sommes seuls, assis dans le fauteuil, de l'autre coté du berceau clos, je dis à Nina "Je vais rester cette nuit, mais je partirais avant l'aube. demain tu risques d'avoir des visites." Et qui que ce soit - sauf mon frère - je ne peux pas me permettre d'être vu. "Si jamais les infirmières parlent de ma présence, tu n'auras qu'à dire que c'était Cam..."

Je suis particulièrement fébrile parce qu'on m'explique que je vais enfin être autorisée à prendre mon bébé avec moi quelques heures par jour. En peau à peau contre le corps de sa mère, il régule sa température de la même façon qu'en couveuse. Je m'assieds avec Slavenko à côté du berceau en attendant qu'on vienne m'autoriser à toucher mon fils. Enfin. Je peine à le quitter des yeux tandis qu'on discute de la suite des événements. Tu pourras revenir tu crois...? Je ne comprends pas pourquoi il doit partir si tôt puisque les visites ne sont pas autorisées avant seize heures, et ça m'inquiète un peu de rester seule ici. Cela dit, comme Tomas est encore sous surveillance, ce n'est pas demain qu'ils ont l'intention de nous apprendre à lui donner le bain ou ce genre de choses. J'espère seulement que demain je serais en état de tenir debout. J'ai récupéré les sensations dans le bas du corps mais je n'ai jamais été si fatiguée de ma vie, et la position debout me demande de réels efforts.

Je pose une main sur la vitre de la couveuse, tout près de celle de mon fils qui dort à poings fermés, ses doigts se crispant de temps en temps dans un sursaut, comme s'il rêvait. J'ai des centaines de question pour Slavenko, des milliers d'angoisse encore puisque je ne sais toujours pas où aller après le séjour à la maternité, si on doit retourner s'enfermer tous les trois dans la planque de l'OSA ou si je vais rentrer, seule, chez nous. Mais je ne les pose pas encore. Parce que c'est la première fois qu'on se retrouve seuls avec notre bébé, que l'émotion me noue la gorge férocement, et j'ai besoin qu'on prenne le temps de réaliser qu'il est là, avec nous. Je lève sur le slave un regard brillant, je ne sais pas comment il regarde son fils. Tu as vu comme il est minuscule...? Il est magnifique...