Nine months from now - Slavina

Ma tante - ou demi-tante si vous préférez - est absolument adorable et sans grande intelligence, je dois le confesser. Elle a pas inventé l'eau chaude comme on dit. C'est sans doute pour ça que ses demi-frères l'ont toujours toléré bien qu'elle soit issue du second mariage de mon grand-père. Ah tiens, un peu comme mon père, sa nouvelle épouse et le bébé qu'ils vont avoir. Nina serre son verre de rakija depuis 5mn au moins quand je lui demande. "tu ne vas pas le boire ?" A sa dénégation, je lui prends le verre des mains pour l'avaler cul sec. Je suis un peu à jeun de bouffe et pas assez d'alcool et la tête me tourne. La question de Nina m'arrache un petit rire "le gâteau surement..."

Je lui prends la main "j'ai besoin de prendre l'air deux minutes, tu viens ?" J'évite la véranda où se trouve les fumeurs et on monte à l'étage, il y a une chambre avec un balcon-terrasse. Il y a un mini bar dans la pièce et je prends sans remord une bouteille hors de prix avant d'ouvrir la porte-fenêtre et d'allumer une cigarette. Je soupire en tendant le paquet à Nina. "j'te jure que ça fait du bien...Tu sais pourquoi il l'a épousée ? Elle est en cloque..." Très sincèrement, je n'arrive toujours pas bien à réaliser ce fait.

Je secoue la tête et abandonne mon verre au slave qui, fort heureusement, est trop perturbé pour poser la moindre question. Pourtant renoncer à un verre d'alcool, surtout dans ces circonstances, ça ne me ressemble pas... Mais on dira qu'il fallait bien que quelqu'un conduise, mh ? Comme s'il ne nous avait pas déjà ramenés à la maison en étant complètement défait... Sa réponse me fait froncer le nez d'un air déçu. Je parviens à être déçue d'un anniversaire auquel je n'avais pas envie d'aller, c'est fou non ? C'est quoi cette fête où on se pointe pour prendre une photo, avant de bouffer une part de cake et de partir ? Je m'attendais à un grand repas de famille, à ce qu'on s'asseye tous autour d'une immense table, et je les aurais écoutés raconter des anecdotes honteuses ou attendrissantes sur Slavenko. Il n'y a jamais personne pour me raconter quel genre d'enfant ou d'adolescent il était...

Ma main dans la sienne, je le laisse m'entraîner à l'étage, dans une chambre outrageusement luxueuse au point de ressembler à une chambre d'hôtel. Donc Mirko est le genre d'homme à faire installer des mini-bars dans ses chambres. Je ne peux même pas dire que ça me surprend ! D'un geste de la main, je refuse le paquet tendu et m'appuie contre le mur de la chambre. On ne peut même pas sortir sur le balcon tant il pleut. Je cille à sa déclaration, le dévisageant un instant, les yeux écarquillés, livide, les tripes retournées par un sentiment poignant de... Jalousie ? Enceinte...? Je laisse le silence flotter entre nous, quelques secondes, quelques minutes avant de lâcher ma propre bombe. Moi aussi. Et joyeux anniversaire.

Un buffet est prévu et il y avait déjà beaucoup de trucs à grignoter en bas. Comment appelle ça les américains, ha ouai, un walking diner ! Comme ce qu'on fait souvent à la Slava. C'est amusant, avec mon prénom mon anniversaire ressemble à la Slava. Je ne sais pas pourquoi cette pensée incongrue me vient, sans doute pour ne pas penser que je vais avoir un petit frère, ou sœur. Je ne sais même pas où se trouve Saskia en ce moment ni même si elle est vivante et j'ai le cœur au bord des lèvres.

Nina a l'air aussi choquée que moi et je ne sais pas si ça me console jusqu'à ces deux petits mots qui refusent de pénétrer la compréhension de mon esprit, et pourtant... Pourtant, je sais qu'un truc cloche parce que je me sens soudain très mal, livide et si je me fige c'est parce que la sensation de vertige est trop forte et que le moindre mouvement va me faire tomber dans un gouffre sans fond. Mes pupilles se dilatent sous le choc, et j'ai du mal à concilier le fait que la nouvelle devrait me faire bondir de joie et cet horrible sentiment de gâchis. Résultat des courses, le bras qui tient la clope tombe le long de mon corps et je dévisage Nina stupidement. Il n'y aurait pu avoir pire moment, pire façon de me l'annoncer et je souffle juste, la bouche sèche un "quoi ?" comme si je n'étais pas sur d'avoir entendu correctement ou peut-être ai-je fait un raccourci trop rapide dans l'agencement des phrases.

Sa réaction ne me surprend pas, parce que depuis la seconde où le test de grossesse s'est révélé positif, je m'attends au pire. Depuis trois jours, je suis à deux doigts de faire ma valise à tout moment, seulement pour être prête à partir quand il me dira qu'il s'est trompé, que c'est trop tôt, qu'il ne veut plus de ça finalement. J'ai attendu d'avoir les résultats de la prise de sang, pour être sûre, tout en songeant que j'ai peut-être été trop impatiente de vendre mon appartement à New-York, encore une fois pour lui prouver ma bonne volonté, parce que de nous deux aussi étonnant que ça puisse être c'est encore à moi de montrer que je veux vraiment être avec lui. Il était pourtant parfait, mon appartement de Brooklyn, une chambre supplémentaire pour le bébé, une baignoire, un immeuble sécurisé... Nous aurions été entourés de gens prêts à veiller sur nous, pas de personnes occupées à faire semblant de me cautionner pour les grandes occasions, seulement pour mieux me poignarder dans le dos.

Alors non, vraiment, je ne savais pas comment annoncer ça autrement. L'idée m'a brièvement traversé l'esprit de lui faire une annonce comme dans les films américains. J'aurais emballé dans un petit paquet cadeau de minuscules chaussons de bébé, pour les lui offrir le jour de son anniversaire, avec un genre de body ridicule sur lequel aurait été écrit "I love my dad" ou une connerie du genre. Seulement cette scène a déjà eu lieu, pour moi. Le jour de nos un an de mariage, alors que complètement shootée je me suis imaginé qu'il n'était jamais parti, que je n'avais jamais avorté. J'avais organisé une soirée d'anniversaire absolument ridicule, et j'avais même poussé le vice jusqu'à acheter des vêtements pour bébé. C'est Rauera qui s'est finalement pointé à l'appartement pour me forcer à tout ranger, et jeter les vêtements en question. Il faudra m'excuser de ne pas avoir la force de jouer cette mascarade une seconde fois. Et puis pourquoi tant d'efforts, si c'est pour me heurter à un nouveau rejet ? Je m'enferme dans une carapace de fausse indifférence dans une vaine tentative pour me protéger encore un peu. Je baisse les yeux pour étouffer, d'ailleurs, la glaçante déception qui cherche à enfler dans ma poitrine. J'ai eu les résultats de la prise de sang hier soir, tu étais déjà parti et j'ai... J'ai pas vraiment eu le temps de te l'annoncer avant.

Mais non, je n'ai pas compris de travers et tout semble faire parti d'un mauvais film dont le scénario se déroule sans que j'ai aucune prise. Je me sens étranger dans cette chambre trop luxueuse et pour la première fois depuis que je suis rentré à Sarajevo je ne me sens pas à ma place. Je réprime violemment un tremblement de mon corps en contractant mes muscles. Je lâche la bouteille même pas débouchée sur le matelas du lit. Je suis incapable de dire ce que je ressens en cet instant précis mais la pâleur de Nina, les silences en pointillé entre ses mots, renforce ce sentiment d'être désincarné. Je me souviens avec une redoutable précision du jour où elle m'a annoncé être enceinte mais ce jour là la colère dominait, la peur et la trahison. Aujourd'hui c'est différent, je ne sais juste pas ce que j'éprouve, ni comment réagir. Pas après l'annonce de mon père.

Pourtant instinctivement je fais un pas vers elle, sans doute dans un besoin de réconfort que je sens mutuel. Mes bras se referment autour d'elle et si je tremble encore, je l'attire contre moi pour l'envelopper convulsivement. Une seule chose s'impose à mon esprit c'est que j'ai besoin de Nina, que je ne veux pas la perdre et surtout que je ne suis pas à ma place ici. Après avoir humé l'odeur de ses cheveux, après avoir tenté de reprendre mon souffle, je grogne d'un ton contraint"sortons d'ici"

Le silence entre nous s'épaissit, de même que la tension évidente que je n'ai pas su éviter. J'aurais voulu que les choses se passent autrement, je n'avais d'ailleurs pas prévu de lui annoncer ça ici, parce que je me sens bien trop vulnérable dans cette maison, entourée de tous ces gens-là. Quitte à ce que ça signe la fin de notre relation, j'aurais préféré être capable d'attendre qu'on soit chez nous, seuls. Mais comment l'annonce de cette inconnue pourrait-elle passer avant la mienne ? Comment les choix de son père peuvent-ils encore me faire passer au second plan ? J'aurais du être capable de me taire, de hocher docilement la tête, de poser ma main sur son épaule en lui promettant que tout allait bien se passer. Mais je crois que je ne suis plus capable, ou que je n'ai juste plus envie de sans cesse m'oublier, d'étouffer ce que je ressens pour ne pas faire de vagues chez les Drazavic, j'en ai assez de devoir être désolée d'exister. J'existe, et ce bébé aussi.

Je retiens mon souffle, le coeur au bord de l'implosion quand il me prend dans ses bras, en me serrant bien trop fort. Il tremble encore et je ne sais pas que ce n'est pas de la colère aujourd'hui. Tout ce que je sens, c'est que cette étreinte ressemble désagréablement à celle à laquelle j'ai eu droit quand je lui ai annoncé que j'étais enceinte, il y a deux ans. Il m'a serrée comme ça, à m'étouffer, pas pour me réconforter, non, pour me faire taire. Alors aujourd'hui encore, je me tais. Je ne sais pas s'il veut seulement quitter la chambre, ou quitter Banja Luka tout court mais je ne pose pas la question. J'ai trop parlé la dernière fois, il y a deux ans je me suis excusée en boucle, cette fois je ne m'excuserais pas. Je me défais de son étreinte et referme la porte fenêtre pour le suivre hors de la chambre.

Je peine à lâcher Nina mais je la laisse pourtant, dans cet état second de choc où je suis. Je me sens nauséeux et c'est en mode pilotage automatique que je la suis, ma clope qui s'est éteinte entre mes doigts. On descend les marches. Le bruit des gens qui s'amusent me heurte, c'est comme une gifle qui me coupe le souffle. Je tourne la tête vers la salle où les gens - ces gens qui sont ma famille - rient, boivent, s'amusent, sont heureux d'être ensemble. Je me sens exclu avec une acuité douloureuse. Mon père me tourne le dos, un bras passé autour de sa jeune épousée enceinte. Ça fait juste deux ans que ma mère est morte et à peine moins que mon père est sorti de taule.

Je détourne le regard pour récupérer ma veste dans l'entrée, accrochée au porte-manteau et quand nous sortons la pluie me frappe sans que je bronche. Le temps s'accorde à mon humeur grise. Machinalement je m'installe au volant et une fois Nina installée, je démarre pour nous faire quitter cet endroit où on fête mon anniversaire. Je déteste mon anniversaire. En une heure de temps mon monde vient une nouvelle fois de basculer comme si j'étais un culbuto dans les mains d'un gosse capricieux. Une fois lancé sur la route et la voiture étant une automatique je tends la main pour prendre celle de Nina. Je sais bien que je ne suis pas à la hauteur de ses espérances quant à ma réaction mais je ne peux pas faire mieux que ça pour l'instant.

Je fronce légèrement les sourcils en le voyant se diriger vers la sortie sans même prévenir son oncle qu'il s'en va. Je n'ai pas ôté ma veste, peut-être que j'aurais dû d'ailleurs vu comme je meurs de chaud, et je n'ai qu'à le suivre à l'extérieur. Je courbe l'échine en baissant la tête quand la pluie nous heurte et je m'en gouffre sans la voiture pour m'en protéger. Je m'attache machinalement, m'enfonce dans mon siège en posant ma tête contre la vitre. Je suis fatiguée de ma nuit blanche, et de cette distance entre nous, même avant mon annonce. On ne s'est pas suffisamment vus ces derniers temps pour avoir le temps de parler, il ne sait pas ce que j'ai fait de mes journées, je ne sais pas ce qu'il a fait des siennes, nous ne sommes pas retournés à la maison ensemble. Je pose mes mains sur mes cuisses à défaut de savoir quoi en faire, et je ne comprends même pas pourquoi il glisse sa main dans la mienne. Ça ne devrait pas avoir d'importance. La façon dont je lui annonce, l'endroit où je le fais, il devrait être heureux, c'est lui qui l'a voulu. Il aurait dû dire quelque chose, il aurait dû m'embrasser, me féliciter, j'en sais foutre rien mais il aurait dû faire quelque chose. Pourtant il se trompe, il est largement à la hauteur de mes espérances puisque je ne m'attendais à rien de sa part. Après un long silence, je fais remarquer : Tu sais que ça va complètement empirer la situation...? Quand ils vont voir que tu es parti.

A sa phrase je cille, les rouages dans ma tête se mettent en route. Je crispe imperceptiblement les mâchoires et finalement, mettant mon clignotant, je me gare sur un parking. Bruit du frein à main, moteur qui s'éteint. Je lâche la main de Nina pour passer la mienne sur mon visage. J'écarte le col de ma chemise. "Je sais...j'ai juste besoin...de respirer une minute." Qui me connait sait que je déteste me montrer vulnérable et j'irais bien me cacher là tout de suite pour aller assimiler le maelstrom d'émotions qui me bouffe et me saigner de l'intérieur. Je n'ai aucun mot pour expliquer et je préfère me taire, l'habitude d'autant que quand je parle ça envenime toujours les choses. Je cherche mon paquet de cigarettes, en allume une avant de sortir de la voiture pour aller fumer sous la pluie battante. Au moins la sensation physique me donne le sentiment d'être vivant, et pas en train de me déliter comme si je m'évaporais.

Au fond pourquoi est-ce que ça me dérange ? Je devrais être heureux pour mon père, le féliciter. Ça ne devrait pas me blesser et pourtant. Il a même réussi à gâcher l'annonce de la grossesse de Nina qui devient le pendant de celle de sa femme. Sa femme. Je revois la jeune fille aux traits d'ange qui se sur-impriment à ceux de ma mère aux traits fatigués, usés par le chagrin et je hurle brusquement un cri de rage libérateur. S'il y avait quelque chose à frapper je le ferais, mais nous sommes au milieu de nulle part alors je serre les poings et je crie. Après ça j'inspire un grand coup. Nina a raison, je ne peux même pas me barrer comme ça. Je frotte mon nez, me donne une baffe pour sortir de mon marasme et inspire à nouveau. Il faut retourner dans l'arène. Je remonte dans la bagnole pour demander à Nina. "Bon...ok, ça va aller... Tu veux y retourner avec moi ? "

Je ne comprends pas ce qu'il se passe. J'avais beau m'attendre au pire, je ne comprends pas ce qui est en train de se passer. Tout mon être est crispé, tous mes membres contractés par la tension grandissante que je ne parviens pas à maîtriser. Il se gare, sort de la voiture et je tourne à nouveau la tête vers la vitre pour ne pas le perdre de vue. Je ne serais pas surprise, je crois, qu'à partir de là il se tire en courant. Je suis prise d'une furieuse envie de pleurer, et je ne parviens à la réprimer en serrant les poings que parce que j'ai déjà envisagé sa réaction mille fois dans mon esprit. Quand j'ai accepté de faire ce bébé avec lui, je crois qu'une partie de moi a également accepté de le faire toute seule. Je n'avorterais pas cette fois, et s'il m'abandonne je retournerais à New-York mais je ne ferais pas deux fois la même erreur, plus jamais. Alors je serre les dents et j'attends, mon cœur se brisant un peu plus fort quand je le vois crier, puis se gifler. Je cille dans un sursaut comme si c'était moi qu'il venait de frapper. J'ai la sensation de pouvoir sentir ma poitrine se déchirer, je pensais qu'il se dégonflerait, mais pas que l'annonce de ma grossesse le mettrait en colère de la même façon qu'il y a deux ans.

Je suis blême quand il revient dans la voiture, mais au moins ai-je pris ma décision. Je hoche machinalement la tête à sa proposition qui n'en est pas vraiment une puisque je n'ai pas le choix, comment est-ce que je pourrais rentrer s'il y va seul ? On est trop loin de Sarajevo pour que je marche, je ne sais pas s'il y a une gare dans le coin... Oui bien-sûr. C'est son anniversaire, après tout, je dois bien être capable de faire un effort jusqu'à ce que la journée soit terminée, non ? N'est-ce pas tout ce qu'on me demande, constamment ? De prendre sur moi, de faire un effort, d'encaisser en attendant que ça passe ? Il me demande d'avorter pour finalement quitter le pays p Son père me demande de quitter le pays pour ne pas gâcher la vie de son fils ? Son oncle m'envoie dans une mission suicide dans un autre pays ? Il se comporte comme si l'annonce de ma grossesse lui donnait envie de se pendre ? C'est pas grave, Nina, enfin, fais un effort.

Contrairement à ce que Nina pense, ce n'est pas l'annonce de sa grossesse en tant que telle qui me retourne. C'est plutôt le reste et les circonstances. Je vois Saskia, je vois ma mère, cette fille qui prend sa place, son nom et mon bébé jouant avec son oncle *sic* !  Tout ça me donne la nausée mais je ne remets pas du tout en cause le fait que je veux notre bébé ou que je vais être papa. Je suis soulagé qu'elle décide de venir avec moi mais je ne lui aurais pas imposé, elle aurait pu m'attendre dans n'importe quel hôtel de Banja Luka, je me serais débrouillé. Elle a très justement raison sur le fait que je dois retourner à ma fête anniversaire, cette mascarade. Quand on retourne à la villa de mon oncle, il s'est écoulé 15mn en tout et pour tout, et ça passera inaperçu comme je passe inaperçu constamment pour mon père sauf quand je ne fais pas ce qu'il désire. Avant de rentrer je précise d'un ton résigné "on leur dira plus tard..." Je n'ai pas envie de mêler des félicitations pour notre bébé à celles du mariage de Jelenko et de sa future nouvelle paternité.

L'ambiance de la fête est en parfait décalage avec mon humeur mais je suis maintenant capable de donner le change. Je fais semblant, de sourire, de parler avec mes proches, de les remercier de leurs bons vœux. J'évite pourtant mon père et surtout sa femme, et même Camenko et Mirko qui me connaissent trop bien. Je mange machinalement pour noyer l'alcool que j'ai dans le sang, tous les mets traditionnels me semblent fades mais ça n'a pas d'importance. Je reste avec Nina le reste de la journée, proche et distant à la fois, comme dans un état second. Aucuns sourires que j'arbore ne touchent mes yeux ou mon cœur et malgré les bavardages stériles de n'importe quelle famille, les heures sont longues, interminables. Je me plie aux photos et même au traditionnel soufflage de bougies.

Le soir venu les gens commencent à partir et nous salue. Mirko vient nous voir accompagné de Camenko et j'ai presque l'air normal, je leur souris. "Vous voulez dormir ici les jeunes ? Camenko reste et ce n'est pas la place qui manque. Ton père aussi reste, avec Aleksandra" Je m'excuse avec bonne grâce comme si de rien n'était, invoquant un faux prétexte "ah non, pas possible, Nina bosse demain et je préfère qu'on fasse la route maintenant. Au moins on pourra faire la grass'mat' à la maison." Camenko demande, peut-être inquiet, il est bien plus attentif et sensible que les autres "Tu vas pas te taper quatre heures de route maintenant ?" Je hausse les épaules d'un air détaché. Je suis crevé pourtant avec ma nuit blanche "Trois heures et demi. C'est pas la mer à boire. Je préfère vraiment rentrer maintenant." Je dis au revoir aux personnes qui sont encore présentes, même mon père à qui je fais une accolade factice en le félicitant encore une fois. L'épreuve finie, cette fois on peut vraiment s'enfuir mais dans la voiture, je demande à Nina d'un ton épuisé et nerveux "ça t'ennuie si on s'arrête dans un hôtel ? Je pense pas que je pourrais conduire jusqu'à la maison."

Il nous ramène chez son oncle et avant même de sortir de la voiture je fronce les sourcils en rétorquant d'un ton absolument catégorique : Tu ne dis rien. À personne Slavenko. Je dois être enceinte de deux semaines à tout casser, il est hors de question d'en parler à qui que ce soit. J'ai très bien appris ma leçon, je sais que les trois premiers mois il ne faut pas s'emballer et je ne supporterais pas de devoir affronter le jugement des autres si je venais à perdre cet enfant. Tant que ça ne fait pas trois mois, on ne dit rien. Ensuite on avisera. Je ne suis même pas sûre de l'inclure dans le processus parce que dans mon esprit, je suis déjà quasiment sûre que d'ici la fin du premier trimestre, il sera parti. Ou plutôt je serais rentrée à New-York parce qu'il m'aura demandé de partir. Mais quoiqu'il en soit, il est trop tôt pour en parler à qui que ce soit, et ça n'a rien à voir avec l'annonce de son père dont je me fiche éperdument. Mon monde ne tourne pas autour de Jelenko Drazavic, merde.

Le reste de la journée se passe comme si j'étais complètement déconnectée de la réalité. Il n'y a pas entre Slavenko et moi cette complicité qu'on devrait éprouver à partager un secret connu de nous seuls, finalement je parlais de Jelenko tout à l'heure mais il pose sur sa nouvelle épouse un regard bien plus tendre que celui que Slavenko pose sur moi... Principalement parce qu'il ne me regarde pas, ou si peu. Moi aussi, je fais de mon mieux pour donner le change, m'efforçant de sourire et de tenir un semblant de conversation avec ceux qui font mine de s'intéresser à moi, et ils ne sont pas si nombreux qu'on pourrait le croire. Je ne mange pas du tout, j'ai totalement perdu l'appétit et je suis de toute façon trop nauséeuse pour être capable d'avaler quoi que ce soit. Je bois à peine, du jus de fruits principalement puisque je n'ai le droit à rien d'autre. Les heures me paraissent interminables jusqu'à ce que la fête s'achève, et j'ai l'impression d'une journée gâchée. Je voulais organiser son anniversaire, je n'ai finalement même pas eu l'occasion de le lui souhaiter réellement, et ses cadeaux sont restés à l'appartement.

Dieu merci il n'accepte pas de dormir ici, je crois que je me serais taillée en douce dès la nuit tombée, je n'ai pas encore oublié comment faire le mur. Je réprime un soupir quand il demande à dormir à l'hôtel, je n'ai aucune envie de rester encore ici. Je veux rentrer chez nous. Non, je veux rentrer à New-York. Pourtant, je cède encore, trop épuisée moi-même pour lui proposer de conduire. Je nous trouve un hôtel à quinze minutes de route sur mon téléphone, et je réserve rapidement une chambre pour qu'on puisse aller récupérer les clés. Ce n'est pas un cinq étoiles mais ça fera l'affaire. On n'a pas vraiment d'affaires à monter, et à peine la porte refermée derrière nous, je me laisse lourdement tomber sur le lit.

S'il n'y avait que moi, et même que nous, je serais rentré à Sarajevo, mais il y a le bébé et je connais mes limites, ce serait dangereux. Je ne veux pas avoir un accident parce que j'aurais piqué du nez au bout de deux heures. M'éloigner de la villa est déjà suffisant pour l'instant, c'est tout ce que je demande, rien de plus. L’hôtel est correct, sans plus, mais ça nous permettra de nous reposer. J'enlève ma veste désagréablement humide ainsi que mes lourdes rangers et transi jusqu'aux os moi qui n'ait que rarement froid, je rejoins Nina après avoir poussé le chauffage électrique. Je passe mon bras dans son dos et je pose ma tête sur son épaule dans un geste de réconfort - sans doute plus pour moi que pour elle, je n'ai pas saisi l'ampleur de son malaise, trop obsédé par le mien. Je ferme les yeux un court instant, me laisse absorber par l'odeur de Nina, sa présence. Peu à peu, je prends pleinement conscience qu'elle porte notre bébé, que ce n'est pas juste un fantasme, un rêve. Je me détends, parce que c'est la seule chose positive de la journée. Sa phrase me revient en mémoire et je demande avec cette façon d'avoir des conversations hachées à plusieurs heures d'intervalles "pourquoi trois mois ?"

Je dois me retenir pour ne pas trembler quand il vient se coller à moi, son bras autour de mon corps. Je ne veux ni de son réconfort, ni de sa pitié, et je fais de mon mieux pour ne pas me laisser à être trop vulnérable mais mes défenses commencent à sérieusement vaciller. A sa question, je fronce les sourcils, me demandant s'il plaisante tant pour moi c'est évident. Il ne s'est donc pas renseigné du tout ? C'est dire à quel point il prenait ce projet d'enfant à la légère. Parce que les trois premiers mois, les risques de fausse-couche sont plus élevés. Je ne veux pas annoncer cette grossesse comme quelque chose à célébrer si c'est pour qu'elle prenne fin de façon prématurée. Je n'arrive pas à me réjouir de ce que j'ai pourtant désiré si fort, et ses réactions me confortent dans cette idée qu'il n'y a de toute façon pas de quoi être heureux. J'ai cru, pourtant, l'espace de cet instant complètement insensé durant lequel j'ai dit oui, qu'il avait vraiment envie de ce bébé. C'est au moins la millième fois que j'ai la sensation qu'il m'abandonne, et mon barrage se fendille, les larmes me nouant la gorge. Je vais prendre une douche. Je me lève précipitamment, et lui tourne le dos pour aller dans la salle de bain.

Nina a raison, je n'y connais vraiment rien et tous ces trucs "techniques" relèvent de toute façon de ce fameux domaine féminin et mystérieux dont les hommes ne s'occupent pas. Je relève la tête à sa phrase trop tranchante, douloureuse qui met en perspective un drame dont je ne veux pas. Je ne suis pas assez armé ce soir pour encaisser trop de mauvaises nouvelles, même celles hypothétiques. Nina s'écarte et je ne comprends pas bien pourquoi mais cette fois j'ai la sensation diffuse d'avoir fait une connerie. Pourtant, je pensais avoir bien fait jusqu'à présent, enfin bien... pas si mal, au mieux on va dire. Je n'ai même pas pété les plombs à la fête, je ne voulais pas une nouvelle fois risquer d'être mis à pied et de devoir retourner bosser de nuit aux entrepôts, je n'ai pas parlé du bébé, de notre bébé, je n'ai pas fait d'esclandre et nous ne sommes pas restés chez Mirko.

L'angoisse monte le temps que Nina prend sa douche. La nicotine est un refuge illusoire et je frissonne à la fenêtre le temps de m'intoxiquer. J'attends qu'elle revienne, les questions me démangeant. Questions qui finissent par sortir quand je rejoins Nina après plusieurs minutes à ronger mon frein. Je ne sais pas si j'ai envie des réponses, mais en tout cas, je ne supporte plus de ne pas savoir. En plein désarroi je demande avec anxiété "Mais... le médecin il a dit quoi ? Le bébé va bien ? Tu as parlé d'une prise de sang..." Donc elle a vu le médecin non ? S'il y avait un problème, il l'aurait dit. Dans ma tête c'est déjà un bébé, mon enfant et j'ai une trouille bleue de le perdre.

Je ne songe pas à fermer la porte de la salle de bain à clé, parce que je n'imagine pas qu'il puisse vouloir me rejoindre. J'ai l'impression une fois de plus que nous sommes à des années lumières l'un de l'autre mais ça ne devrait plus me surprendre aujourd'hui. En temps normal, je crois que je fondrais tout simplement en larmes sous la douche mais ce soir je sais que je ne peux pas me le permettre, je dois tenir le coup. C'est le moment où jamais d'être forte, et à présent il va falloir que je le sois pour deux, je n'ai plus le choix. Je me déshabille et me colle sous l'eau chaude, espérant qu'elle détendra mes muscles endoloris d'avoir été ainsi crispés toute la journée, mais ce n'est pas vraiment le cas.

Quand il me rejoint, ma peau est déjà rouge, mais je ne suis pas encore sortie de la douche. Je cligne des yeux sans comprendre sa question qui me semble sortie de nulle part. Mais de quoi tu parles ? Je n'ai pas vu de médecin. J'ai fait une prise de sang, dans un laboratoire. Il va falloir que je prenne rendez-vous chez un médecin très rapidement mais j'attendais d'avoir les résultats des analyses pour ça, parce que si j'y étais allée avant, le médecin m'aurait de toute façon prescrit une prise de sang ! Face au silence pesant auquel j'ai eu droit toute la journée je finis par balancer sèchement : De toute façon qu'est-ce que ça change ?

Je veux bien comprendre que la journée a été longue et difficile pour elle aussi, séjourner chez mon oncle n'a pas du lui plaire mais son ton me heurte et sa remarque en elle-même me choque. Sur mon visage, un air sombre, buté, entêté apparait sur mes traits tirés. J'écarte l'argument du labo d'un geste impatient "Quoi qu'est-ce que ça change ? On devrait quand même savoir si le bébé va bien !" Mon regard accroche le corps de Nina non pas avec désir mais avec inquiétude et aussi je ne sais pas, comme si j'allais pouvoir voir mon fils, pouf ! magie !

Sa façon de me dévisager me déplaît fortement et, puisque je suis rincée, j'en profite pour couper l'eau et m'extraire de la douche. J'attrape une serviette, dans laquelle je m'enveloppe hâtivement parce que je sens venir la conversation houleuse et que je ne supporte pas d'être nue dans ces situations là. Je m'efforce de la nouer comme je peux, je ne voudrais pas qu'elle tombe et me fasse perde toute crédibilité, avant de me poster face à lui, les cheveux dégoulinant sur mes épaules. Oh, parce que ça t'importe, de savoir s'il va bien ?! Tu m'excuseras mais vu ta réaction... Ou plutôt ton absence totale de réaction, c'était pas forcément évident à deviner, tu vois.

La surprise à sa répartie me coupe la chique et fait aussi reculer la colère ce qui est une bonne chose. Mon absence de réaction ? Mais elle aurait voulu quoi dans la nasse dans laquelle on était fourré ? Je recule d'un pas, battant en retraite face à son air furieux "mais bien sur que ça m'importe" Me voilà coincé contre le lavabo, les mains contre le meuble. "c'est même la seule bonne nouvelle de la journée !" Clairement elle n'a pas franchement choisi le bon moment, pourquoi me le dire quand je lui confiais ma détresse face à la nouvelle de la grossesse de la nouvelle femme de mon père ? Je ne suis pas sur de comprendre l'enchainement, est-ce qu'elle a cru que j'étais content pour eux ou bien est-ce qu'elle a pensé que ça me consolerait ? Mon fils n'est pas un lot de consolation, je sais bien qu'il n'est pas né mais il devrait déjà toujours passer en premier.

Ok, ce n'est pas la première fois que j'ai cette révélation, mais à chaque fois ça me fait l'effet d'une illumination, qui éclairerait les grands mystères de notre relation : il est cinglé. En fait il vit dans une autre dimension. Non mais, je suis désolée, c'est la seule explication plausible qui me vient ! Une bonne nouvelle ? C'est comme ça que tu réagis aux bonnes nouvelles, maintenant ? Comme si t'avais envie de te jeter sous un train ? A aucun foutu moment, de toute la journée, je n'ai eu l'impression qu'il prenait ça comme une bonne nouvelle, ni même qu'il était un tout petit peu heureux de cette annonce. Le lieu n'aurait pas du compter, je commence à en avoir sincèrement assez de toujours lui trouver des circonstances atténuantes. Tu ne m'as pas demandé comment je me sentais, ni... combien de temps ça faisait ou... J'en sais rien, n'importe quoi. Tu n'as rien dit, pas un mot. Pas un mot de toute cette putain de journée.

Sous les reproches, la colère revient, uniquement parce que je me sens fautif à présent et que je supporte assez mal le sentiment de culpabilité. C'est la déprime ou la colère. "Parce que tu t'es pas dit que peut-être c'est parce que c'était pas le bon moment de me balancer ça ? Que ça me fout les boules de voir mon père se marier avec une minette de 20 ans et de la foutre en cloque ? D'annoncer ça la veille de la mort de ma mère, de se foutre que Saskia soit dieu seul sait où et d'utiliser mon putain d'anniversaire comme prétexte pour pouvoir se pavaner en patriarche tout en essayant de faire passer la pilule en me faisant grâce d'une putain de punition. Alors excuse-moi si je saute pas au plafond quand tu me balances juste un moi aussi entre deux portes !"

Je sors de la salle de bain en esquivant Nina parce qu'à présent je suis non seulement malheureux mais aussi foutrement en colère et au bord de la rupture nerveuse. Je déteste quand les barrages savamment construits menacent de craquer, je déteste me sentir vulnérable, trop sensible aussi et dans ces moments là je voudrais ne plus rien sentir du tout.

Son laïus ne me heurte qu'à moitié, et je ne parviens même pas à m'en sentir réellement coupable. Je suis triste, bien-sûr, que les choses se passent ainsi le jour de son anniversaire mais après tout il ne peut s'en prendre qu'à lui-même. C'est lui, qui se plie à tous les caprices de sa famille sous prétexte de vouloir éviter les conflits. C'est parce qu'il n'a pas voulu être en désaccord avec eux qu'il a préféré passer la journée à Banja Luka que de me laisser organiser son anniversaire, parce qu'une fois de plus j'ai toujours moins de poids dans sa vie que son père ou son oncle. Je profite qu'il soit sorti de la salle de bain pour me sécher tout à fait, et me rhabiller, avant de le rejoindre dans la chambre.

Tu sais ce que c'est le problème, Slavenko ? C'est que ce ne sera jamais le bon moment. Il y a toujours quelque chose, avec eux. Toujours un drame, une mission, je ne sais quelle décision politique à prendre, quel effort à fournir, quelle punition à accepter. Tu me feras pas culpabiliser, pas cette fois, j'en ai assez de devoir m'excuser d'être là. Tu ne voulais pas que ton anniversaire soit utilisé comme une excuse ? Tu n'avais qu'à laisser ta femme l'organiser. Mais finalement tu m'ôtes ce droit comme tu m'ôtes tous les autres, tu prétends que c'est parce qu'on n'est plus mariés mais c'était déjà comme ça quand on l'était encore. Tu veux savoir où est ta sœur ? Alors pourquoi tu attends sans rien faire que ce soit les autres qui la cherchent à ta place ? Tu peux pas avoir les deux, décider que tu n'es bon qu'à obéir sans broncher et en même temps t'insurger qu'on ne te prenne pas en considération. Tu passes ton temps à subir sous prétexte que c'est toujours comme ça que ça fonctionne, seulement c'est moi qui subis depuis que je suis arrivée et j'en ai marre de te regarder en attendant que tu agisses, sans qu'il ne se passe jamais rien.

J'ai haussé le ton bien malgré moi, serré mes poings tremblants pour tenter de retenir mes larmes mais c'est toujours plus difficile dès lors que je me mets à parler. T'as toujours eu tellement peur de les décevoir que t'as été jusqu'à nier ce qu'ils ont pu me faire, ce que toi tu me fais. Je ne devrais pas passer après, ils ne font rien que tu ne les a pas autorisés à faire. Je porte une main à mon ventre. Ça m'est égal, que ton père ait épousé Aleksandra. Je suis enceinte, maintenant. Je porte ton enfant, maintenant. Et ça ne devrait pas avoir d'importance, que je te le dise au mauvais endroit, au mauvais moment.

Ce qu'elle m'assène me fait mal parce que je pensais qu'elle m'aimait, qu'elle aurait ... je ne sais pas, un peu de compassion pour moi mais elle préfère m'enfoncer la tête dans la boue en me disant que je l'ai mérité. Une gangue glacée m'enrobe, se durcit et me laisse froid. Dans une brusque mise à distance, pour ne plus souffrir, j'esquisse un sourire glacé. Elle sait pertinemment qu'avec le bébé, je ne peux pas, je ne peux plus partir alors je débite d'un ton totalement décalé vu la situation"Tu as raison, c'est toi d'abord. Félicitations mon amour, je suis tellement heureux. Tu devrais te reposer, ça doit t'épuiser." Sur ce, je me tais et ça m'est bien égal si elle pleure, après tout, je pourrais dire la même chose qu'elle n'a qu'à s'en prendre qu'à elle-même. Je vais m'asseoir sur le lit et je m'allonge à moitié, le dos contre l'oreiller et le mur, les jambes tendues reposant sur le matelas. Je ferme les yeux, le corps rigide, les muscles crispés et pas du tout prêt à dormir.

Je ne m'attendais pas à ce qu'il comprenne, ça fait longtemps que j'ai cessé d'attendre qu'il comprenne, mais cette espèce de mascarade qu'il joue soudain me glace le sang. Je secoue la tête, les yeux brillants de larmes qu'il n'essuiera pas, je le sais déjà. Il n'imagine pas à quel point il se trompe, ce n'est pas moi d'abord, ça ne l'a jamais été. Ça a toujours été lui. J'ai tout abandonné, tout ce que j'étais, tout ce que j'avais pour être avec lui, mais aussi pour lui permettre à lui de trouver sa place. Il n'a toujours été question que de ça, lui permettre d'avoir tout ce qu'il voulait, puisqu'il voulait tout. Sa famille, les Tigrovi, son pays, moi. J'ai tout supporté par amour aveugle pour lui, mais ce n'est plus moi d'abord, c'est ce bébé que je porte, et je ne lui infligerais pas ça. Je le regarde s'allonger, comme désincarné, en secouant la tête. Non. Non, c'est hors de question, je ne ferais pas ça. Je ne ferais pas semblant, et je préfère crever que de devenir déjà de ces couples qui ne restent ensemble que pour les enfants. Je récupère ma veste, mon sac, et puisqu'il a les yeux déjà clos, je tourne les talons en claquant la porte de la chambre derrière moi. Et dans la crainte qu'il ait l'idée tordue de me suivre, je me mets à courir.

La porte claque, j'ouvre les yeux en sursautant mais le temps que j'arrive à la porte Nina a filé. Je coure sur quelques mètres mais elle a de l'avance, courre plus vite que moi, c'est une certitude et je suis pieds nus. Je rentre en jurant et il ne me reste que le secours du téléphone. Autant dire que ça s'engage très mal d'autant que je suis aussi anxieux qu'en colère. Il peut lui arriver n'importe quoi ici, en pleine capitale RS ! J'enfile mes godasses et je récupère ma veste. Nina n'a pas pensé à prendre les clefs de la voiture de Dimitri et c'est tant mieux. Je grimpe dedans et je commence à sillonner les rues de Banja Luka au hasard, ce qui revient à chercher une aiguille dans une meule de foin. Je vais jusqu'à la gare au cas où elle déciderait de rentrer en train mais autant essayer l'aéroport - parce qu'elle parle de Russie mais personnellement je la vois plutôt filer à NY - ou chercher quelle bagnole elle va voler !