Nine months from now - Slavina

Je cours à perdre le souffle, jusqu'à me retrouver à quelques rues de l'hôtel, sans plus savoir quoi faire, ni où aller. Mon téléphone vibre presque aussitôt et je prends très sincèrement son message comme une menace. Outre le fait que je suis furieuse qu'il puisse penser que je ferais le moindre mal à ce bébé, je n'arrive pas à être heureuse qu'il s'inquiète de son sort. J'ai l'impression d'être soudain prise au piège de la machine machiavélique des Drazavic, tous obsédés par leur descendance. Il a cessé de se soucier de moi, et j'ai eu l'impression de passer ma journée avec un étranger. Bien-sûr, les larmes ont coulé le long de mes joues, mais je ne m'en soucie pas quand je cherche sur mon téléphone la gare la plus proche. Il faut que je parvienne, au moins, à regagner notre appartement à Sarajevo. J'ai l'impression que c'est le monde entier qui s'écroule autour de moi. Dehors, il pleut toujours à torrents et je suis trempée en quelques secondes, transie de froid au bout de deux minutes.

Elle ne répond plus à mon sms brutal et je grogne de contrariété. Bien sur je ne la trouve pas dans les rues et l'idée de la gare me vient même si je trouve ça idiot. Je me gare quand même pour aller vérifier sur les quais et c'est là que je l'aperçois dans un état pitoyable qui ne m'émeut pas. J'ai passé le cap sous la douleur trop vive qu'elle m'a infligé avec ses vérités crues. Je sais aujourd'hui comment elle me voit : un looser pour résumer. Je m'arrête à plusieurs mètres d'elle, les mains dans les poches parce que non, je n'ai pas envie de lui faire peur ou de me battre avec elle. "tu comptes rester là sous la flotte en attendant un train qui arrive pas avant deux bonnes heures quitte à choper une pneumonie ou tu vas te décider à ce que je te ramène ?" Je ne demande rien de plus parce que très précisément je n'ai aucun espoir et aucune vision de l'avenir à plus de dix secondes.

Je sursaute quand sa voix me parvient, je ne m'attendais sincèrement pas à ce qu'il me suive ou tente de me retrouver. Encore qu'avec son sms, j'aurais probablement du m'en douter. Ce n'est pas moi qu'il cherche, il ne s'inquiète pas pour moi, je le vois bien à son regard trop dur, trop froid. Non, il veut seulement s'assurer que je ne fous pas en l'air sa progéniture. Ce qu'il y a de bien, c'est que j'ai les joues tellement trempées de pluie qu'on n'y décèle plus vraiment mes larmes. Je me tourne vers lui en secouant la tête. Je vais opter pour la pneumonie. L'idée de rentrer avec lui me rend malade. En réalité, l'idée même de devoir supporter sa présence, sa façon de me regarder, me rend malade. Je m'écarte brusquement, appuie ma main contre le mur et me penche en avant pour rendre mes tripes dans une poubelle. Bon, c'est peut-être pas sa présence qui me rend physiquement malade, tout compte fait.

Bon Dieu qu'elle est bornée ! Je pousse un soupir exaspéré à sa réponse. Je n'ai pas le temps de répondre qu'elle vomit contre le mur. Je réprime l'élan qui me porterait à l'aider en crispant les poings dans mes poches. "très bien..." Je peux aussi être très têtu et cette fois je ne pense pas qu'elle puisse courir plus vite que moi aussi je décide de ne plus la lâcher d'une semelle. Quitte à laisser la bagnole ici et à prendre le train avec elle. Je m'en fous, c'est même pas ma caisse.

C'est bien ça, qui me tue, le fait qu'il en soit encore à réprimer les élans qui le porteraient vers moi. Il peut me reprocher mon manque d'empathie tant qu'il veut, c'est seulement la première fois depuis qu'on se connaît que je lui rends la monnaie de sa pièce de ce côté-là. Penchée en avant, j'attends que l'envie de vomir me passe pour me redresser et m'essuyer la bouche. Le manque de sommeil des derniers jours commence à sérieusement se faire sentir et je crois que je pourrais m'allonger sur un banc et dormir là, sous la pluie. Je resserre les pans de ma veste, bien trop légère vu le déluge, en croisant les bras sur ma poitrine. A côté de moi, Slavenko n'a pas bougé et je tourne la tête vers lui. Qu'est-ce que tu fais ?

Chat échaudé... vous connaissez le dicton, hors de question que je m'expose pour qu'elle m'en foute plein la gueule. Je ne suis pas un punching ball. J'attends simplement parce que si je la laisse seule ici, elle va avoir des ennuis c'est sur. Que ce soit des mecs bourrés, des flics, des racailles, elle s'expose. Je ne suis pas prêt à ce qu'il lui arrive quelque chose, ni à elle, ni au bébé. Même si soyons sérieux, il y a de grande chance qu'elle ne me donne jamais l'occasion de connaitre cet enfant. C'est pas du pessimisme, c'est un certain réalisme, Ornella a fait la même chose en son temps.

"toi, tu fais quoi ? Je fais comme toi. J'attends le train." Je ne la colle pas, ne m'approche pas, je suis juste suffisamment proche pour qu'elle ne me file pas entre les doigts. Sa veste est trop fine et elle est trempée. La mienne, militaire est complètement imperméable. Je lui demande d'un ton très factuel "tu veux ma veste ?"

Je soupire parce que ça n'a aucun sens. Je reste là, à attendre le train, pour ne pas avoir à rentrer avec lui. S'il a l'intention de l'attendre avec moi, c'est juste complètement inutile. Je secoue la tête quand il me propose sa veste, j'aime encore mieux crever de froid que d'accepter sa pitié. Parce que c'est bien de ça dont il s'agit, je ne suis pas dupe un seul instant, il n'y a pas dans son regard une seule ombre de compassion. Pourquoi en aurait-il, après tout ? Ça va être de ma faute, n'est-ce pas, puisque c'est moi qui ai haussé le ton la première. Si ce que j'endure avant de me mettre en colère comptait dans la balance, ça se saurait depuis longtemps. Mais non, ça ne compte jamais. Je tourne les talons pour sortir du quai de la gare, autant rentrer à l'hôtel, à ce rythme, il n'est toujours pas question de conduire si tard.

Bien sur elle refuse, je m'en doutais mais j'ai quand même proposéparce qu'à ce rythme, elle va vraiment choper une pneumonie ! Enfin elle revient à la raison et dans son dos je lève brièvement les yeux au ciel et je lui emboîte le pas. Je vous jure que depuis que je sais qu'elle à moitié croate, je sais d'où lui vient ce coté borné ! Y a pas pire qu'un croate. On sort de la gare et je montre la bagnole de Dimitri. "La voiture est là" Je suis pas con, j'attends qu'elle soit montée dedans pour à mon tour grimper. Elle est capable d'essayer de se tirer encore et j'en ai marre de jouer à cache cache. Seulement moi, je ne compte pas rentrer à l'hôtel mais réellement à rentrer à l'appartement. Je vous assure que je n'ai plus du tout envie de dormir tant je suis à cran.

Donc, je prends la route qui va à Sarajevo. Cette fois je ne fume pas, parait que c'est pas bon pour les femmes enceintes d’être confinées das un habitacle enfumé ! Quelle merde ! L'envie de nicotine me taraude et mon index bat nerveusement sur le volant tandis que je conduis suffisamment prudemment pour qu'on se foute pas en l'air sur un aquaplaning à la con.

​Je suis surprise, lorsqu'il reprend la route, de le voir passer l'hôtel sans s'arrêter. On en a pour trois heures de bagnole, Dieu merci ça roule bien à cette heure, et je suis déjà terriblement angoissée par ce silence entre nous, insoutenable. Comme je ne suis pas prête de remarcher dehors pour l'instant, je retire mes chaussures trempées pour ramener mes jambes en tailleur sur le siège, et me ramasser sur moi-même. J'ai les joues rouges, les lèvres bleues, les membres secoués de spasmes de froid et je tends une main tremblante pour allumer le chauffage et tenter, peut-être, de survivre à la nuit.

Enfoncée dans mon mutisme, mes pensées vagabondent vers des images dangereuses. Je repense à Bali, à la maison dans laquelle on aurait du emménager d'ici deux ou trois semaines à peine, à la bague de fiançailles qui orne ma main gauche, et je songe avec douleur que finalement rien n'a changé. On se fait toujours autant de mal, on se comprend toujours trop peu, seulement il me semble plus froid, plus indifférent encore qu'il ne l'était à New-York. La nouvelle maîtrise qu'il a de lui-même lui permet de me tenir à l'écart plus efficacement sans doute et je me demande soudain ce qu'il m'a pris. Les larmes montent une nouvelle fois et si mes pleurs sont d'abord silencieuses, elles se muent peu à peu en lourds sanglots qui me soulèvent la poitrine.

Je suis soulagé du silence qui règne dans l'habitacle, je n'aurais pas voulu entamer une discussion, je n'en suis pas capable et je ne peux que m'enfoncer dans le silence. Moi aussi je pense à diverses choses mais surtout j'ai ce sentiment de m'être une nouvelle fois fait mener en bateau, comme cette fois où j'ai découvert qu'elle voulait divorcer alors qu'elle m'a laissé fêter nos deux ans de mariage dans une soirée stupidement romantique. J'ai très exactement ce même sentiment d'être pris pour un gros idiot mal dégrossi, ce qui est sans doute vrai mais ça ne fait pas plaisir de le découvrir. Je ne comprends pas pourquoi elle a voulu cet enfant avec moi si elle me voit comme elle m'a décrit. Pourtant, je ne pose aucune question, je préfère taire tout ça, contrôler la blessure, la douleur.

Je mets de coté les premiers pleurs de Nina, seule ma mâchoire se crispe, trahissant que je l'entends jusqu'à ce que ses sanglots deviennent insupportables. Je ne comprends même pas pourquoi elle pleure puisqu'elle ne m'aime pas. Je m'arrête quand je peux, sur une de ces petites aires destinées aux voitures en détresse. Nous, c'est tous les occupants qui le sont ! Nina est tremblante et moi avec ma veste et le chauffage, je bous. J'ôte mon manteau pour en envelopper Nina. Peut-être que mes mains s'attardent un peu trop sur ses épaules dans un geste semi-caressant tandis que je lutte pour ne pas craquer et la prendre dans mes bras. Mais du coup je me retrouve démuni cette fois. Je ne vois pas ce que je pourrais dire pour la réconforter, rien ne me vient. Un long silence s'installe. Et puis brusquement je dis la seule chose qui m'obnubile depuis qu'elle s'est enfuie de l'hôtel. "Je veux ce bébé avec toi." Je veux ce bébé et j'ai une trouille bleue qu'elle fasse comme Nell, qu'elle me le prenne, me dénie tout droit avant même que j'ai l'occasion de découvrir ce que c'est qu'être père.

Je n'attends pas de réconfort de sa part, je n'espère pas qu'il tende la main vers moi, et encore moins qu'il s'excuse. Je ne me souviens même plus de la dernière fois qu'il a eu la patience de me bercer contre lui en me promettant que ça irait, et j'ai soudain cette sensation douloureuse que ça n'arrivera plus jamais. Je ne sais pas à quel moment on s'est perdus. Sans doute quand je suis partie en mission pour les Tigrovi, pour lui plaire, pour lui prouver ma loyauté, lui montrer à quel point je voulais que ça fonctionne. En vain, une fois de plus. Je me sens plus seule, plus abandonnée et démunie que jamais, et je ne pleure que parce que j'ai un besoin viscéral, physique d'extérioriser ces émotions que je contiens douloureusement depuis trois jours, et qui sont en train de me ronger de l'intérieur. Sa réaction est finalement pire que tout ce que j'ai osé imaginer.

Je ne bouge pas quand il s'arrête, pas plus lorsqu'il pose sa veste sur mes épaules encore tremblantes. Emmurée dans ma douleur, sa phrase ne me touche même pas, parce que je ne le pense pas sincère. Peut-être qu'il veut ce bébé, finalement, mais je ne crois pas qu'il me veuille avec. Et ça m'échappe parce que s'il voulait juste une descendance, son père et son oncle avaient des tas d'autres femmes à lui proposer. Je me recroqueville un peu plus sur moi-même, le front sur mes jambes à présent. Je croyais que tu le voulais aussi... Je n'aurais pas dit oui, si je ne l'avais pas cru sincère. Mais je n'ai pas suffisamment réfléchi, j'ai pris une décision hâtive, comme à chaque fois. J'ai mal, et j'ai peur, et je ne supportais plus de porter ce secret toute seule et j'avais juste... J'avais besoin de toi... Mais c'est eux d'abord, toujours.

Je ne comprends pas sa phrase pourtant mon anglais est bon mais la temporalité m'échappe complètement alors je répète "Je veux ce bébé avec toi" Ce n'est ni au passé, ni au futur mais bien dans l'instant présent. Ce n'est pas je voulais, c'est je veux. Elle me paume avec sa phrase.

Je déglutis quand elle dit qu'elle a peur et mal, ça je le comprend et ça menace même de faire craquer ma carapace jusqu'à ce qu'elle sorte que c'est toujours eux d'abord. Je sais de qui elle parle bien sur et pourtant combien elle a tout faux ! Ça brise net l'élan que j'avais pour elle et mon regard qui s'était adouci se ferme à nouveau. Je recule dans mon sienne en me cristallisant autour de sa phrase mais je refuse une fois de plus d'être le seul fautif. "moi aussi j'avais besoin de toi" Je pensais qu'elle aurait pu le comprendre. Dans mon romantisme déplacé, j'avais aussi imaginé la scène avec les chaussons dans un paquet, ou à l'occasion d'une visite de la maison, sans savoir qu'elle s'était déjà fait des bad trip à NY il y a deux ans. Je ne sais toujours pas à quel moment elle a pensé que ça me sortirait du gouffre de m'annoncer sa grossesse en pleine tempête familiale. Mais bien sur comme celle-ci est du à ma débilité profonde de gros looser, c'est bien de ma faute. J'imagine que mon enfant me verra comme ça aussi. Un raté.

Point positif la colère m'a désertée, mais je ne me laisse pas pour autant toucher par ses reproches."Porter ce secret toute seule ? Tu dis ça comme si c'était un fardeau. Si c'était si lourd que ça pourquoi tu ne me l'as pas dit hier, ou ce matin ?" Je ne sais même pas pourquoi je discute en fait, il n'y a aucune explication rationnelle à m'annoncer sa grossesse au milieu de ce fiasco si ce n'est la rivalité qu'elle érige sans cesse entre ma famille et elle ? Je suis fatigué de tout ça. J'ai un geste d'abandon en haussant les épaules et je me tourne vers le volant pour remettre le contact. Cette fois, elle m'a réellement blessé profondément et il va me falloir sérieusement digérer ses paroles.

Les mâchoires crispées, je me mords la langue pour ne pas lui dire encore ces phrases qui pourtant me démangent. Tout ce que je fais, depuis des mois maintenant, je le fais pour lui. Je n'ai de cesse d'être là pour lui, de me battre pour lui, d'endurer pour lui, d'essayer de me faire ma place. Il ne réalise pas l'ampleur des sacrifices auxquels j'ai consenti pour avoir le droit de rester dans sa vie. Alors oui, bien-sûr que ça tombe mal, mais je ne peux pas toujours m'écraser, je n'ai pas les épaules assez solides pour ça. Tu étais déjà parti, hier, quand j'ai eu les résultats. Et ce matin... j'en sais rien, j'ai manqué de courage. Est-ce que c'est si difficile à comprendre ? Je trouve ça terriblement injuste que le poids de cette annonce repose sur mes seules épaules, il l'aurait su, il l'aurait deviné peut-être s'il n'avait pas été si absent ces derniers jours, s'il avait pris le temps de s'intéresser à moi.

J'ai cru l'espace d'un instant qu'il trouvait dans son cœur un reste de compassion envers moi mais je réalise que je me suis trompée quand il redémarre la voiture. Un goût de bile envahit ma bouche et j'ai l'impression de sentir mon cœur remonter dans ma gorge. De nouveau, mes mains se mettent à trembler et je sais déjà que si je n'étais pas enceinte, je trouverais refuge dans la drogue. Mais je n'ai droit à aucun secours pour faire taire la douleur, pas même celui de ses bras et j'en ai assez d'être seule pour affronter tout ce que sa vie me colle dans la gueule. Je sais pas ce que j'ai fait pour mériter que tu me traites comme ça. La dernière fois que je t'ai annoncé ma grossesse tu as quitté le pays Slavenko est-ce que l'idée t'a effleuré, juste une seconde, que je ne savais pas comment te le dire...? Ça m'a échappé au mauvais moment, parce que j'avais besoin de te le dire, parce que Mirko venait encore de remettre en cause notre mariage, parce que... je sais pas, peut-être que j'avais juste besoin d'avoir l'impression de partager quelque chose avec toi.

Je démarre dès que je peux pour pouvoir garder les mains sur le volant et les yeux sur la route. Je ne sais pas pourquoi elle cherche encore à discuter puisque d'évidence nous ne sommes pas sur la même longueur d'onde. Je peux comprendre qu'elle ait voulu retarder la nouvelle, il y a même cette histoire de trois mois, alors pourquoi pas... Mais choisir ce moment, bon soit... On va dire que c'est encore de ma faute ou de celle de ma famille, il semblerait que ce soit la même chose. "Ouai mais la dernière fois, tu savais que je voulais pas d'enfant, et cette fois, on en a parlé, c'était planifié, je pensais t'avoir prouvé le contraire." Est-ce qu'on ne va pas se marier ?(allait serait sans doute plus juste vu qu'elle va se tirer sans aucun doute à NY avec mon bébé) Est-ce qu'on n'a pas acheté une maison dont je supervise les travaux pour que ce soit comme elle veut, pour que tout soit prêt pour le bébé ? On est dans deux situations bien différentes.

En plus j'ai vraiment été con parce qu'en descendant de la chambre, j'ai cru qu'elle se tenait à mes cotés pour me soutenir, vous voyez ? Même quand elle m'a accompagné faire un tour, quand elle m'a conseillé de retourner à la fête, j'ai cru... JE-BO-TE. "Pareil, je croyais qu'on partageait quelque chose. Que... j'en sais rien...qu'on faisait face ensemble. Tu vois, tu as raison, je suis naïf. Mais ça va tu as été assez claire tout à l'heure, t'en fais pas, je t'emmerderais plus avec mes problèmes de famille." De ça au moins je suis sur. Je me démerderais tout seul parce que les deux sont inconciliables. C'est impossible. Je n'y arriverais pas, mon rêve a volé en éclats et bientôt mon père aura de toute façon un nouveau fils à aimer.

Mais tu m'as prouvé le contraire ! Sinon je n'aurais jamais accepté ! Mais ça ne rend pas les choses faciles pour autant, ça ne m'empêche pas d'avoir peur. J'ai peur parce qu'il n'est pas là pour moi, parce qu'il ne me console pas, ne m'aide pas à faire face, que je ne peux pas compter sur lui. Il suffit de voir la façon dont on s'est comportés l'un avec l'autre après nos accidents respectifs. Sa réaction aujourd'hui me conforte seulement dans ce sentiment que j'avais déjà, il veut bien de moi tant que tout va bien, mais je n'ai toujours pas le droit à l'erreur, je n'ai toujours pas le droit d'aller mal, ses bras ne me seront plus jamais d'aucun secours. Je mords l'intérieur de ma joue jusqu'à ce que le goût du sang envahisse ma bouche, blessée jusque dans ma chair qu'il fasse semblant de ne pas comprendre le traumatisme qu'il a créé en me laissant gérer seule cet avortement il y a deux ans. J'ai eu la naïveté de croire qu'il m'aimait sincèrement, qu'il regrettait réellement. Je réalise à présent que ça n'a jamais été le cas et je ne comprends pas ce que nous faisons encore ici.

Je ne le reconnais pas. Ça tourne en boucle dans mon esprit alors qu'il continue de se mettre en colère, niant finalement ma douleur comme c'est toujours le cas. Seulement cette fois je n'ai pas la force de m'occuper de la sienne en espérant avoir droit à un peu de tendresse en retour, quand il sera calmé. Je ne sais plus quoi faire pour te montrer que je veux faire face avec toi, Slavenko. J'ai quitté tout ce que j'avais pour ça, pour te permettre d'avoir tout ce que tu voulais, pour que tu n'aies pas à renoncer aux Tigrovi ou à moi... Et je sais bien que ma relation avec eux est bancale mais je suis revenue à chaque fois parce que... Parce que c'était visiblement ce que tu attendais de moi, que je passe à autre chose...? Je suis toujours là et je pensais que ma seule présence aujourd'hui montrait encore ma volonté d'être avec toi. Ce n'était pas un manque de compassion de ma part c'est juste... Ça ne m'a pas surprise et je n'ai pas compris que c'était grave pour toi parce que rien ne semble jamais l'être. Ses problèmes de famille comme il les appelle m'ont coûté, entre autres, une balle dans l'épaule. Il a pardonné en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et me demande de faire comme s'il ne s'était rien passé.

Moi aussi, je croyais qu'on faisait face ensemble. Je plante mes ongles dans ma paume aussi fort que je peux, essayant de me distraire de la douleur qui m'étouffe par une sensation plus tangible. Tu me mets plus bas que terre parce que j'ai eu le malheur de t'annoncer cette grossesse au mauvais moment ? Ça fait une semaine que je suis malade, et trois jours que je suis dévorée d'angoisse parce que je le sais et que je n'ai jamais eu si peur de ma vie. Est-ce qu'il se rend compte de ce qu'il a fait ? Je crois que je suis en train de mourir. J'ai les mains moites une fois de plus, le cœur au bord des lèvres et de sévères sensations de palpitations. Je suis désolée, Slavenko. Je ne sais pas quoi te dire d'autre. Je ne suis visiblement pas... à la hauteur de ce que tu attendais. Je croyais... Je croyais avoir les épaules pour te soutenir, je croyais que tu voyais au moins tous mes efforts pour le faire mais je me suis trompée. Il ne se rend pas compte que mon monde s'écroule perpétuellement autour de moi et qu'il n'est jamais là pour m'empêcher de tomber. Je finis par souffler dans un sanglot : Je te donne tout ce que j'ai... Et je... Je suis désolée que tu ne le vois pas ou que ça ne suffise pas et de te décevoir constamment mais c'est tout ce que j'ai... Il est en train de me tuer, et c'est la seconde fois déjà.

Je ne suis même plus en colère, ou alors c'est de cette colère froide qui me permet de gérer les explosions et la douleur. S'exposer, s'ouvrir, c'est souffrir, je devrais le savoir depuis le temps. Elle me pousse à le faire, elle a souvent dit qu'elle voulait être mon refuge, mais ça ne marche pas. Elle n'est pas assez forte pour ça, encaisser mes problèmes. Je ne sais plus à quel moment j'ai cru que c'était possible "Parce que tu crois que je n'ai pas peur ? C'est toi qui le porte, si tu décides de partir au bout du monde, je n'aurais rien à dire." Au fond elle a raison, j'ai tellement l'habitude d'obéir et de ne pas avoir le choix que lorsque je pourrais l'avoir, le revendiquer, je ne le fais pas. Et cette fois encore, je n'ai pas l'impression d'avoir le choix, elle a toutes les cartes en main.

Je lui jette un bref regard surpris quand elle dit tout de go qu'elle n'a pas compris que c'était grave pour moi. Est-ce qu'elle me prend pour un monstre d'insensibilité ? Comment peut-elle croire que ça ne me toucherait pas que mon père refasse un gosse, se marie quasiment le jour de l'anniversaire de la mort de ma mère. Finalement ça en dit long sur la façon dont Nina me voit et ça aussi ça me peine et me blesse. Je suis à fleur de peau, seulement je n'ai pas comme Nina le secours des larmes. "Tu t'attendais vraiment à ce que je saute de joie ? J'aurais voulu mais pas là, pas comme ça." Elle m'a dénié cette joie en l'annonçant à ce mauvais moment. Je rumine un bon moment cette idée pour arriver à la conclusion "Tu sais ce que je crois ? Tu voulais - consciemment ou pas - tu voulais que ça se passe comme ça, que je ne réagisse pas bien, parce que ça justifie tes peurs. Mais je veux ce bébé, tu as beau te faire des trips dans la tête, la réalité c'est ça. En plus je ne te traite pas plus bas que terre, c'est toi qui m'en a foutu plein la gueule dans la chambre d'hôtel, j'avais même pas compris que tu m'en voulais avant que tu m'aboies dessus!" Ok je ne suis pas perspicace mais j'ai marché au radar toute la journée, et je suis resté à ses cotés même si j'étais un zombie.

"Je ne comprends pas ce que tu dis, qui te parle de décevoir ? Je t'ai rien demandé de plus que ce que t'as fait chez mon oncle, juste être là à mes cotés ! ça me suffisait ! tu te mets la pression toute seule ! Tu...tu veux que je devine des trucs ou je sais pas quoi, mais je suis pas comme ça !" Bon ça y est je m'emballe à nouveau, mais l'incompréhension me frustre. Moi non plus je n'arrive pas à être comme elle voudrait que je sois, mais elle se trompe, personnellement ce n'est pas ce que je lui reproche, je ne cherche pas à la rendre différente. Si elle n'avait pas voulu venir à la "fête" j'aurais compris, j'y serais allé seul parce que oui, je peux comprendre qu'elle n'ait pas envie de fréquenter mon père, mon oncle, mon frère mais qu'elle accepte de venir pour après me le reprocher, je trouve ça injuste. Je fronce les sourcils dans une attitude de demeuré borné, les yeux rivés sur la route "qu'est-ce que je suis censé faire ?"

J'écarquille les yeux sans comprendre, il parle de voir l'autre comme un monstre mais le regard qu'il porte sur moi n'est pas plus bienveillant. Mais pourquoi est-ce que je ferais une chose pareille ?! C'est avec toi que je le veux ce bébé ! Si je voulais juste un enfant pour avoir un enfant, je ne serais pas revenue ici, je serais restée à New-York et j'aurais trouvé un type pour m'en faire un là-bas ! Je n'ai jamais eu envie de devenir mère célibataire, je n'avais pas ce désir d'avoir un enfant à tout prix. Sinon je crois sincèrement qu'avec notre passif à tous les deux, Rauera aurait pu me mettre enceinte, et assumer clairement les conséquences. Mais non, il n'y a toujours eu que Slavenko, mais quoi que je fasse pour le lui prouver, ça ne semble pas prêt d'entrer dans son crâne.

Ses accusations me blessent, plus que je ne saurais dire, et je secoue la tête en essayant non pas de ravaler mes larmes -je crois qu'à ce stade c'est impossible- mais au moins les sanglots qui me secouent. C'est à mon tour de me braquer. Tu as sûrement raison, ouais. Dès que j'ai vu ce test positif je me suis dit que ce serait merveilleux que ça se passe comme ça, c'était tout ce dont j'avais toujours rêvé, tu vois, que je t'annonce être enceinte et que tu ne dises rien. J'attends ce bébé depuis tellement longtemps que je crevais d'envie que ça se passe mal. C'est vrai, c'est exactement comme ça que je voulais me sentir ! Je me disais tiens, le jour où Slavenko saura que je suis enceinte, j'aurais envie de mourir. C'est comme ça que je me sens là, tout de suite, j'ai envie de mourir. Je ne veux plus l'entendre, je ne veux plus le voir, je voudrais m'endormir et ne plus me réveiller, jamais. Il hausse le ton, s'emporte sans finalement m'écouter parce qu'il passe à côté de tout ce que j'essaie de lui dire et je porte une main à mon front brûlant, le cœur battant trop vite, trop fort. Rien, rien, y a plus rien à faire, y a juste... Mes mains et mes jambes tremblent, douloureusement, dangereusement et je me penche vers l'avant, prise de vertige. Arrête toi.

"Mais qu'est-ce que j'en sais moi ? Tu n'as p'tre plus envie de faire un môme avec un looser !" C'est quand même bien ce qu'elle a dit tout à l'heure, que j'étais une sorte de raté à la botte de ma famille et que je pouvais bien fermer ma gueule puisque tout était ma faute.

Je grogne, frustré "tu n'écoutes pas ce que je dis" ou alors la moitié, seulement la partie qu'elle veut. Je n'ai pas dit que sa réaction était consciente, je pense juste qu'une partie d'elle s'attendait tellement à ce que je me défile qu'elle a tout fait pour que ça se passe comme ça. Vous savez, comme ces mecs qui en pleine guerre pensent tellement qu'ils vont mourir qu'ils agissent en tête brulée. Parce que sinon je pense que j'aurais eu droit aux chaussons dans un paquet, ou au moins à une annonce en privé à la maison et pas en territoire qu'elle considère elle-même comme hostile.

Ça veut dire quoi qu'il n'y a plus rien à faire? Ça me glace brusquement. Il y a Nina, moi et le bébé et cette équation ne se résout pas. Dès que je peux sans nous foutre dans un fossé je m'arrête sur le bas-coté, warning allumés. Je défais ma ceinture pour me pencher vers elle, inquiet de cette façon brutale qui me retourne les tripes. Je pose une main légère sur le haut de son dos "Nina, ça va ?"

Je n'ai jamais dit que tu étais un loser ! Et je ne l'ai même jamais pensé. La seule chose que j'ai dit, mais lui non plus n'écoute pas visiblement, c'est qu'il ne peut pas se plaindre s'il n'agit pas. Il n'a pas le droit de me demander de cautionner sa famille, d'accepter qu'ils m'insultent et m'humilient, qu'ils me menacent et me blessent, et ensuite venir réclamer du réconfort parce qu'il est choqué de leur comportement. Moi c'est ça qui me blesse ! Que voir son père mettre une gamine enceinte le choque plus que de me voir envoyée dans un autre pays et revenir avec une balle en pleine poitrine. Il passe son temps à me répéter que c'est une hiérarchie militaire que je ne peux pas comprendre et il a raison, je ne comprends pas.

Je me sens abandonnée de la même façon que lorsqu'il est parti après l'avortement, et je crois que je lui en veux presque aussi fort que j'ai pu lui en vouloir ce jour-là. Je n'ai rien mangé depuis hier midi, je n'ai pas dormi de la nuit, je suis encore trempée et non, ça ne va pas, pourtant même les maux physiques me semblent dérisoires en comparaison de la douleur psychologique qu'il m'inflige. J'ouvre la portière et sort mes jambes pour me pencher en avant, l'estomac complètement retourné mais je n'ai plus rien à vomir que de la bile. Tremblante, je ramène mes jambes à l'intérieur, laissant encore la portière ouverte parce que je meurs soudain de chaud. J'ai besoin... juste une minute... Mais mes paroles se délitent et je perds connaissance.

Ok, elle ne l'a pas dit tel quel mais c'était le sens global de sa tirade. Qu'en gros j'étais pas foutu de faire les choses correctement. Le pire c'est que c'est sans doute vrai, c'est pour ça que ça me blesse aussi fort. On dit qu'il n'y a que la vérité qui blesse, quelque chose comme ça. Je ravale un soupir.

J'imagine que toutes les femmes enceintes ont des nausées et sont malades et j'attends que ça passe quand Nina tombe dans les pommes. L'inquiétude monte d'un cran, je ne suis pas sur que ça, ça soit normal ! "Nina, Nina réveille toi ! Srce..." Rien n'y fait, elle est toute pâle et inconsciente et je panique parce que si ça se trouve elle est en train de faire une fausse couche, c'est pas ça qu'elle a dit ? Qu'avant trois mois rien n'était sur ? Je claque la portière tant bien que mal avant de redémarrer. Tout en conduisant je cherche l'adresse de l’hôpital le plus proche, celui de Zenica. Je fonce, écrasant l'accélérateur sans considération pour la voiture de Dimitri. J'ai ramené la tête de Nina sur mes genoux et elle est étrangement brulante, elle qui a toujours froid normalement. "Nina...Nina, molim te"

On arrive aux urgences et je me gare à l'arrache en sortant comme un fou pour héler un homme en blanc. "C'est ma femme, elle est enceinte, elle fait un malaise" et tout se déclenche, le ballet des infirmiers, la brancard, moi qui veut m'accrocher à ce dernier alors qu'on me pousse en me disant de les laisser travailler. Et je suis comme une âme en peine, déboussolé, perdu sans Nina.

Quand je cligne des yeux, je ne comprends pas tout de suite où je me trouve avant de comprendre que j'ai la tête posée sur les cuisses de Slavenko, et qu'il a remis le moteur en route. J'ai la bouche désagréablement pâteuse et je tente, en vain, de me redresser. Je crois que sur le chemin jusqu'à l'hôpital, je passe encore de l'inconscience à l'éveil plusieurs fois, sans plus réellement perdre connaissance. J'ai d'ailleurs les yeux ouverts lorsqu'on arrive aux urgences et qu'un infirmier me soulève pour me poser sur un brancard. Je tente de protester, faiblement mais tout de même, en expliquant que ce n'est pas la peine d'aller à l'hôpital, tout en oubliant que j'y suis déjà et qu'on ne me laissera de toute façon pas repartir sans avoir vu un médecin... En tout cas, Slavenko ne me laissera pas repartir.

On emmène mon brancard jusqu'à une chambre vide en me demandant de patienter. Dans l'heure qui suit, j'ai droit à une prise de sang, ainsi qu'à une analyse d'urine, mais aucun médecin ne vient encore me voir, et je trouve le temps terriblement long, d'autant qu'on me demande de ne pas manger alors que je suis certaine d'avoir besoin d'avaler quelque chose. Slavenko doit patienter seul jusqu'à ce que j'ai droit à un examen gynécologique, c'est quand on m'annonce qu'on va faire une échographie que je m'agace et refuse. Non, je ne ferais plus d'examen sans mon mari. Il est donc finalement autorisé à me rejoindre dans la chambre, presque trois heures après notre arrivée aux urgences.

Je suis livide dans ma blouse d'hôpital quand il entre et je tends vers lui une main encore tremblante en priant pour qu'il daigne la prendre. On n'a pas vraiment le temps de discuter parce que le médecin entre dans la pièce juste après lui et se présente avant de nous débriefer. Bon, les résultats des analyses sont bons, les taux n'ont pas chuté, vous n'avez pas perdu de sang, et avec les examens qu'on a fait, on sait déjà que vous n'avez pas fait de fausse-couche. Il se tourne ensuite vers le slave. Les malaises sont fréquents en début de grossesse, parfois même après. Votre femme n'est pas bien épaisse, et elle a été blessée récemment, il y a des chances que ça se reproduise. Je sais que ce n'est pas facile avec les nausées, mais il faut qu'elle mange. On va faire une échographie pour vérifier que tout va bien, et vous pourrez rentrer chez vous. Il se positionne de l'autre côté du lit pour soulever ma blouse et passer la sonde échographique remplie de gel sur mon ventre. A l'écran, on ne voit qu'une tache grise sans réellement de forme. En revanche, on entend clairement un cœur battre.

Je suis comme un lion en cage et la seule raison pour laquelle je ne pète pas un plomb c'est que le service de sécurité me foutrait dehors ou appellerait les flics. Je suis livide et rongé d'angoisse quand enfin on m'autorise à voir Nina. Au moins est-elle consciente même si toute pâle et je me jette sur la main qu'elle me tend comme si ma vie en dépendait. Je reste muet aux explications du docteur, je comprends juste que le bébé n'est pas perdu et j'en ressens un drôle de soulagement. Pour un être qui n'est même pas encore bien réel, il suscite en moi des sentiments déjà puissants qui m'effarent.

Je ne vois rien sur l'écran gris si ce n'est un point noir mais je ne comprends pas tout de suite que c'est le bébé ! Seulement le son du battement de son cœur me prend aux tripes et je sers fort la main de Nina en me retenant de pleurer. Le docteur est là et c'est plus fort que moi de ne pas me montrer vulnérable devant un inconnu. Mon regard s'embue quand même méchamment et ma gorge se serre rendant tout son impossible alors que je voudrais demander où est le bébé. Heureusement le médecin a tendance à parler tout seul en montrant la tâche sur l'écran, je la fixe, fasciné "Vous voyez, il est ici. Je sais qu'on ne voit pas grand chose mais c'est normal, vous n'êtes qu'à trois semaines de grossesse. On y verra plus clair à l'échographie des trois mois. En tout cas soyez rassurez, tout va bien et l'embryon est bien accroché. Je vais vous prescrire des vitamines, ainsi qu'un anti-nauséeux et surtout du repos . " Je hoche la tête comme si c'était à moi qu'on prescrivait des vitamines. Le docteur arrête l'écho et je me sens déjà orphelin du bruit du cœur du bébé. "Je vous laisse vous rhabiller et je vous apporte l'ordonnance. Ensuite vous pourrez rentrer chez vous. Passez par le secrétariat pour les papiers. " Je souffle un vague merci rauque et étouffé avant qu'on se retrouve seuls Nina et moi. Je ne sais pas trop ce qui me prend mais dans un élan incontrolé je me penche sur la main de Nina pour la presser contre ma bouche, ma joue. Elle me parait si fragile Nina que je n'oserais pas la prendre dans mes bras. "Merci mon ange, merci...ja volim te, volim vas oboje " Ce bébé c'est la plus belle chose qu'elle pouvait me donner, peu importe l'annonce et les disputes, j'ai l'impression brusque de plonger dans quelque chose de merveilleux et de terrifiant, d'avoir sauté d'un avion sans savoir si mon parachute va s'ouvrir et c'est étrangement grisant. Je ferme les yeux le visage pressé contre sa main, le souffle court et le cœur battant si sourdement que c'est douloureux.

Comme lui, je fixe bêtement l'écran, le regard dilaté pour tenter de déceler les contours d'une silhouette qui, de toute évidence, n'existe pas encore. J'aimerais dire que je comprends quelque chose mais je ne vois strictement rien à l'écran et j'ai du mal à concevoir que la forme qu'il nous montre est bel et bien un bébé en devenir. Mais je ne perçois que trop bien les battements de son cœur, si rapides que c'en est effrayant, à tel point que je finis par demander si c'est bien normal que son rythme cardiaque soit si rapide. J'ai droit à un sourire indulgent du médecin qui m'assure que c'est normal, et je tente de me détendre, pas bien sûre pourtant d'en être capable. J'ai du mal à quitter l'écran des yeux, même une fois celui-ci éteint, et je suis si déboussolée que je n'ai même pas conscience des larmes qui roulent sur mes joues.

J'ai un sursaut de brusque retour au présent quand Slavenko se voûte sur moi, porte ma main à ses lèvres, presse son visage contre mes doigts. Ma main tremble contre sa paume, toute la souffrance emmagasinée durant la journée menaçant de m'éclater au visage. J'ai beau le voir vulnérable à présent, il a été si puissamment indifférent à ma peine toute à l'heure que je n'ose pas venir chercher mon réconfort entre ses bras. En silence, je tends pourtant ma main libre pour la passer dans ses cheveux, son front contre mon épaule. Je finis par murmurer d'une voix encore vibrante de larmes : Je veux rentrer à la maison... Molim te... Comme il se redresse, je récupère du papier pour essuyer le gel sur mon ventre, avant d'ôter ma blouse et de me rhabiller. Je suis épuisée, j'ai l'impression que je ne saurais pas marcher jusqu'à la voiture et il nous faut encore passer au secrétariat. J'ai les yeux clairement éclatés d'avoir trop pleuré, et je suis encore livide, la bouche désagréablement sèche. Il faut que je boive quelque chose...

La caresse de sa main dans mes cheveux me coupe le souffle d'amour, de douleur douce amère. Devant Nina je suis à présent comme une poule devant un œuf carré si vous saisissez l'image. J'ai du mal à réaliser qu'elle porte notre bébé - oui je sais, j'ai dit que je voulais ce bébé et c'est vrai et je sais aussi qu'elle est enceinte mais c'est très différent de le savoir de façon "théorique" et de se prendre cette réalité via l'échographie - et c'est comme si j'étais face à un miracle incompréhensible et merveilleux, ça relève du mystique. Je la laisse se rhabiller encore dans cet état de terreur béate absolument divine y a pas d'autre mot dans lequel Nina m'apparait comme un être auréolé et unique. La fatigue et l'excès d'émotions ne sont pas pour rien dans mon état bizarre, comme dans le sien, je le sais bien. "oui bien sur...Je vais chercher de l'eau." Je trouve un distributeur et galère à récupérer une simple bouteille de flotte tant mes mains tremblent. Après une hésitation, je prends aussi une canette de boisson sucrée. Je lui ramène ça avant de l'accompagner pour qu'elle s'assied sur les sièges d'attente près du comptoir du secrétariat"Je vais m'occuper des papiers, donne-moi ta carte d'identité..." Je dois expliquer que non ce n'est pas encore ma femme mais qu'on est fiancé et je remplis consciencieusement tous les documents. Je lui amène pour qu'elle les signe, je les rapporte à la secrétaire et muni de tous les documents et ordonnances, on peut enfin y aller. Je m'empresse auprès d'elle, lui offrant mon soutien physique si elle en a besoin.

Je reprends le volant le cœur battant toujours trop fort "on sera à la maison dans une petite heure, repose-toi mon cœur...s'il te plait" Je n'ai pas envie qu'une énième discussion ou dispute la fasse encore se sentir mal, je n'ai plus du tout la force de lutter contre je ne sais quoi. Je fais au mieux pour rouler efficacement, vite et prudemment, heureusement que la pluie a enfin cessé. Jamais trajet ne m'a paru plus long que ce retour de Banja Luka. Les kilomètres avalés, je me gare au plus près de l'immeuble. Je contourne la voiture pour ouvrir sa portière et après une hésitation, comme si je craignais qu'elle me repousse, je la prends dans mes bras pour la porter comme l'oiseau fragile qu'elle est. Je l'amène dans la chambre, claquant la porte d'entrée d'un coup de talon et je la dépose sur le lit avant de l'aider à s'installer, coussins et couettes à l'appui. Je n'ai pas cessé d'être inquiet mais il y a aussi ce fort sentiment d'amour et de gratitude qui prédomine et me noie sous un déluge tempétueux d'émotions. Une fois dans le refuge de la maison, je craque, la voix tremblante. "Moj andjeo, je t'aime. volim te. Pardon mon ange, izvini"

Je peine à me rhabiller tant la fatigue m'assomme, et je sais qu'elle n'est pas seulement due au manque de sommeil mais aussi aux hormones qui sont en train de jouer les montagnes russes dans mon corps -et ça ne va pas s'arrêter de si tôt- ainsi qu'au fait que j'ai passé une bonne partie de la soirée à sangloter. J'ai la sensation que mon crâne va exploser sous la pression. Je remets mes bas, ma robe, récupère ma veste qui a commencé à sécher mais reste un peu humide malgré tout. Je récupère d'abord la bouteille d'eau qu'il m'amène, en essayant de ne pas la vider d'un trait pour ne pas tout vomir dans la foulée, et je vais m'asseoir sagement pendant qu'il remplit les papiers. Je me sens comme déconnectée de la réalité, avec une étrange sensation de flottement qui m'empêche pour l'instant de trop craindre la suite des événements. Dans la voiture, je ne cherche pas à réfléchir, et je pose ma tête sur son épaule pour pouvoir fermer les yeux et me laisser bercer par la route. Je suis trop fatiguée pour me battre encore et je somnole sans parvenir à réellement trouver le sommeil, je sais qu'inconsciemment je ne veux pas dormir avant d'être rentrée chez nous.

L'idée de lutter ne m'effleure pas quand il me soulève dans ses bras pour me ramener à l'appartement, j'ai conscience même dans mon état presque second que l'équilibre entre nous est extrêmement fragile et qu'il serait trop facile de le briser. Je le laisse me déposer sur le lit, et j'ôte mes chaussures pour m'allonger sur les couvertures. Mes fringues sont encore trempées, je voudrais les ôter, me doucher, mais je ne suis pas sûre d'en avoir la force ou la patience. Et puis il suffit qu'il s'excuse pour que je craque dans un hoquet, je crois que j'éclaterais en sanglots à cet instant si je n'avais pas déjà tant pleuré. Je tends la main pour récupérer, sous son oreiller, une enveloppe soigneusement fermée, sur laquelle est inscrit Joyeux anniversaire, moja duša. A l'intérieur, il y a les résultats de la prise de sang. C'était le mieux dont j'étais capable, et je sais que ce n'aurait quand même pas été suffisant pour lui... Malheureusement vu mon craquage, il semble que c'était encore trop pour moi. Je la lui tends d'une main tremblante. Tu étais... censé la trouver en venant te recoucher avec moi ce matin... J'inspire longuement, le regard embué. Je suis désolée...