[PEGI 18] FB - Lutin de perle / Sly

« Nous sommes confinés dans un endroit interdit aux mineurs où il y a beaucoup trop de monde au mètre carré pour que ce soit sécurisé : disons que je me focalise sur l’essentiel. »

Ma queue a un doctorat en géolocalisation depuis le temps ; en géolocalisation de quoi exactement, je ne saurais dire, ce n’est pas comme si on pouvait faire des statistiques de ce qui m’attire généralement, vu que je ne butine jamais sur le même bosquet. Je choisis de prendre un verre vide à côté pour faire office de cendrier, ne me souciant pas de la subtilité de l’odeur de la cendre mouillée quand de multiples fragrances corporelles traversent l’ambiance olfactive de cet endroit.

« Je ne suis pas sûr qu’il y en ait encore en plein milieu de la nuit, sauf si bien sûr tu fais la fermeture auquel cas tu peux attraper le tout premier de la journée. »

Le reste du contenu du verre trace au fond de ma gorge, et clope encore au coin des lèvres, je descends de mon tabouret avec habitude, même pas titubant malgré ma vitesse d’ingestion.

« Bon, parlons peu parlons bien : tu viens danser ? »

Je soupire avec emphase.

« Quelle chance de pouvoir tenir toute la nuit ! Moi je n’ai plus cette vigueur. Terrible fléau que la vieillesse... »

Si terrible qu’elle ne semble pas m’attrister plus que cela, pas au point de refuser d’aller danser en tout cas. Je récupère contre moi la petite chose fragile qui a semble-t-il un peu trop bu pour sa conception corporelle, fais basculer d’un mouvement de langue ma clope de l’autre côté de mes lèvres pour ne pas risquer de la brûler – si elle a déjà du mal avec le maquillage, je ne vais pas lui rajouter un autre défaut épidermique à dissimuler.

Nous voilà donc à sillonner la foule, onduler entre les corps, à chercher un endroit à gigoter sans étouffer à la première seconde. Ma carcasse légèrement plus large que la sienne parvient à trouver un refuge mouvant, une bulle d’air acceptable dans cet enfer irisé et moite, et je l’y attire prestement d’un mouvement de bras, la gorge déployée dans la fumette nonchalante d’une cigarette, à recracher un air illicite pour raréfier davantage l’oxygène.

Contrairement à ce qu’on peut penser, je suis pas le genre hyper tactile surtout quand il s’agit de danser : sur la piste de danse, je suis le roi du monde et je règne seul. Je vis ma meilleure vie comme disent (diront) les gamins. Enrubanné d’alcool, ourlé de fumée de cigarette, entouré d’une cour de pintades recouvertes de sequins et de paillettes, je ne pourrais pas rêver meilleur instant…
Sauf peut-être la bouche légère et taquine de la demoiselle au coin de la mienne.

J’échappe ma cigarette avec surprise, le cerveau gavé d’un savant mélange d’éthanol et de poudre blanche me permettant d’en rire à mon tour. L’hilarité de Reina et la chaleur faisant couler un maquillage de mauvaise qualité, déforment un peu plus son visage mal grimé, mal contouré, aux démarcations maladroites. Je crois que ça lui donne un charme, peut-être parce que ça l’arrache à la réalité illicite de son âge.

« Mais de rien ma chère. »

Elle ne doit pas m’entendre par dessus les basses qui nous fracassent les tympans et le cœur. Mon corps se ramollit dans la chaleur, cesse de repousser dans une habileté nonchalante les silhouettes qui se pressent inévitablement contre nous à cette heure de pointe de la nuit, se rapproche du sien dans un mouvement faussement maladroit. Mes lèvres effleurent son cou, juste sous l’angle un peu trop dessiné de sa mâchoire.

Ce qui devait être un petit contact taquin s’éternise légèrement tandis que la main légère de Reina se dépose contre ma nuque, déclenchant un très léger frisson chaud et intense qui serpente habilement le long de la colonne vertébrale pour me planter ses crocs en lame de rasoir dans le creux des reins. Mon esprit dévie, fantasme, lance son infernale machine malicieuse au sein des basses dont le tambour battant se répercute contre mes tempes. Je finis toutefois par me redresser, inconscient des coquelicots timides qui fleurissent dans le bosquet des clavicules de Reina ou au balcon de ses pommettes à cause des tons perpétuellement changeants des lumières intermittentes. J’ai senti les aiguilles pernicieuses des regards tout en y étant parfaitement habitué, mais la question de Reina me surprend, en particulier parce qu’elle parle de nous, et non pas d’elle seule.

« Tu ne te sens pas bien ? » je lui glisse à l’oreille, détachant chaque syllabe avec une forme d’inquiétude concernée.

Je réponds d’un mouvement bref de la tête qui signifie que oui, je vois.
Mais je ne suis pas certain que elle, elle voit.

On va s’éloigner, elle a trop bu cette petite là, et la chaleur commence à lui monter à la tête.

Etant donné notre différence de taille je peux difficilement passer mon bras autour de ses épaules ; c’est donc une main ferme qui se pose au milieu de son dos à cette stricte limite entre l’adolescente à qui on donne un ordre, et la femme sur qui on affirme une possession de territoire. Je la pousse doucement entre les silhouettes, reprenant au passage une clope agonisante pour la coller entre mes lèvres dans cet air perpétuel d’hommes d’affaires même à moitié bourré, même défoncé au point que les spots lumineux me chuchotent des comptines d’amour. Je nous dirige un peu plus loin, dans ce vide léger où le son de la musique est brisé par la forme des murs, où le bar est juste assez loin pour qu’on voie à peine les prix exorbitants qu’il affiche, où les chiottes sont juste assez prêts pour qu’on se questionne sur la bonne tenue de ses intestins avec toutes les énergies contradictoires qui circulent.

Je tire une dernière taffe sur ma clope et la jette innocemment dans un verre qui passe.

« T’as quel âge ? »

Ses pupilles tremblotent de mensonge.
Elle répond avec le même aplomb qu’elle a du servir aux videurs avant de prendre la fuite dans la foule de ceux qui voulaient rentrer quand elle s’est pointée. Fausse ingénue, elle glisse ses doigts autour de mon cou, renforce l’asphyxie qui me guette depuis qu’un bûcher s’est embrasé dans mes entrailles. Son petit regard se calfeutre contre les barreaux de ses trop longs – faux – cils (l’un d’eux commence à se détacher, je crois).

« Je ne m’ennuie pas, je m’informe. »

Je me penche un petit peu vers elle, mélangeant mon odeur, une fragrance de tabac, de sueur, de musc, d’alcool et d’un peu de poussière de fée, avec la sienne.

« Et selon mes informations, tu as trop bu. »

Ce n’est pas un refus, mais bien une constatation. Je l’embrasse sur le bout du nez, récoltant contre mes lèvres une saveur salée mâtinée d’un fond de teint bon marché. Mon regard cherche le sien entre les stroboscopes, s’y plonge, lui fouille l’âme à défaut des chairs. Même si elle est plus grande que moi sa stature semble soudain avalée par la mienne.

« Tu sais que tu... »

« Oh Sly ! »

Soudain, une silhouette s’abat sur moi, passe ses bras autour de mes épaules, calfeutre son plumage de cheveux ébouriffés et de robe à sequins courte et froissée contre mon dos. La pochette qui pend au bout de ses doigts semble soudain manquer de s’écraser entre nos jambes.

« Chéri je suis défoncée. »

Je tourne la tête vers elle, pose la main sur la sienne tandis qu’elle s’endort à moitié sur mon épaule. Oui tu es bien défoncée ma grande, dans tous les sens du terme.

« On peut rentrer ? » minaude-t-elle. Son regard passe juste par dessus mon épaule derrière laquelle elle semble se cacher. « C’est quiii ? »

Reina retire soudain ses mains comme si Apolline était une vieille mégère jalouse – ce serait se foutre du monde, nous sommes bien d’accord, mais les femmes sont des êtres cruels qui se permettent tout, c’est pour ça qu’il faut faire très attention à elles. Mais si ma femme était jalouse, elle aurait eu nombre d’occasions pour se suicider...ou tenter de me tuer, au choix.
Et Apolline, vingt-trois ans tout rond, n’est pas vieille du tout. Ses implants mammaires me rentrent dans les omoplates tandis qu’elle tente désespérément de s’accrocher à moi comme une moule à un rocher tant et si bien qu’une fois Reina présentée, je la fais passer devant moi pour la soutenir et lui assurer que non, je ne vais pas la balancer dans les escaliers pour finir ce que j’ai à faire.
En fait je ne sais pas vraiment ce que j’ai à faire là tout de suite et c’est très déstabilisant quand d’habitude tu sais ce que tu as à faire avec un corps à moitié à poil devant toi.

« J’étais occupé Apolline. » je commente.

C’est un bref refus car je ne peux pas laisser Apolline rentrer toute seule, surtout pas dans cet état, donc l’injonction de son retour à la maison appelle inéluctablement le mien. Apolline plisse les yeux pour tenter de voir Reina à travers les zones de clarté et de ténèbres.

« Tu m’as fait un enfant dans le dos ? » demande-t-elle très sérieusement.

« Quelle horreur, bien sûr que non, trésor. Va prendre l’air en attendant que j’appelle un taxi, ça te fera du bien. »

« Tu as raison. »

Bien sûr que j’ai raison.
Je lâche ma beauté qui les doigts cramponnés sur son sac, se faufile entre les corps jusqu’à complètement disparaître : elle va se faire intercepter deux ou trois fois avant d’atteindre la porte, ce qui me donne quelques dizaines de secondes pour saluer Reina.

« Je te ramène ? »

Elle aurait pu me trancher les ligaments avec les dents que ça aurait été pareil ; alors que j’esquissais déjà un pas vers la sortie en l’imaginant se coller à moi avec sa démarche de petite caille bourrée, gloussant dans mon cou et minaudant des conneries en balkan, elle refuse de but en blanc.
Comme si Apolline par son apparition l’avait soudain fait dessaouler en lui rappelant les risques que peut impliquer la sortie de nuit avec un inconnu de même orientation sexuelle qui pourrait pratiquement être son père.

« Tu es sûre de toi ? »

Je saisis le carton qu’elle me tend, peu convaincu, mais pas décidé à la tirer dehors avec le concours d’une force physique – en plus modérée par mon franc degré d’alcool – je suis pédé, pas stupide.

« C’est Apolline qui te fait flipper ? T’as peur qu’elle te mange ? Entre nous quand on va rentrer elle va s’écrouler au pieu si elle ne passe pas la nuit à vomir sur les chiottes. Et même si elle était encore un peu consciente tu es trop jeune pour elle. »

Mais pas pour moi parce que la bite a ses raisons que la raison n’en a rien à cirer et il vaut mieux pour elle.

« Ecoute, j’ai très envie de coucher avec toi, alors tu as trois solutions. »

Toujours à bonne distance d’elle pour ne présager aucune menace, je glisse le petit carton dans ma poche.

« Je vais te ramener. Soit tu hurles au détournement de mineur et je passe le restant de ma vie en taule, soit je donne te signale aux vigiles et tu es éjectée dehors à moitié à poil dans l’une des rues les plus malfamées de la ville, soit tu montes dans le même taxi que nous et tout le monde rentre sain et sauf chez soi. Et si tu es sage, tu peux même monter. »

Je lui adresse un vague signe de la main, sortant mon téléphone pour filer dehors.

« Toi qui décide, choupette. »